Les élections présidentielles de 2010 en Côte d’Ivoire refletent-elles un arrière plan ethno-régional ?
1KOUADIO Adou François, 2KRA Kouadio Joseph, 3KOFFI Yéboué Stéphane Koissy
Résumé :
Cet article analyse la dimension géographique et ethno-sociologique des comportements électoraux de la présidentielle de 2010 en Côte dIvoire. Les résultats du premier tour apparemment incontestés ont été validés par la Commission Electorale Indépendante (CEI), le Conseil Constitutionnel et certifiés par le représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies. Ce qui donne une crédibilité à la fois nationale et internationale de ces résultats. Face à ce constat, la question est de savoir si lon est en présence dun maintien des bastions ethno-régionaux des trois partis politiques dominants, ou bien dun basculement de régions traditionnelles qui témoigne de recompositions complexes à léchelle nationale. Cela pose in fine la question de larticulation entre processus de formation de la nation ivoirienne et les résultats électoraux.
Entrées d’index
Mots-clés : Côte dIvoire, ethnies, géographie électorale, nation, partis politiques
Keywords: Côte dIvoire, electoral geography, ethnic, nation, political parties
Abstract :
This article analyzes the geographic and ethno-sociological dimension of electoral behavior of the 2010 presidential election in Côte d’Ivoire. The results of the first round apparently undisputed have been validated by the Independent Electoral Commission (IEC), the Constitutional Council and certified by the Special Representative of the Secretary-General of the United Nations. This gives credibility to the national and international results of these times. Given this situation, the question is whether one is in the presence of continued ethno-regional strongholds of the three dominant parties, or a failover of traditional regions reflecting complex reconstructions at the national level. This ultimately raises the question of the relationship between the training process of the Ivorian nation and election results.
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Mots-clés : Côte dIvoire, ethnies, géographie électorale, nation, partis politiques
Keywords: Côte dIvoire, electoral geography, ethnic, nation, political parties
INTRODUCTION
Lélection présidentielle de 2010 dont la date du premier tour a été fixée par le décret n°2010-207 du 05 août 2010 portant convocation du collège électoral de la République de Côte dIvoire sinscrit dans un contexte politique marqué par linstabilité du pays. En effet, depuis lavènement du multipartisme en avril 1990, un vertige sest emparé du pays (Koui, 2007).
Après le décès du premier président de la République, Félix Houphouët-Boigny, qui a régné de 1960 à 1993, la vie politique ivoirienne connait un tournant décisif. Henri Konan Bédié, naguère président de lAssemblée Nationale, qui hérite à la fois du pouvoir dEtat et de son parti politique, le Parti Démocratique de Côte dIvoire (PDCI), développe le concept d« ivoirité »1 pour se construire une assise politique et populaire. Ce concept défendu par un aéropage dintellectuels et dhommes politiques est perçu comme une stratégie dexclusion de la course à la présidence dAlassane Ouattara, naguère premier ministre du président Houphouët-Boigny et président du Rassemblement Des Républicains (RDR) né dune scission avec le PDCI en 1994. Manipulant lautochtonie et la différence ethnique à des fins politiciennes, les entrepreneurs politiques ivoiriens semblent avoir choisi le pouvoir au détriment de la nation. Livoirité, en tant quidéologie dexclusion, est, en réalité, un outil biopolitique au service de la préservation tant du pouvoir que de lhégémonie politique (Traoré, 2014). Cest ainsi que la candidature de ce dernier est rejetée par le conseil constitutionnel pour nationalité douteuse. Au demeurant, le Front Républicain, alliance entre le RDR et le FPI (Front Populaire Ivoirien) dirigé par Laurent Gbagbo, figure emblématique de lopposition ivoirienne, réclamait une élection présidentielle juste et transparente prévue pour le 22 octobre 1995. Le rejet de la candidature dAlassane Ouattara et le refus de Laurent Gbagbo de participer ont été des prétextes pour le Front Républicain pour boycotter activement cette élection et empêcher son déroulement normal. Les violences du boycott actif et les tensions récurrentes entre opposition et parti au pouvoir dune part et, parti au pouvoir et syndicats détudiants dautre part, créent un climat délétère. La Côte dIvoire entre ainsi dans une tornade dinstabilité qui se traduit par la perte du pouvoir dEtat par le PDCI de Bédié après le coup dEtat du 24 décembre 1999. Le push du 24 décembre 1999 constitue un évènement majeur dans lhistoire de la Côte dIvoire qui nen navait pas connu de tel jusque-là (Koui, op. cit.). Larrivée au pouvoir du général Robert Guéï à la tête du Conseil National de Salut Public (CNSP) entraine la constitutionnalisation de livoirité (Traoré, op. cit.). Ainsi, lélection présidentielle doctobre 2000 de la deuxième République, déjà discréditée par la mise à lécart de la plupart des candidats, donna-t-elle lieu à des tentatives de trucage de la part du général Guéï, qui prétendit avoir gagné (Bouquet, 2007). En outre, poursuit-il, les militants du parti vainqueur (FPI) négligèrent eux des informations importantes : labstention avait été de 63%, et Laurent Gbagbo navait rassemblé sur nom que 19% du corps électoral. Ce scrutin, remporté par un des opposants historiques dHouphouët, le leader du Front Populaire Ivoirien (FPI), Laurent Gbagbo, se déroule dans des conditions très contestées. Les opérations électorales sont accompagnées de fortes violences, essentiellement de nature xénophobes, et deux des principaux leaders politiques du pays, lancien président et chef du Parti Démocratique de Côte dIvoire (PDCI), Henri Konan Bédié, et lancien Premier ministre et chef du Rassemblement des Républicains (RDR), Alassane Ouattara, ont été exclus du scrutin (Organisation Internationale de la Francophonie, 2010). Cette situation entretient toujours la malédiction dinstabilité qui se manifeste par la partition du pays, le 19 septembre 2002, par une rébellion armée dirigée par lex-leader de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte dIvoire (FESCI), Guillaume Soro, de 1995 à 1998. Lhypothèse dune guerre civile généralisée débouchant sur un éclatement du pays voire sur un embrasement régional, ne peut toujours pas être écartée (Banégas, Marshall-Fratani, 2003 ; Roubaud, 2003). Depuis la grande fracture ivoirienne de septembre 2002, cest la communauté internationale,
