La géographie du paysage et les pratiques paysagères en Côte d’Ivoire à l’épreuve du temps et des rencontres : comment poser le problème des interactions homme-nature ?

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KOLI Bi Zuéli

Résumé :

Dans les pays tropicaux, le paysage géomorphologique joue un rôle important dans l’organisation du milieu naturel. Dans ce contexte, les paysages ont fait l’objet d’une attention particulière qui se traduit par de nombreuses études de terrains. Les analogies observées au niveau de ceux-ci ont permis à travers des recherches de mettre en place une typologie des paysages. Afin de structurer l’analyse des différents paysages observés, des méthodes typologiques ont été mises au point pour ordonner l’univers du milieu des paysages. En fait, le sens et le contenu que les géographes ivoiriens donnent à ce terme de paysage apparaît clairement dans les travaux fondateurs de Bertrand, continués en Afrique et en Côte d’Ivoire par Richard, Filleron, Chatelin et les autres (de 1975 à nos jours). On doit à Richard et Filleron, l’émergence en Afrique de l’Ouest, plus précisément en Côte d’Ivoire, d’une pratique paysagère qui privilégie l’approche du « donné à voir » globale et intégrée. Cette « école de pensée » se détache des autres pratiques paysagères dans la mesure où, elle définit le paysage comme un objet d’analyse. Elle se singularise fondamentalement par une démarche méthodologique « géocentrée ». L’option qui est alors proposée vise à une intégration cohérente des données biophysiques et humaines ; elle considère la « visibilité » comme le levier essentiel de l’appréhension des éléments biophysiques.

Mots-clés : Côte d’Ivoire, géographie du paysage, paysage, pratiques, interactions homme-nature.

Abstract :

In tropical countries, the geomorphological landscape plays an important role in the organization of the natural environment. In this context, the landscape has been attention resulting in many field studies. Analogies observed at these enabled through research to establish a typology of landscapes. In order to structure the analysis of different landscapes observed, typological methods have been developed to order the universe of mid landscapes. In fact, the meaning and content that Ivorian geographers give this landscape of term appears clearly in the seminal work of Bertrand, continued in Africa and in Ivory Coast by Richard Filleron, Chatelin and other (from 1975 to days). We owe to Richard and Filleron, the emergence in West Africa, specifically in Ivory Coast, a landscape that emphasizes practical approach «on view» comprehensive and integrated. This ‘school of thought’ detaches other landscape practices to the extent that it defines the landscape as a subject of analysis. It basically distinguished by a methodological approach «geocentric». The option is then proposed aims at a coherent integration of biophysical and human data; it considers the «visibility» as the key lever of apprehension biophysical elements.

Keywords: Ivory Coast, landscape geography, landscape, practices, human-nature interactions.

INTRODUCTION


C’est en 1975 que les premières connivences se sont développées en Côte d’Ivoire, entre géographes, pédologues, botanistes et géomorphologues autour de la notion de paysage et de son intérêt scientifique. Aux limites des sciences de l’homme et des sciences de la nature, les géographes en Côte d’Ivoire ont entrepris un inventaire du territoire ivoirien, avec comme objectif, récolter et organiser une base de données sur le milieu naturel et sa dynamique. Une série de recherches méthodologiques ont été initiées, d’abord dans les régions forestières du sud-ouest, avec l’ouverture d’un front de colonisation pionnière agricole. Ensuite, on a étendu les recherches vers les savanes, ces écosystèmes fragiles et fragilisés par les feux de brousse, la baisse de la pluviosité et la quasi-saturation des finages de la zone dense de Korhogo.
Les réflexions qui suivent font le point conceptuel et méthodologique des études et recherches effectuées par des géographes en Côte d’Ivoire sur la thématique du paysage. Cet article constitue, en plus, une brève mise au point sur l’émergence et la diffusion de cette géographie des paysages en Côte d’Ivoire. La mise en évidence des paysages constitue l’étape capitale de l’analyse des structures de l’espace régional et/ou local. Leur délimitation procure des cadres spatiaux convenant à l’examen des interactions entre nature et sociétés. Les inventaires, les analyses et les cartographies réalisées nous amènent à poser les problèmes d’organisation de l’espace et de l’emprise de la pression humaine sur les paysages naturels. L’analyse des paysages et des finages à l’échelle locale s’est imposée pour permettre d’offrir un cadre aux différents projets locaux de développement agricole et de gestion des terres.

