Les élections présidentielles de 2010 en Côte d’Ivoire refletent-elles un arrière plan ethno-régional ?

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1KOUADIO Adou François, 2KRA Kouadio Joseph, 3KOFFI Yéboué Stéphane Koissy

Résumé :

FrançaisEnglish


Cet article analyse la dimension géographique et ethno-sociologique des comportements électoraux de la présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats du premier tour apparemment incontestés ont été validés par la Commission Electorale Indépendante (CEI), le Conseil Constitutionnel et certifiés par le représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies. Ce qui donne une crédibilité à la fois nationale et internationale de ces résultats. Face à ce constat, la question est de savoir si l’on est en présence d’un maintien des bastions ethno-régionaux des trois partis politiques dominants, ou bien d’un basculement de régions traditionnelles qui témoigne de recompositions complexes à l’échelle nationale. Cela pose in fine la question de l’articulation entre processus de formation de la nation ivoirienne et les résultats électoraux.

Entrées d’index


Mots-clés : Côte d’Ivoire, ethnies, géographie électorale, nation, partis politiques

Keywords: Côte d’Ivoire, electoral geography, ethnic, nation, political parties

Abstract :

FrançaisEnglish


This article analyzes the geographic and ethno-sociological dimension of electoral behavior of the 2010 presidential election in Côte d’Ivoire. The results of the first round apparently undisputed have been validated by the Independent Electoral Commission (IEC), the Constitutional Council and certified by the Special Representative of the Secretary-General of the United Nations. This gives credibility to the national and international results of these times. Given this situation, the question is whether one is in the presence of continued ethno-regional strongholds of the three dominant parties, or a failover of traditional regions reflecting complex reconstructions at the national level. This ultimately raises the question of the relationship between the training process of the Ivorian nation and election results.

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Mots-clés : Côte d’Ivoire, ethnies, géographie électorale, nation, partis politiques

Keywords: Côte d’Ivoire, electoral geography, ethnic, nation, political parties

INTRODUCTION


L’élection présidentielle de 2010 dont la date du premier tour a été fixée par le décret n°2010-207 du 05 août 2010 portant convocation du collège électoral de la République de Côte d’Ivoire s’inscrit dans un contexte politique marqué par l’instabilité du pays. En effet, depuis l’avènement du multipartisme en avril 1990, un vertige s’est emparé du pays (Koui, 2007). 