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échaudée par le génocide du Rwanda en 1994, qui a pris en charge la sortie de crise (Bouquet, op. cit.). Elle a mobilisé des forces économiques, politico-diplomatiques et militaires pour faire sortir ce pays dune crise sans précédent. Ainsi, la société civile ivoirienne, les partis politiques, la Communauté Economique des Etats de lAfrique de lOuest (CEDEAO), lUnion Africaine (UA) et lOrganisation des Nations Unies (ONU) appuyée par les membres permanents du Conseil de sécurité en particulier, les Etats Unis et la France, se sont impliqués pour trouver une voie démocratique de sortie de crise. Des accords ont été conclus de Marcoussis à Pretoria II en passant par Accra I, II et III et Pretoria II sans compter les nombreuses résolutions de lONU. Cest finalement laccord de Ouagadougou du 4 mars 2007 qui créé les conditions dune élection présidentielle ouverte à tous. Avec six-cent (600) millions deuros mobilisés pour son organisation soit près de 52 euros par inscrit sur la liste électorale, ces élections sont parmi les plus chères dAfrique. Maintes fois reportées, elles ont été finalement organisées en octobre 2010 sous la supervision de lONU qui avait la lourde charge de les certifier à travers son représentant spécial en Côte dIvoire. Ces élections étaient donc un défi pour la communauté internationale. Ce sont les résultats du premier tour des élections présidentielles du 31 octobre 2010 opposant quatorze (14) candidats qui font lobjet dune analyse dans cet article. Ces résultats ont été validés par la Commission Electorale Indépendante (CEI), le Conseil Constitutionnel et certifiés par le représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies. Ce qui donne une crédibilité à la fois nationale et internationale à ces résultats.
Dans les pays africains de construction politique fragile, létude des relations entre le poids électoral des différents candidats et leur appartenance géographique et ethnique mérite une analyse. Des études similaires ont été réalisées en Afrique. En République Démocratique du Congo (RDC), Roland Pourtier admet que les élections présidentielles de 2011 avec Kabila (48,95 %) arrivé premier et Tshisekedi (23,33%) au second rang traduisent un paysage politique éclaté et fortement marqué par le caractère ethnique et régional du vote (Pourtier, 2012). Cest pourquoi Vincent Darracq et Victor Magnani affirment quen Afrique, la culture politique et les modes de participation du citoyen à lélection paraissent encore souvent embryonnaires et éloignés de lidéal démocratique. Les appartenances ethniques, religieuses, régionales semblent parfois déterminer le vote dans certains États. La dernière élection présidentielle au Nigeria, où le président Goodluck Jonathan a avoisiné les 90 % des suffrages dans certains États du Sud, alors que son rival Muhammadu Buhari faisait de même dans certains États du Nord, est un exemple classique de ce genre de phénomène (Darracq et Magnani, 2011).
Cette étude permet de faire le lien entre les résultats électoraux et la formation de la future nation ivoirienne. Ce pays formé de quatre grands groupes ethno-linguistiques : les Akan, les Mandé, les Voltaïques et les Krou. Létude de la dimension géographique et ethno-géographique des comportements électoraux permet dévaluer le chemin parcouru par les pays africains en particulier la Côte dIvoire dans la construction démocratique de la nation. En outre, elle permet didentifier les menaces, les tendances lourdes, les germes de changements et les espoirs liés à la formation de cette nation. Ainsi, le problème que pose cet article est le vote ethno-régional et non des projets de société des candidats. Le premier tour des élections présidentielles en Côte dIvoire confirme-t-il cette tendance ?
Méthodologie
Pour mener à bien cette étude, nous avons identifié les années électorales pour choisir celle qui nous offre plus de crédibilité dans lanalyse scientifique. En 1994, trois partis politiques dominent le paysage politique ivoirien : le Parti Démocratique de Côte dIvoire (PDCI), le Front Populaire Ivoirien (FPI) et le Rassemblement Des Républicains (RDR). En 1995,
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lopposition significative formée par le Front Républicain (FPI et RDR) a opté pour un boycott actif des élections présidentielles. En 2000, le rejet des candidatures du PDCI et du RDR na pas permis une confrontation entre les trois grandes formations politiques. En 2005, les élections présidentielles nont pu être organisées en raison de la crise militaro-politique du 19 septembre 2002. En 2015, le PDCI allié du RDR décide de ne pas présenter de candidat et le leader charismatique du FPI, Laurent Gbagbo est emprisonné à la Haye et se trouve hors du jeu électoral. Ce sont les élections présidentielles du premier tour de 2010 qui ont vu la participation des trois grandes formations politiques. Elles nous offrent plus de lisibilité dans lanalyse de la géographie électorale. Lobservation du tableau des résultats électoraux par région permet de dégager la primauté de trois (3) candidats sur les quatorze (14) en course pour lélection présidentielle du premier tour. Ces trois candidats (21,24 % des candidats) concentrent à eux seuls 95,65 % des suffrages exprimés. La suprématie des trois candidats sur le marché des électeurs est incontestable. Il nest donc pas nécessaire dutiliser tous les quatorze candidats pour faire cette étude. Le choix des candidats repose sur quatre (4) principaux critères : le parti politique, lorigine géographique, lappartenance ethnique et le poids électoral.