1. L’introduction du concept de paysage dans la géographie physique ivoirienne

On doit à deux chercheurs, Richard J.F et Filleron J.C, l’émergence en Afrique de l’Ouest, plus précisément en Côte d’Ivoire, d’une pratique paysagère qui privilégie l’approche du « donné à voir » globale et intégrée. En 1968, Bertrand clarifie, au moins dans l’intention, les attendus du débat en écrivant : « le paysage n’est pas la simple addition d’éléments géographiques disparates […] il ne s’agit pas du paysage naturel, mais du paysage total, intégrant toutes les séquelles de l’action anthropique » (Bertrand, 1968).
Cette « école de pensée » se détache des autres pratiques paysagères dans la mesure où, définissant le paysage comme un objet d’analyse, elle prétend être à la base d’une « science du paysage ». Elle est très fortement influencée par les approches paysagères « naturalistes » proposées par Bertrand (1968), dans les partages taxochorologiques, l’intégration de l’homme à la nature ou l’importance donnée à la dynamique. Mais elle s’en singularise fondamentalement par une démarche méthodologique « géocentrée ». L’option qui est alors proposée vise à une intégration cohérente des données biophysiques ; elle considère la « visibilité » comme le levier essentiel de l’appréhension des éléments biophysiques. Elle s’appuie sur deux champs sémantiques : le premier champ est celui du contenant-espace qui intègre les données géomorphologiques, hydrologiques et anthropiques ; le second champ est celui du contenu-milieu qui intègre un inventaire des composantes du milieu c’est-à-dire des données botaniques, pédologiques et de dynamique superficielle (annexe 1).
Ainsi, le sens que nous donnons à ce terme apparaît clairement dans les travaux fondateurs de Bertrand (1968) qui sont continués en Afrique et en Côte d’Ivoire de 1975 à nos jours. Découvrir les paysages, les hommes qui les utilisent, comprendre comment ils interagissent, énoncer les facteurs d’organisation, décrire et expliquer constituent les objectifs visés. Mais il faut aller plus loin et s’ouvrir vers des possibilités d’utilisation aux aménageurs, aux décideurs. Il nous est apparu nécessaire de décrire, toujours décrire afin de rassembler une quantité élevée d’informations à différents niveaux d’organisation de l’espace régional à l’espace local. A ces différents niveaux interviennent des actes politiques, des actes économiques, des actes agronomiques, comme si l’on mettait en parallèle échelles et décisions. Ce dont parle la géographie, c’est d’un espace (le milieu géographique) qui est avant tout un volume physique, concret. Dans ce volume physique, les processus physiques sont en partie responsables de la « fabrication » des paysages, construction soumises à des enjeux sociaux et idéologiques, constructions dynamiques, une coproduction fondée sur l’existence d’équilibres.
Il existe 4 formes d’approches (attitudes dans l’étude) des paysages naturels, à toutes les échelles : – les paysages naturels sont des supports des sociétés et des activités humaines (site de ville, implantation d’une station balnéaire sur un littoral, cultures céréalières sur un plateau…).
– les paysages naturels constituent le cadre ou l’ambiance dans laquelle sont installées les sociétés humaines. Environnement favorable (ex : sols fertiles, cours d’eau navigable…) ou répulsif (régions inhospitalières comme pôles, milieux arides) ou dangereux (risque sismique, volcan ou érosion)
– les paysages naturels sont aussi des ressources des économies et des sociétés humaines (ressources renouvelables ou non comme sols, forêts dans la mesure du temps qu’on leur laisse de se reconstituer)
– les paysages naturels sont des enjeux géopolitiques ou/et géoéconomiques. Ce sont des objets imaginés par les sociétés : perception différente d’un même milieu par des populations différentes.