Sur la base de ces critères, trois grands partis politiques dominent le paysage politique ivoirien : le PDCI, le FPI et le RDR. Cette étude est intéressante dans la mesure où les trois grands partis politiques notamment le PDCI, le FPI et le RDR ont présenté des candidats dorigines géographiques différentes, chacun issu dun grand groupe ethnique parmi les quatre (4) que compte le pays :
Faire lexégèse des résultats électoraux du premier tour des élections présidentielles en Côte dIvoire exige la prise en compte de plusieurs facteurs : lethnie, le groupe ethnique, les alliances inter-ethniques, la région, les migrations, et surtout le poids démographique du groupe ethnique de chaque candidat (tableau 1). Cest un exercice plus ou moins difficile car le pays compte plus de soixante (60) ethnies regroupées en quatre (4) grands groupes ethniques (carte 1). En sus, il y a des alliances à lintérieur et à lextérieur des différents groupes ethniques. Ces alliances existent entre Mandé du nord et Voltaïques notamment les Sénoufo, entre Mandé du nord et Akan, entre Krou et Mandé du sud, etc. Au sud, les populations confondent généralement Sénoufo et Malinké (Mandé du nord) géographiquement imbriqués mais très différents. Cest lhistoire et la géographie qui ont façonné les alliances.
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Figure 1 : Les groupes ethniques en Côte dIvoire

Dans le cadre de cet article, nous avons aussi consulté les archives de la Commission Electorale Indépendante (CEI), du Conseil Constitutionnel et de lOpération des Nations Unies en Côte dIvoire (ONUCI), principaux acteurs du système électoral des présidentielles de 2010. Ces informations ont été complétées par des renseignements recueillis sur le terrain au nord (Korhogo), au centre (Bouaké-Yamoussoukro), à louest (Gagnoa) et au sud (Abidjan).
1. Des résultats électoraux teintés de relents identitaires et de redistribution des cartes politiques
Dans lhistoire politique et démocratique de la Côte dIvoire, cest la première fois quune telle configuration se présente aux élections présidentielles :
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trois (3) candidats aux origines géographiques et ethno-sociologiques très différentes et supportés chacun par les trois (3) plus grandes formations politiques du pays. Nous allons mettre en rapport lorigine géographique et ethno-sociologique des candidats avec les résultats des élections.
Tableau 1 : Poids démographique national du groupe ethnique de chaque candidat

* Sur la base du taux daccroissement moyen annuel de 3,3 % entre 1988 et 1998
Selon la Mission dObservation Electorale de lUnion Européenne (UE, 2010), seuls ces trois principaux candidats ont donc eu les moyens de faire campagne hors de la région dAbidjan. Les stratégies ont varié. Laurent Gbagbo a commencé sa campagne dans louest du pays, fief de feu le Général Gueï. Il a ensuite concentré ses efforts sur le sud-ouest du pays, qui lui est a priori sociologiquement favorable, et sur Abidjan. Le RDR a pour sa part négligé la partie nord du pays qui lui semblait acquise, au profit des zones pro-Gbagbo. Le candidat du PDCI sest contenté de tenir quelques meetings de campagne dans sa région natale, le NZi Comoé, ainsi que dans quelques grandes localités du sud du pays, et à Abidjan. La campagne dHenri Konan Bédié a fortement contrasté avec celles de ses deux grands rivaux sur le plan des moyens, de son intensité et de son impact médiatique qui ont été moindres. Les stratégies de campagne ont été très variées, quoique rarement axées sur des programmes politiques structurés. Si Laurent Gbagbo a mis sa propre personne au centre de sa campagne, Alassane Ouattara a présenté un programme de développement du pays sur 5 ans à venir tandis quHenri Konan Bédié a préféré mettre en avant lexpérience de son parti. Mais après les campagnes respectives et le vote des Ivoiriens du 24 octobre 2010, plusieurs questions se posent : la force ethnique des électeurs a-t-elle pris le dessus sur lanalyse des projets de société des candidats ? Le vote ethno-régional détermine-t-il les résultats des élections au premier tour ?
1.1. Gbagbo, un candidat à ancrage quasi national
Dans la forme, les résultats électoraux de Laurent Gbagbo traduisent la construction de la démocratie et dune nation. Contrairement à Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo a eu le temps de se construire une assise géopolitique. Le candidat Laurent Gbagbo, leader de lopposition au temps du Président Félix Houphouët Boigny a très tôt compris que le poids démographique du groupe Krou en général et des Bété en particulier était insuffisant pour accéder au pouvoir dEtat.
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Comme le Président Houphouët Boigny qui a une renommée et une légitimité historique et politique, le candidat Laurent Gbagbo a commencé à construire autour de lui et dans toutes les régions du pays une assise politique populaire capable de lui permettre davoir un poids électoral dans toutes les zones géographiques du pays. Issu dun groupe ethnique notamment les Krou et dune ethnie démographiquement minoritaire en loccurrence le Bété, doté dune organisation politique caractérisée par la démocratie villageoise et vivant dans une société égalitaire, il a également compris que cette organisation politique et sociale nétait pas un atout pour lui. Et ce, dautant plus que les principaux candidats quil peut affronter appartiennent aux sociétés hiérarchisées où la mobilisation des électeurs pour le vote ethnique est plus facile. Depuis 1982, le FPI quil a créé avec ses compagnons de lutte a donc transcendé le cadre de son groupe ethnique. Cétait un impératif face au parti présidentiel dalors, le PDCI, qui avait un fort ancrage national et un leader doté dune intelligence politique redoutable. Le FPI a accompli de véritables prouesses pour être présent dans les fiefs traditionnels du PDCI-RDA : Centre et Est (Koui, op. cit.). Selon cet auteur, si lon prend comme repère les élections générales de 1995, on voit que le FPI bénéficie dun électorat couvrant lensemble des régions. Cest pourquoi, la réouverture du pays au multipartisme en 1990, a permis à son candidat aux présidentielles de tenir tête au Père de lindépendance de la Côte dIvoire. Larrivée sur la scène politique du Premier Ministre, Alassane Ouattara, lemmène à redoubler dintelligence politique dans la compétition pour la conquête du pouvoir dEtat. Comme Bédié, il utilise la présomption de la nationalité burkinabé contre ce dernier pour réduire son influence politique sur les esprits et les consciences des Ivoiriens (Traoré, op. cit.). Il arrive donc à se bâtir la réputation de fervent défenseur des Ivoiriens surtout à louest et au sud-ouest où les migrations étrangères notamment burkinabé et les conflits fonciers sont importants (Chauveau, 2000). Il faut aussi ajouter le sud du pays notamment dans la région de lAgnéby et la région des Lagunes et singulièrement dans la capitale économique du pays où les autochtones Akan lagunaires beaucoup plus scolarisés redoutent linvasion des nordistes ivoiriens et des étrangers. Cette conjoncture démographique a été étudiée par Michel Galy. Les peuples du Sud, le dos à la mer, effrayés par les 30 % de résidents non nationaux et par les quelques 50 % de Nordistes dans la capitale, parfois minoritaires comme dans lOuest sur leurs terres ancestrales, ont vu jusquà leur existence menacée (Galy, 2007). Le pays était considéré comme une « micro Cedeao », un exemple de tolérance et de succès économique obtenu par le labeur et les compétences croisées de divers groupes communautaires (Dembélé, 2003). En effet, selon ce géographe, la Côte dIvoire avait produit un véritable melting-pot en accueillant environ 26% détrangers des pays limitrophes. La présence massive des étrangers en Côte dIvoire et particulièrement au sud participe, pour certains ivoiriens, des malheurs économiques et sociaux du pays. La combinaison dun contexte économique morose, dun fort taux détrangers et lirruption sur la scène politique dun leader issu du Nord et qualifié détranger facilite la mise en place des prémices des idéologies ivoiritaires. Après le décès du premier Président du pays en 1993, le président Houphouët-Boigny, il se présente comme le leader capable de redresser le pays. Et ce, dautant plus que lhéritage politique du Président Houphouët-Boigny venait dêtre fragilisé par la création du RDR par scission du PDCI en avril 1994. Il réussi plus à affaiblir le PDCI et Henri Konan Bédié, qui reprennent et amplifient les idéologies du concept controversé de livoirité2 jusquà leurs paroxysmes, lorsquil crée avec le RDR dAlassane
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Ouattara le Front Républicain. Mais, il ne se présente pas aux élections de 1995 puisque, dit-il, les conditions de la transparence du scrutin nétaient pas réunies. Le premier coup dEtat du 24 Décembre 1999 contre le PDCI et Henri Konan Bédié, lui ouvre des perspectives politiques plus claires. Mais, tout coup dEtat entraîne lémergence politique dun nouveau leader. Le Général Robert Guéi est désormais le Chef de lEtat. Les interprétations juridiques de la nouvelle constitution du 1er août 2000 faites par la cour suprême excluent Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié des élections présidentielles. Sil est vrai que Laurent Gbagbo et Guéi Robert sont plus ou moins de la même zone géographique mais de groupes ethniques différents, Laurent Gbagbo sait que Robert Guéi, le tombeur du PDCI, nayant ni lonction de ce dernier ni celle du RDR, et avec seulement dix (10) mois de valses hésitations na pas eu le temps de se construire une assise politique. Au terme dune bataille électorale dans les urnes et sur le terrain, Laurent Gbagbo finit par gagner les élections présidentielles doctobre 2000. Doctobre 2000 à octobre 2010, il profite de son statut de Président de la république pour renforcer son poids politique dans plusieurs régions du pays, et ce, en dépit de la scission géopolitique à louest par la création de lUnion pour la Démocratie et la Paix en Côte dIvoire (UDPCI), la rébellion déclenchée le 19 septembre 2002 et la mort du Général Guéi Robert. De même, la partition du pays entre le Mouvement Patriotique de Côte dIvoire (MPCI) de Guillaume Soro avec environ 55 % du territoire des zones Centre-Nord-Ouest (CNO) du pays et le pouvoir présidentiel 45 % du territoire de la partie méridionale na point affaibli sa côte destime. Dans la conscience populaire en général et celles du sud et de louest en particulier, il répand lidée selon laquelle le MPCI est une branche armée du RDR car dit-il, « la rébellion sest installée là où les populations lont acceptée », cest-à-dire le nord du pays, une zone dominée par le RDR dAlassane Ouattara même si, par stratégie politique, lui-même accepte de faire officiellement la différence entre le MPCI et le RDR dans la formation de son gouvernement issu des accords de Linas-Marcoussis en banlieue parisienne.
Laurent Gbagbo sait que le grand Nord occupé par les malinké et les voltaïques, assimilés aux « étrangers » par les populations du Sud du pays, est une forteresse géopolitique et ethnique consolidée par la doctrine de livoirité et Henri Konan Bédié donc difficile à ébranler. Mais, il va chercher à faire vaciller le système ethnique en choisissant comme directeur de campagne, le médecin, Coulibaly Malick originaire de Korhogo capitale du nord et membre de la grande famille du patriarche Péléforo Gon Coulibaly père spirituel du père de lindépendance, le Président Félix Houphouët-Boigny. En outre, avec Nady Bamba, seconde épouse, journaliste et originaire du nord-ouest du pays (Touba), qui jouera un rôle dexpert en communication politique et un lobbying auprès de ses parents. Ce choix géopolitique, laction des présidents des institutions de la République (Assemblée Nationale, Conseil Economique et Social, Grande Chancellerie) originaires du nord, les débauchages politiques de plusieurs cadres malinké et la détermination politique de son officieuse coépouse se sont soldés par un échec électoral. Laurent Gbagbo et surtout Henri Konan Bédié, accusés divoiritaires, sont presque effacés de la carte politique et électorale du grand nord. Ces deux candidats, pris ensemble, représentent moins de 10 % des suffrages exprimés dans les quatre (4) régions du nord (Denguélé, Bafing, Savanes, Worodougou).