A l’origine, le Géosystème
Le Géosystème est un concept permettant d’analyser les combinaisons dynamiques de facteurs biotiques, abiotiques et anthropiques associés à un territoire. S’inscrivant dans une démarche systémique, il est utilisé en géographie pour étudier les interactions nature-sociétés dans une dimension à la fois temporelle et spatiale. Dès son origine, le Géosystème est étroitement lié à la notion de paysage aussi bien dans la « science du paysage » russe que dans la démarche de Georges Bertrand. Dans son article fondateur publié en 1968 dans la Revue géographique des Pyrénées et du Sud-ouest « Paysage et géographie physique globale », il présente en effet le Géosystème comme un outil de refondation de l’approche géographique des paysages. Par la suite, avec l’émergence de l’environnement comme question sociale, le Géosystème est aussi associé au concept de territoire dans une volonté d’inscrire l’approche des milieux dans une dimension à la fois sociale et territorialisée. Cette évolution est formalisée par Georges Bertrand à travers le « GTP : Géosystème, Territoire, Paysage ». Dans cette combinaison, le Géosystème s’inscrit à l’interface entre nature et sociétés en permettant de penser la dimension naturaliste et matérielle de l’environnement dans une perspective sociale. Il est complété par des approches plus sociales et culturelles grâce aux concepts de territoire et de paysage. Par une quantification de paramètres très divers, l’analyse géosystémique permet la mise en évidence d’interactions entre facteurs ainsi que les dynamiques à l’œuvre. Elle permet aussi d’identifier à l’intérieur d’un même géosystème des sous-ensembles emboîtés dont l’évolution conditionne la dynamique globale : les géofaciès et les géotopes. Les premiers correspondent à des ensembles spatiaux physionomiquement et fonctionnellement homogènes de quelques centaines de mètres carrés : par exemple, si un versant correspond à un géosystème, les diverses unités paysagères qui le constituent peuvent être considérées comme des géofaciès. Les seconds sont de toutes petites unités spatiales de quelques mètres carrés, comme un talus ou un creux humide au sein d’une des unités du versant. Mais les applications rigoureuses de la démarche étant contraignantes à mettre en œuvre, le concept tend à devenir une façon de penser l’articulation entre nature et sociétés plus qu’un outil d’analyse. (Source : Hypergéo)

2. Objet de la géographie du paysage et nature du paysage

La nécessité d’une connaissance globale et intégrée du milieu naturel s’est imposée à un moment du développement de la recherche géographique dans notre pays. Si le terme de milieu naturel se réfère à un objet concret, celui de paysage correspond à une notion géographique peu précise, diversement interprétée et appréhendée par des approches méthodologiques différentes et variées. D’un autre coté, à un aménagement de l’espace, on a toujours associé, au moins au niveau de l’idée, une connaissance des structures naturelles initiales. Mais le milieu naturel ne se laisse pas facilement étudier. Résultat de rapports et d’interactions dynamiques complexes et multiples, le milieu n’est pas une addition d’éléments. Si bien que l’on se retrouve souvent devant la situation désarmante de ne savoir quels aspects privilégier dans toute étude du paysage.
Chronologiquement, on a d’abord cherché à analyser chaque élément du paysage, pris un à un : définition des paysages végétaux, définition des « paysages morphogénétiques ». Passés les stades de la mise au point et du bilan comparatif des recherches spécialisées, on a ensuite cherché à décrire puis classer et expliquer chaque composante du paysage. Cet état de chose était lié à la subdivision en spécialités que la géographie physique a connue, après s’être séparée de la géographie humaine. On en est arrivé à une juxtaposition de « sciences géographiques », abordant chacune un objet d’étude spécifique.
Bertrand, dans un article (Bertrand, 1968) apparente d’abord les notions de géographie physique globale et de géographie du paysage. Par extension, la géographie est alors définie comme étant l’étude des paysages (Rougerie, 1969). A la suite de Bertrand et de Rougerie, plusieurs géographes expriment par leurs travaux et publications ce souci de géographie globale, particulièrement Richard (1973), Mathieu et Wieber (1973), Tricart (1979).
Ne nous y trompons cependant pas. La description de paysages, les analyses de milieux n’ont jamais été absentes des études géographiques. Mais « il leur manquait la conceptualisation de l’objet et une méthode de traitement spécifique … En effet, chaque paysage examiné séparément n’était souvent qu’une image individuelle échappant à toute systématisation » (Bertrand et Dollfus, 1973).

3. Les usages de l’école d’Abidjan

Pour l’Ecole d’Abidjan, la géographie du paysage sera la description, la cartographie, l’explication et l’interprétation du paysage. Le paysage devient objet scientifique, il faut le définir. Pour Brunet (1968), le paysage est « ce qui se voit » ; il apparait comme le reflet de structures produites par des systèmes spatiaux ; aussi Brunet définit-il l’étude du paysage comme l’étude des structures spatiales. Rougerie, tout en ne retenant que les éléments physiques, définit néanmoins le paysage comme étant « l’expression matérielle » des différenciations de l’espace terrestre (Rougerie, 1969 ; 1991). Plusieurs décennies avant, ans, Max Sorre exprimait déjà ce point de vue ; selon lui, paysage et formes d’organisation de l’espace sont deux faces d’une même réalité. Bien plus tard, la littérature géographique française fait remarquer que l’espace géographique est non une juxtaposition d’éléments hétérogènes, mais une organisation de ces éléments, organisation que le paysage exprime de manière visible et globale à la fois. La définition donnée par Bertrand (1968) et que nous reprenons ici résume très justement à certains égards, les différents points de vue :
« Le paysage n’est pas la simple addition d’éléments géographiques disparates. C’est, sur une certaine portion d’espace, le résultat de la combinaison dynamique, donc instable, d’éléments physiques, biologiques et anthropiques qui, en réagissant dialectiquement les uns sur les autres, font du paysage un ensemble unique et indissociable ». Il faut préciser qu’il ne s’agit pas seulement du paysage « naturel » mais du paysage total intégrant toutes les séquelles de l’action anthropique…
De cette définition, on a pu tirer les enseignements suivants sur le paysage en tant qu’objet de recherche : le paysage forme un tout, irréductible à la simple juxtaposition de ses composantes; le paysage se voit; quelle que soit l’échelle spatiale, le paysage est un complexe concret et localisé figurant en un lieu et en un instant donnés un état du milieu naturel ; le paysage est une façon de voir et d’appréhender le milieu naturel. La description du paysage sera donc là description de ses composantes, les discontinuités spatiales étant le caractère essentiel du paysage. En effet, la nature du paysage est liée au niveau de perception auquel on se situe : la définition de l’unité de paysage dépend de l’échelle. Des dimensions les plus petites vers les plus grandes, le paysage peut être considéré comme une courbe cumulative de structures hétérogènes; les seuils de divergences propres à cette courbe séparent des paliers homogènes (annexe 2). Sur chaque palier, la multiplicité des composantes et leurs combinaisons créent un paysage homogène. D’un palier à un autre, on passe à une autre échelle du paysage.