Dans la région des Lagunes où se trouvent Abidjan, la capitale économique et administrative, le plus grand nombre délecteurs, et les autochtones akans (Ebrié, Abidji, Alladjan, Adjoukrou, Abouré, NZima, etc.), Laurent Gbagbo gagne les élections avec 46,88 % des voix suivi dAlassane Ouattara 31,37 % et Henri Konan Bédié 19,31 %. Toutes les communautés ethniques du pays sont représentées dans cette région et surtout à Abidjan, qui représente un taux durbanisation de plus de 80 %. Le candidat victorieux, Laurent Gbagbo, na pas gagné dans cette région du groupe akan au sud-est avec un vote ethnique. Sil est vrai que la solidarité ethnique des communautés Krou dAbidjan sest manifestée dans les urnes,
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il nen demeure pas moins que cest le soutien des autres ethnies du pays qui a permis la victoire. Si lon devait utiliser le déterminisme ethnique, cest Henri Konan Bédié qui serait victorieux. Mais, ce dernier a eu le plus faible taux parmi les trois leaders. Plusieurs facteurs expliquent cette victoire. Il y a leffet même du pouvoir dEtat combiné à la propagande nationaliste des médias dEtat et des « jeunes patriotes face à « lenvahisseur » étranger, sans oublier les forts taux de scolarisation (85 %) et de migration des jeunes Krou vers Abidjan en particulier Yopougon la plus grande commune du pays. A cela sajoute la convergence entre lorganisation sociale des Krou et celle des Akan lagunaires, ces-à-dire deux groupes ethno-linguistiques différents mais une organisation sociale plus ou moins similaire : des sociétés égalitaires.
Dans le Haut-Sassandra, la victoire de Laurent Gbagbo avec 45, 10 % des voix sexplique par ladhésion de son groupe ethnique à sa politique. Mais, le fort taux de migration malinké et akan na pas permis à Laurent Gbagbo datteindre et de dépasser 50 % des voix.
Dans le Moyen-Comoé, peuplé dautochtones agnis donc Akan, réputés favorables au PDCI de Henri Konan Bédié, la percée électorale de Laurent Gbagbo (41,80 %) sexplique par la perte de terrain politique du PDCI, lâge très avancé de son candidat, 76 ans, le non-renouvellement de la classe politique régionale dobédience PDCI, ladhésion des paysans locaux aux idées de Laurent Gbagbo et lactivisme politique du parti présidentiel, le FPI.
Il multiplie les actions politiques à louest dans la région des montagnes, région où Krou (Guéré, Wobê, etc.) et Mandé du Sud (Yacouba, Toura, etc.) se côtoient pour réduire linfluence politique de lUDPCI et éviter que la mort du Général Robert Guéi, un Yacouba, lui porte un préjudice électoral. La promotion des cadres du grand ouest qui assurent le relai des idées présidentielles sur un terrain qui lui était favorable avant la création de lUDPCI et la mort du Général Robert Guéi permet de maintenir une relative domination électorale. La combinaison du jeu politique ethnique et lutilisation politique des conflits fonciers (Kouassi et NDrin, 2016), son ancrage politique historique dans cette partie du pays et la forte promotion des cadres de louest expliquent la victoire de Laurent Gbagbo avec 40,15 % des voix dans la région des montagnes, un terrain relativement favorable à lUDPCI fondée par Feu le Général Robert Guéi et présidée par son héritier politique Mabri Toikeuse.
Cest dans la région du Zanzan à lest du pays, que lon constate mieux la capacité de Laurent Gbagbo à transcender le cadre ethnique. Avec un melting-pot culturel formé par trois grands groupes ethniques Akan, Voltaïques et Mandé sauf le groupe Krou dont il est issu, cette région est la préfiguration de la future nation ivoirienne. Laurent Gbagbo, le Krou (36,21 %) a battu Alassane Ouattara, le Mandé (24,95 %) et Henri Konan Bédié, lAkan (30,38 %) dans une région qui lui est sociologiquement défavorable. Dans la Marahoué au centre-ouest, avec 45,39 %, Laurent Gbagbo originaire de louest maintient le cap avec les autochtones Mandé du sud (Gouro) entre les Krou (Bété) à louest et les Akan (Baoulé) au centre du pays. Il natteint pas 50 % à cause de la résistance du PDCI et de la présence des Baoulé proches de Konan Bédié qui recueille 30,87 % des voix.
Dans le Sud-Comoé (55,06 %) et lAgnéby (74,89 %), des régions akan, Laurent Gbagbo remporte des victoires électorales supérieures à celles obtenues dans sa région dorigine, la région du Fromager (53,25 %) et dans les régions Krou plus proches, la région du Moyen-Cavally (53,26 %) la région du Haut-Sassandra (45,10 %).
Dans le Sud-Comoé au sud-est peuplé dAkan notamment les Agni, quon peut considérer comme proche de Henri Konan Bédié, lAkan, qui a même son épouse originaire de la région,
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Laurent Gbagbo réalise lexploit hors de sa zone ethno-sociologique avec 55,06 %. La déroute du PDCI se traduit par le score de Henri Konan Bédié 20,24 % contre 22,49 % pour Alassane Ouattara. Cet exploit sexplique par les facteurs historiques notamment lopposition de cette région à la politique de Félix Houphouët-Boigny, le manque de stratégie locale du PDCI et linvasion politique de la région par le parti de Laurent Gbagbo avec lappui des communautés paysannes, des cadres et des jeunes déterminés.
La région de lAgnéby, laxe Agboville-Adzopé-Akoupé-Alépé, se présente comme le porte-flambeau du FPI de Laurent Gbagbo : 74,89 % des voix. Cela sexplique par ladoption de Laurent Gbagbo par les populations de la région aux premières heures du multipartisme et le fort taux de scolarisation et ladhésion des populations au projet de société et aux idées nationalistes de Laurent Gbagbo. Il obtient son meilleur score dans cette région du pays.
Dans la région du Fromager, région dont est originaire Laurent Gbagbo, le score électoral de 53,25 % sexplique par le choix ethnique. Ce sont les migrations rurales akan dans les plantations de cacao de la région qui ont permis aux communautés akan surtout baoulé daccorder 24,44 % au candidat Henri Konan Bédié. Alassane Ouattara doit son résultat de 20,95 % aux migrations urbaines malinké dans ladite région. A lintérieur de la région, ce taux régional est plus ou moins proche du taux du département dorigine de Laurent Gbagbo : 58,89 % contre 22,03 % pour Alassane Ouattara et 17,65 % pour Henri Konan Bédié.