4. Les méthodes d’approche du paysage et le modèle des pratiques paysagères

Dans la pratique, on peut distinguer raisonnablement trois catégories de méthodes d’approche du paysage. L’approche mono-disciplinaire insiste sur la composante la plus importante dans le paysage. Cette approche est généralement adoptée par les « spécialistes » : le botaniste privilégie la végétation, le pédologue et le géomorphologue estiment que le modelé est la composante la plus importante. L’approche pluridisciplinaire s’appuie d’abord sur les monographies en fonction de chaque composante, réalisées par une équipe ; à un deuxième stade, la synthèse des données est envisagée. En Côte d’Ivoire, cette approche a été testée dans le Centre du pays. L’approche théorique a été élaborée par des géographes écologistes, cette méthode s’appuie essentiellement sur un modèle ; elle fait appel au départ à une réflexion théorique, conceptuelle : le premier modèle est celui d’écosystème, élaboré par les écologues anglo-saxons et américains ; le second modèle est celui de géosystème, élaboré par des géographes français et soviétiques (Bertrand, 1972 ; Beroutchachvili et Bertrand, 1978).
Chacune de ces trois approches apporte des éléments de connaissance du milieu qu’on retient. Mais à l’un, on pourrait reprocher un déterminisme dangereux en ne privilégiant qu’une seule composante, à l’autre, son aspect trop formel, idéaliste ou son pointillisme qui ne favorise quasiment pas la généralisation.
Les travaux d’Abidjan se sont appuyés sur des raisonnements plus globalisants. Selon Richard, admettons une région uniformément savanicole. Comment se répartissent et s’organisent les différents milieux et paysages ? Plus précisément, voici une immense région de savanes, quels sont les paysages qu’on peut découvrir et représenter sur la carte ? Quelles unités retenir formellement, faciles à identifier, classer, reconnaître et décrire et qui pourraient servir de cadre pour la gestion, le traitement et la restitution des informations recueillies ? (Richard, 1985b). Aussi, les cadres géographiques investigués ont-ils été des prétextes. Ils ne sont cependant pas fortuits. Le Nord, le Nord-ouest, le Centre Nord-Ouest, le Sud-est, prolonge vers le sud les réflexions menées par Filleron et Richard dans le Nord-Ouest de la Côte d’Ivoire. Dans tous les cas, les limites du terrain sont géographiques et ne laissent pas de place à des a priori structurants. Ce sont donc environ près de 30% du territoire ivoirien qui ont été analysés en 30 ans de recherche. On devait pouvoir reproduire partout la même démarche. La riche bibliographie qui liste les travaux montre la fécondité du concept et des paradigmes envisagés.
Bien plus tard, Filleron propose un modèle très important qui réoriente les travaux de géographie du paysage en Côte d’Ivoire (Filleron, 1998). Ce modèle est construit sur trois modules (annexe 2) :
– le premier module introduit à la lecture de l’univers du (des) paysage(s) biophysique(s) ; les paysages sont objectifs et visibles et sont le produit de l’analyse scientifique de l’espace. Du général au particulier, les niveaux scalaires définissent des espaces-objets qui sont décrits, catalogués (Koli Bi, 2009 ; Tapé, 1984) ;
– le deuxième module est la détermination des phénomènes et activitéssusceptibles de modifier à des degrés divers et plus ou moins directement les paysages et les milieux. Ces activités essentiellement humaines qui s’exercent sur le milieu et dans le paysage produisent par rétroaction des paysages (Koli Bi et al, 2014). Elles varient avec les types de civilisations en fonction des rapports établis entre individus, sociétés et nature (Kra, 1986; Touré, 1992; Diobo, 2013) ;
– le troisième module est la prospective et le devenir du paysage. Le paysage change à mesure que se modifie la nature et évoluent les sociétés. Prévoir le paysage, c’est confronter l’ensemble des facteurs de transformation ; c’est aussi connaître les mécanismes, endogènes ou exogènes, qui s’exercent sur les composantes naturelles du paysage ; c’est mesurer l’impact des activités humaines sur les paysages et les milieux (Konan, 2008)

5. La question de l’intégration de l’action humaine

Les réponses à la question de l’intégration de l’action humaine ont surgi à la suite des acquis de la télédétection, des systèmes d’information géographique (Kangah, 2006) et grâce à l’utilisation de méthodes statistiques élaborées. Dans la prise en compte de l’action humaine, on est conduit à distinguer la notion d’occupation du sol (Brunet et al, 2005 mode d’affectation de l’étendue à des usages, des activités déterminés, à un moment donné), beaucoup plus rattaché aux aspects physiques et matériels de l’espace, de celle de l’utilisation du sol qui signifie quant à elle, la façon dont l’espace est utilisé. A ce niveau on peut encore distinguer les aspects techniques de l’utilisation des aspects relevant plus de l’affectation du sol qui est la fonction dévolue à une portion de territoire (Sautter, 1981). Les résultats qui découlent de quelques recherches s’organisent suivant deux axes principaux mettant en évidence soit l’influence des conditions naturelles, soit celle des activités agro-économiques (Kra, 1986). Très peu d’études abordent cette question sous l’angle de l’influence socioéconomique et socioculturelle (Brou, 2005).
Comme le dit Bertrand: « C’est au travers du territoire, donc de la terre, que la nature devient une problématique sociale » (Bertrand, 2002). Un territoire intègre donc en son sein de multiples composantes: environnementale, sociale, économique, institutionnelle, etc.). L’occupation humaine, des projets multiples, et des capacités variables à mener à bien des objectifs vont façonner et selon les échelles variables aménager les territoires. 
Très peu de régions en Afrique subsaharienne peuvent prétendre bénéficier actuellement d’un « milieu naturel » au sens strict de structure d’équilibre climacique, sans perturbation anthropique. A l’inverse, même s’il y a très peu de milieu naturel en tant que structure et système indépendant, les éléments naturels et leurs mécanismes propres participent toujours à la formation et à la dynamique des milieux humains.
Par exemple, à l’échelle des savanes du Centre-Nord (Koli Bi, 2009) et du Nord-ouest (Tapé, 1985), l’étude de l’évolution de l’occupation du sol permet de comprendre la dynamique spatio-temporelle des relations entre savane et agriculture. Elle est basée sur une analyse diachronique de photographies aériennes et d’images satellites à plusieurs dates.
Une autre question émerge dès lors qu’on aborde l’étude des relations entre paysage et société : c’est la problématique du savoir local lié aux pratiques gestionnaires ou conservatoires, endogènes et exogènes, d’atténuation des effets des modifications environnementales (Brou, 2005). En effet, en dehors des stratégies mises au point par les politiques, les populations utilisent souvent des méthodes qui leur sont propres et dont les fondements proviennent de leurs compréhensions du milieu dans lequel elles vivent. L’étude du savoir local suppose ainsi la prise en compte des connaissances empiriques de l’environnement et des diverses stratégies d’adaptations physiologiques et psychologiques développées par les sociétés (Touré, 1992). Dans certains villages de Côte d’Ivoire, en effet, des populations, prenant appui sur des indicateurs naturels, ont une connaissance plus ou moins parfaite des sols, du calendrier agricole, arrivant parfois à prévoir le temps à court ou moyen terme (Kra, 1986 ; Assouman, 2012). Malheureusement, le savoir des paysans est très souvent négligé dans les projets de développement. Or, la prise en compte de la perception paysanne des modifications environnementales est un moyen de savoir si les populations tendent à privilégier le fait naturel comme principale cause de cette dynamique environnementale ou s’ils se considèrent eux-mêmes comme acteurs (Koffi, 2012 ; Konan, 2008 ; Kambiré, 2015). Dans la première hypothèse, toute solution en vue de restaurer les agrosystèmes serait difficile.