Dans la région du Moyen-Cavally, majoritairement Krou (Guéré, Wobê), les migrations akan, malinké et voltaïques ont certainement eu un impact sur le résultat du scrutin. Malgré ces fortes migrations, Laurent Gbagbo totalise 53,26 %, un taux similaire à celui de sa région dorigine le Fromager 53,25 % contre respectivement 23,61 % et 17,35 % pour Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. Sa combativité, son entêtement, sa lucidité politique et surtout les dix (10) ans de règne au pouvoir vont lui permettre de constituer des empires et des enclaves géopolitiques et électoraux en sa faveur au premier tour des élections présidentielles doctobre 2010. Cet exposé nous permet de mieux comprendre les exploits électoraux de Laurent Gbagbo hors de sa région dorigine sauf dans le grand nord et le centre du pays.
Le nationalisme prôné par Laurent Gbagbo a ébranlé les alliances interethniques à odeur électorale surtout dans lespace akan. La conscience nationaliste, différente de la conscience nationale, véhiculée par Laurent Gbagbo a pris le pas sur la conscience ethnique chez plusieurs jeunes akan du sud et de lest du pays.
1.2. Ouattara, candidat plus septentrional que national
Le candidat Alassane Ouattara est reconnu comme une personnalité de la haute finance internationale. Il a été Directeur du département Afrique du Fonds Monétaire International (FMI), vice-gouverneur et gouverneur de la Banque Centrale des Etats de lAfrique de lOuest (BCEAO), Premier Ministre de Côte dIvoire (1990-1993) et Directeur Général Adjoint du FMI (1994-1999). Dans le nord du pays, les Mandé et les Voltaïques, traditionnellement alliés et naguères attachés au PDCI de Félix Houphouët-Boigny que les Akan, ont massivement voté pour Alassane Ouattara. La longue persécution subie par les militants, les membres de la direction du RDR et les populations du nord en général ont formé autour de lui un bloc politique solide (Koui, op. cit.). Cette situation a développé au Nord un sentiment de régionalisme favorable au RDR dAlassane Ouattara. Encadrant géographiquement le nord par son père de Kong dans la région des savanes et sa mère de la région du Denguélé
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(Odiénné), il réussit par son appartenance au clan politique dHouphouët-Boigny, par ses compétences, sa stature, son leadership national et international à fédérer et à créer une sorte dunité impériale du nord, unité qui sapparente à une reconstitution des royaumes de Kong et du Kabadougou autour de sa personne. Alassane Ouattara est autant supporté par les voltaïques-Sénoufo au nord que par les Malinké. Cest donc une configuration géo-ethnique avec pour centre de gravité Korhogo, capitale des Sénoufo et du grand nord par la volonté de Félix-Houphouët.
Il efface ses adversaires politiques au Nord (Denguélé, Bafing, Savanes, Worodougou) avec plus de 85 % des voix, occupe le centre du pays avec Bouaké, deuxième ville du pays en sadjugeant environ 50 % des voix et entretient le doute dans le camp de Laurent Gbagbo avec 31,37 % dans la région des Lagunes contre 46,88 % pour Laurent Gbagbo. Sa machine électorale fonctionne comme une multinationale avec un appareil de communication redoutable. Dans la plupart des régions où il a perdu (Bas-Sassandra, Fromager, Haut-Sassandra, Marahoué, Moyen-Comoé, Sud-Bandama, Sud-Comoé, et Zanzan), il a entre 20 et 25 % des voix. Dans son département dorigine, le département de Ferkessédougou, il recueille 91,76 % des voix contre 3,91 % pour Laurent Gbagbo et 2,23 % pour Henri Konan Bédié.
Au sud, le brassage entre autochtones, allogènes et même étrangers est très marqué. Au Nord, la population est ethniquement plus homogène car léconomie savanicole plus faible nattire pas les Ivoiriens du Sud vers le Nord. Lessentiel des populations des autres régions rencontrées au Nord est constitué en majorité de fonctionnaires du secteur public. La crise militaro-politique de 2002 a renforcé cette tendance avec les migrations des populations originaires du Sud et même du Nord vers le Sud du pays. Ce qui explique les résultats électoraux largement favorables à Alassane Ouattara.
Pour ce candidat issu du grand Nord, le déterminisme géographique est plus fort que le déterminisme ethnique et religieux. Cest dans la géographie et lhistoire que se cache la clef de la victoire écrasante aux relents soviétiques. Les populations du Nord toutes tendances politiques et ethniques confondues se sont senties solidaires de la lutte politique dADO pour la reconnaissance de leur nationalité ivoirienne mise à mal par le concept de livoirité. La solidarité géographique renforcée par les alliances ethno-socio-historiques ont donc contribué au résultat électoral dAlassane Ouattara. Par ailleurs, plusieurs Ivoiriens se sont souvenus qualors, unique Premier Ministre de Félix Houphouët-Boigny, il a fait montre dune capacité de gestion économique sans précédent. Cette reconnaissance a permis à de nombreux Ivoiriens, toutes tendances politiques et ethniques confondues de voter pour Alassane Ouattara.
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Figure 2 : Résultats du 1er tour de la présidentielle du 31 octobre 2010

1.3. Bédié, candidat à ancrage essentiellement ethnique
Ambassadeur de Côte dIvoire aux Etats Unis (1960-1963), Ministre de léconomie et des finances (1966-1977), Président de lAssemblée Nationale (1980-1993) et Président de la République (7 décembre 1993- 24 décembre 1999), Henri Konan Bédié a évolué dans lombre de Félix Houphouët-Boigny. Le long règne de ce dernier (1960-1993) na pas permis à son dauphin constitutionnel de se construire une stature politique denvergure auprès des Ivoiriens.
Dans le Sud-Ouest, cest-à-dire la région du Bas-Sassandra, la victoire dHenri Konan Bédié avec 41,45 % des voix contre 34,68 % pour Laurent Gbagbo et 20,62 % pour Alassane Ouattara est le résultat des fortes migrations akan en particulier baoulé dans la région, migrations provoquées par les opérations daménagement et le déplacement de la boucle du cacao de lest vers le sud-ouest. Les projets de lAutorité pour lAménagement de la Région du Sud-Ouest (ARSO) et lAutorité pour lAménagement de la Vallée du Bandama (AVB), le déplacement de la boucle du cacao, en zone forestière, de lest vers le sud-ouest et la force dattraction économique et démographique dAbidjan ont contribué au bouleversement de léquilibre ou de lhomogénéité ethnique dans les régions du Sud surtout le Sud-ouest.