CONCLUSION

Ces vingt dernières années (1995-2015), nous avons développé trois axes de recherche. Le premier axe est celui de la connaissance des paysages géomorphologiques ivoiriens, le second celui de l’analyse des finages et des segments de paysages à l’échelle locale, et enfin l’ouverture vers des thématiques environnement-climat.
Dans les pays tropicaux, le paysage géomorphologique joue un rôle important dans l’organisation du milieu naturel. Dans ce contexte, les paysages font l’objet d’une attention particulière qui se traduit par de nombreuses études de terrains en vue de la gestion et de l’aménagement du territoire. Les analogies observées au niveau de ceux-ci ont permis à travers des recherches précédentes de mettre en place une typologie des paysages. Afin de structurer l’analyse des différents paysages observés et d’adapter les interventions des organismes de développement agricole, des méthodes typologiques ont été mises au point pour ordonner l’univers du milieu des paysages. Ces typologies construites à différentes échelles géographiques allant des régions paysagiques aux paysages élémentaires ont toutes pour objet de constituer des groupes de paysages ou d’occupation du sol qui se ressemblent selon différents critères (Annexe 3). Un niveau de questionnements spécifiques peut être dégagé : quelles sont les modalités d’exploitation de cartes d’utilisation du sol en relation avec les organisations paysagiques ? Peut-on parvenir à établir des modèles de comportements des milieux face à l’évolution des stratégies d’occupation et d’utilisation du sol développées par les sociétés rurales locales ? Les réponses à ces questions visent un objectif principal qui est le suivant : établir une typologie des paysages selon leur composition mésologique et permettant d’enrichir une base de données utilisable dans un système d’information géographique pour aider à la résolution des problèmes de recherche-développement. Car, les aménageurs et les décideurs ont besoin d’outils spécifiques leur permettant de gérer au mieux les paysages en deçà des perceptions de chacun.
Des thèmes apparus récemment sur le devant de l’actualité scientifique aussi bien mondiale que nationale ont permis une ouverture vers d’autres centres d’intérêt. La variabilité démontrée du climat (surtout de la pluviométrie) a un impact très net sur les activités agricoles, sur la gestion des ressources naturelles, voire sur la santé de la population (Dibi-Kanga, 2004 ; Noufé, 2011 ; Tra Bi, 2013 ; Diobo, 2012). Nos pays, et nos paysans, y sont mal préparés (Kouadio N’da Christophe, thèse en préparation).
Comme on peut le noter, du travail a été fait et du travail reste aussi à faire. Aussi, faut-il reprendre cette réflexion pertinente de Filleron : « il est sans doute illusoire de penser que la totalité des pratiques intégrées dans l’analyse [des paysages] puisse être appliquée par un chercheur ou une équipe sur un territoire quelconque. Dans les faits, les pratiques sont fractionnées » (Filleron, 1998)

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– 1989, Le paysage. Un nouveau langage pour l’étude des milieux tropicaux. Coll. Initiations-Documentations Techniques n°72, ORSTOM, Paris, 217 p.

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Richard J-F., Filleron J-C., Jaubert P., 1994, Les machines à faire le paysage… Textes et illustrations sur la « Science du Paysage » en Afrique de l’Ouest pour l’exposition permanente

Rougerie G., 1969, Géographie des paysages. Paris, PUF, collection Que sais-je, n°1362, 128 p. Rougerie G., Beroutchachvili N. L., 1991, Géosystèmes et Paysages. Bilan et méthodes. Armand Colin, Coll. U Géographie, Paris, 281 p.
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Tapé B. J., 1984, Analyse et cartographie du paysage. Etude d’un milieu de contact forêt-savane, région de Touba, Nord-Ouest ivoirien. Thèse de 3ème cycle, IGT, Université d’Abidjan, 458 p.
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Tricart J., 1979, « L’analyse de système et l’étude intégrée du milieu naturel », Annales de Géographie, A. Colin, Paris, n° 450, 705-714.

Notes


Tables d’illustrations


Annexe 3 : Modèle conceptuel de l’organisation des paysages et critères de différenciation

Auteur(s)


KOLI Bi Zuéli
Professeur titulaire 
Institut de Géographie Tropicale, Laboratoire LAMINAT
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire 
z_kolibi@yahoo.fr

Droit d’auteur


Institut de Géographie Tropicale
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

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