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Dans la région des Lacs, région des baoulé, qui abrite la capitale politique du pays, Yamoussoukro, la fidélité des populations à la mémoire de Félix Houphouët-Boigny a permis à Henri Konan Bédié de maintenir le cap avec 69,03 % contre 15,35 % pour Alassane Ouattara et 12,99 % pour Laurent Gbagbo malgré ses opérations de séduction de lélectorat baoulé. Même la région du NZi-Comoé, région dorigine de Henri Konan Bédié, ne fait pas mieux que la région des Lacs. Henri Konan Bédié remporte la région du NZi-Comoé avec 65,53 % contre 24,24 % pour Laurent Gbagbo et 7,20 % pour Alassane Ouattara qui est né dans cette région, centre de gravité de lancienne boucle du cacao. Dans le département de Daoukro dont il est originaire, il pèse 81,91 % des voix contre 10,8 % pour Laurent Gbagbo et 5,35 % pour Alassane Ouattara. Cest une victoire construite sur une base ethnique. Dans la région des Lagunes, la défaite de Konan Bédié sexplique en partie par la démographie électorale et lâge du candidat. Cest le plus âgé des candidats 76 ans contre 68 pour Alassane Ouattara et 65 pour Laurent Gbagbo. Plus de 70 % des électeurs de 2010 avaient entre 21 et 35 ans.
Lopposition dalors dirigée par le FPI ayant montré que le PDCI est le parti de la gérontocratie, les consciences et esprits des jeunes sont restés fidèles à cette idée. Ce qui na pas joué en faveur dun Henri Konan Bédié considéré, à tort ou à raison comme le candidat des personnes âgées ou du passé, qui na pas toujours su faire bon ménage avec les jeunes en général et en particulier les étudiants. Il convient de souligner quen tant que Président de la République de 1993 à 1999, le candidat na pas fait la propagande de ses actions de développement auprès des Ivoiriens. Aussi, son alliance avec Alassane Ouattara dans le cadre du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP), signé le 18 mai 2005 à Paris a-t-elle été interprétée comme une alliance de conspirateurs contre la République par les tenants du pouvoir. Une campagne de dénigrement savamment planifiée par le pouvoir et les jeunes patriotes a donc été menée pour faire croire aux Ivoiriens quHenri Konan Bédié est opposé à la République. Laurent Gbagbo est le seul candidat capable de la défendre. Cette stratégie a réduit sa popularité auprès des jeunes surtout de louest, de lest et du sud.
Les autres Akan notamment les Agni, les Abron et les Akan Lagunaires, en majorité, se sont détournés dHenri Konan Bédié et du PDCI, pour choisir le candidat Laurent Gbagbo. Ce sont donc les Baoulé, les plus nombreux parmi les Akan, qui ont le plus voté pour Henri Konan Bédié. Son électorat traditionnel sest effrité.
2. Les leçons géopolitiques et ethno-sociologiques des résultats électoraux
Au niveau national, cest Henri Konan Bédié qui a le plus profité dun vote ethnique. Pour Alassane Ouattara le vote est à la fois ethnique et géographique. Mais, laspect géographique cest-à-dire régional est plus fort que le caractère ethnique. Quant à Laurent Gbagbo, cest un résultat plus semi-national quethnique. Le caractère rural des migrations akan surtout baoulé explique la victoire dHenri Konan Bédié au sud-ouest, une région des Krou plus proches du Président-candidat Laurent Gbagbo. La tendance urbaine des migrations malinké explique la deuxième place dans la plupart des régions urbaines du Sud et de lOuest notamment les régions dAbidjan, de Daloa, dAboisso. Le caractère urbain des migrations krou centrées sur la ville dAbidjan doublé du « nationalisme » des sudistes explique la victoire de Laurent Gbagbo dans les régions du Sud surtout la région dAbidjan qui concentre 1 976 452 électeurs du pays soit 34,7 %, léquivalent du plus du tiers de la population électorale du pays.
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Hors de la zone de son groupe ethnique Krou, Laurent Gbagbo a gagné dans les régions suivantes : Agnéby, Lagunes, Marahoué, Montagnes, Moyen-Cavally, Moyen-Comoé, Sud-Bandama, Sud-Comoé et le Zanzan. Après Laurent Gbagbo, cest Alassane Ouattara, hors de sa zone géo-ethnique, par sa victoire dans la Vallée du Bandama dont Bouaké est la capitale, la deuxième ville du pays, fief des Forces Nouvelles (FN) et la deuxième place occupée dans le Haut-Sassandra, le Sud-Comoé, les Lacs et surtout dans la région des Lagunes, qui a le plus grand nombre délecteurs. Enfin, Henri Konan Bédié, hors du monde akan, triomphe dans le Bas-Sassandra, une région où la population électorale est influencée par les migrations akan.
Cette analyse traduit le fait que Laurent Gbagbo soit victorieux au premier tour des élections présidentielles avec 38,04 % des suffrages exprimés suivi de Alassane Ouattara avec 32,07 % et Henri Konan Bédié 25,24 %. Le rang occupé par chacun des trois candidats dans la région des Lagunes avec Abidjan, la capitale économique du pays et 34,7 % des électeurs a été respecté au premier tour des élections présidentielles mais avec des taux différents. Cela signifie que le phénomène urbain est un marqueur à prendre en compte dans la victoire électorale que le fait ethnique et régional. En tout état de cause, tous les candidats, à des niveaux différents, ont fortement bénéficié dun vote ethnique car ces derniers vont dabord aux élections avec la bénédiction de leurs ethnies respectives.
Le fait quaucun candidat nait pu obtenir la majorité absolue au premier tour est intéressant. En effet, le vote ethnique na pas été totalement à lavantage dun Henri Konan Bédié qui est censée, en théorie, être en tête puisque son groupe ethnique akan est largement majoritaire en Côte dIvoire, avec 42,06 % de la population de nationalité ivoirienne. Il a occupé la dernière place avec 25,24 % des suffrages exprimés. On a eu leffet inverse. Laurent Gbagbo sorti du groupe ethnique Krou, minoritaire avec 12,73 % de la population de nationalité ivoirienne a été vainqueur au premier tour avec 38,04 % des suffrages exprimés. Alassane Ouattara du groupe ethnique Mandé, 26,53 % de la population de nationalité ivoirienne a occupé le second rang avec 32,07 % des suffrages exprimés (tableau 2).
Tableau 2: Le poids des tendances ethniques et urbaines dans les résultats électoraux du premier tour des élections présidentielles en Côte dIvoire en 2010

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Ces données signifient quil y a eu des mutations plus ou moins fortes, des germes de changement dans les structures de pensée, dans la sociologie et la psychologie électorales des Ivoiriens. La scolarisation, lurbanisation symbolisée par la région des Lagunes avec Abidjan capitale économique du pays et miroir de la jeune nation ivoirienne en devenir, les brassages inter-ethniques, le nationalisme exacerbé et souvent xénophobe. La logique ethnique perd de plus en plus de son importance même si elle reste une tendance lourde. Le poids ethnique est en train de connaître des mutations au profit de la compétence et du discours de développement. Et ce, dautant plus que les candidats savent maintenant que pour gagner ou pour être au second tour des élections, ils ne peuvent pas compter seulement sur leur groupe ethnique.
CONCLUSION
A la lumière de lanalyse des résultats du 1er tour des élections présidentielles du 31 octobre 2010 en Côte dIvoire, il faut retenir que ces élections ont été fortement influencées par la logique ethno-régionale. Laurent Gbagbo a bénéficié dun vote démocratique à caractère ethno-nationaliste tandis quAlassane Ouattara sest accroché à un électorat beaucoup plus géographique quethnique. Henri Konan Bédié, lâché par ses alliés akan notamment les Agni, les Abron et les Lagunaires, a eu un électorat presque réduit à son ethnie baoulé. Mais, ces logiques sont masquées par les comportements nationalistes et surtout les fortes migrations des Malinké, des Voltaïques et des Akan (Baoulé et Abron) vers les régions krou et akan lagunaires. Sil est vrai que des germes de changements dans la sociologie et la géographie électorales sont notables, il faut se convaincre que cest la construction de la nation et des institutions politiques et éducatives fortes qui vont permettre de bâtir une véritable démocratie. Pour la construction de la future nation ivoirienne, le choc de la rébellion de 2002 a forgé en Côte dIvoire en général et dans sa partie Sud en particulier un sentiment national. Les dix (10) années de souffrance physique, économique et sociale, les heurts, les pleurs, les larmes des Ivoiriens vont contribuer à souder plus tard le Nord et le Sud, lEst et lOuest en passant par le Centre. Ces dix (10) ans de deuil vont plus contribuer à construire la future nation ivoirienne car en faits de souvenirs nationaux les deuils valent mieux que les triomphes3. Pour le moment, la démocratie senracine difficilement dans les mentalités et les structures socio-politiques et économiques ivoiriennes et africaines. Les lumières de la scolarisation et de la démocratie nont pas totalement éclairé lAfrique. Dans ce continent, les électeurs sont plus enclins à voter en fonction de lappartenance ethnique que du projet de société des candidats. Une véritable diplomatie ethnique se met en place dans les régions par les dirigeants des partis politiques. Ainsi, se construit en Afrique des démocraties à caractère ethnique. Le poids ethnique détermine en grande partie les résultats électoraux en Afrique. Mais, de mémoire dhomme, aucun président élu avec une bénédiction seulement ethnique na pu sortir son ethnie et sa région de la misère, de la pauvreté et du sous-développement. La Côte dIvoire fait lexpérience de la démocratie électorale devenue une condition de laide internationale. Les critiques à légard de cette démocratie en Afrique par les occidentaux sont souvent fondés. Mais, selon Darracq et Magnani (2011), il ne faut pas oublier que limplantation de la démocratie électorale en Europe fut une histoire longue et chaotique, faite de progrès soudains et de retours en arrière, et que lémergence de la figure de lélecteur citoyen et dune machinerie électorale apte à garantir des scrutins réguliers est le fruit dun processus de temps long, jamais achevé. En Afrique et particulièrement en Côte dIvoire, la construction de démocraties méritocratiques est indispensable pour améliorer la gouvernance des Etats et les conditions de vie des populations.
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Notes
1 Livoirité, précise Georges Niangoran-Bouah, Ethnosociologue, cest lensemble des données socio-historiques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire quun individu est citoyen de Côte dIvoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner des habitudes de vie, cest-à-dire la manière dêtre et de se comporter des habitants de Côte dIvoire, et enfin il peut aussi sagir dun étranger qui possède les manières ivoiriennes par cohabitation ou imitation.
2 A loccasion de son discours-programme à lélection présidentielle de 1995, Henri Konan Bédié prononce pour la première fois sur la scène politique ivoirienne le mot ivoirité. Ses partisans le qualifient de « concept culturel rassembleur dune nation ivoirienne à bâtir avec les différents peuples de la Côte dIvoire et tous ceux qui ont choisi ce pays comme leur patrie ». Ses opposants y voient plutôt en ce vocable « un concept nazi et nauséabond qui cacherait une hégémonie akan ou baoulé sur les autres cultures, et sur les autres immigrés ».
3Extrait de la conférence prononcée par Renan le 11 mars 1882 à la Sorbonne sur le thème : Quest-ce quune nation ?
Table d’illustrations
Auteur(s)
1KOUADIO Adou François, 2KRA Kouadio Joseph, 3KOFFI Yéboué Stéphane Koissy
1Géographe Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte dIvoire) adoufrancois@yahoo.fr
2Géographes Université Peléforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte dIvoire) krajoseph@yahoo.fr
3Géographes Université Peléforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte dIvoire) koyestekoi@yahoo.fr
Droit d’auteur
Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte dIvoire)