Après le décès du premier président de la République, Félix Houphouët-Boigny, qui a régné de 1960 à 1993, la vie politique ivoirienne connait un tournant décisif. Henri Konan Bédié, naguère président de l’Assemblée Nationale, qui hérite à la fois du pouvoir d’Etat et de son parti politique, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), développe le concept d’« ivoirité »1 pour se construire une assise politique et populaire. Ce concept défendu par un aéropage d’intellectuels et d’hommes politiques est perçu comme une stratégie d’exclusion de la course à la présidence d’Alassane Ouattara, naguère premier ministre du président Houphouët-Boigny et président du Rassemblement Des Républicains (RDR) né d’une scission avec le PDCI en 1994. Manipulant l’autochtonie et la différence ethnique à des fins politiciennes, les entrepreneurs politiques ivoiriens semblent avoir choisi le pouvoir au détriment de la nation. L’ivoirité, en tant qu’idéologie d’exclusion, est, en réalité, un outil biopolitique au service de la préservation tant du pouvoir que de l’hégémonie politique (Traoré, 2014). C’est ainsi que la candidature de ce dernier est rejetée par le conseil constitutionnel pour nationalité douteuse. Au demeurant, le Front Républicain, alliance entre le RDR et le FPI (Front Populaire Ivoirien) dirigé par Laurent Gbagbo, figure emblématique de l’opposition ivoirienne, réclamait une élection présidentielle juste et transparente prévue pour le 22 octobre 1995. Le rejet de la candidature d’Alassane Ouattara et le refus de Laurent Gbagbo de participer ont été des prétextes pour le Front Républicain pour boycotter activement cette élection et empêcher son déroulement normal. Les violences du boycott actif et les tensions récurrentes entre opposition et parti au pouvoir d’une part et, parti au pouvoir et syndicats d’étudiants d’autre part, créent un climat délétère. La Côte d’Ivoire entre ainsi dans une tornade d’instabilité qui se traduit par la perte du pouvoir d’Etat par le PDCI de Bédié après le coup d’Etat du 24 décembre 1999. Le push du 24 décembre 1999 constitue un évènement majeur dans l’histoire de la Côte d’Ivoire qui n’en n’avait pas connu de tel jusque-là (Koui, op. cit.). L’arrivée au pouvoir du général Robert Guéï à la tête du Conseil National de Salut Public (CNSP) entraine la constitutionnalisation de l’ivoirité (Traoré, op. cit.). Ainsi, l’élection présidentielle d’octobre 2000 de la deuxième République, déjà discréditée par la mise à l’écart de la plupart des candidats, donna-t-elle lieu à des tentatives de trucage de la part du général Guéï, qui prétendit avoir gagné (Bouquet, 2007). En outre, poursuit-il, les militants du parti vainqueur (FPI) négligèrent eux des informations importantes : l’abstention avait été de 63%, et Laurent Gbagbo n’avait rassemblé sur nom que 19% du corps électoral. Ce scrutin, remporté par un des opposants historiques d’Houphouët, le leader du Front Populaire Ivoirien (FPI), Laurent Gbagbo, se déroule dans des conditions très contestées. Les opérations électorales sont accompagnées de fortes violences, essentiellement de nature xénophobes, et deux des principaux leaders politiques du pays, l’ancien président et chef du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Henri Konan Bédié, et l’ancien Premier ministre et chef du Rassemblement des Républicains (RDR), Alassane Ouattara, ont été exclus du scrutin (Organisation Internationale de la Francophonie, 2010). Cette situation entretient toujours la malédiction d’instabilité qui se manifeste par la partition du pays, le 19 septembre 2002, par une rébellion armée dirigée par l’ex-leader de la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), Guillaume Soro, de 1995 à 1998. L’hypothèse d’une guerre civile généralisée débouchant sur un éclatement du pays voire sur un embrasement régional, ne peut toujours pas être écartée (Banégas, Marshall-Fratani, 2003 ; Roubaud, 2003). Depuis la grande fracture ivoirienne de septembre 2002, c’est la communauté internationale, 

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échaudée par le génocide du Rwanda en 1994, qui a pris en charge la sortie de crise (Bouquet, op. cit.). Elle a mobilisé des forces économiques, politico-diplomatiques et militaires pour faire sortir ce pays d’une crise sans précédent. Ainsi, la société civile ivoirienne, les partis politiques, la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union Africaine (UA) et l’Organisation des Nations Unies (ONU) appuyée par les membres permanents du Conseil de sécurité en particulier, les Etats Unis et la France, se sont impliqués pour trouver une voie démocratique de sortie de crise. Des accords ont été conclus de Marcoussis à Pretoria II en passant par Accra I, II et III et Pretoria II sans compter les nombreuses résolutions de l’ONU. C’est finalement l’accord de Ouagadougou du 4 mars 2007 qui créé les conditions d’une élection présidentielle ouverte à tous. Avec six-cent (600) millions d’euros mobilisés pour son organisation soit près de 52 euros par inscrit sur la liste électorale, ces élections sont parmi les plus chères d’Afrique. Maintes fois reportées, elles ont été finalement organisées en octobre 2010 sous la supervision de l’ONU qui avait la lourde charge de les certifier à travers son représentant spécial en Côte d’Ivoire. Ces élections étaient donc un défi pour la communauté internationale. Ce sont les résultats du premier tour des élections présidentielles du 31 octobre 2010 opposant quatorze (14) candidats qui font l’objet d’une analyse dans cet article. Ces résultats ont été validés par la Commission Electorale Indépendante (CEI), le Conseil Constitutionnel et certifiés par le représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies. Ce qui donne une crédibilité à la fois nationale et internationale à ces résultats.
Dans les pays africains de construction politique fragile, l’étude des relations entre le poids électoral des différents candidats et leur appartenance géographique et ethnique mérite une analyse. Des études similaires ont été réalisées en Afrique. En République Démocratique du Congo (RDC), Roland Pourtier admet que les élections présidentielles de 2011 avec Kabila (48,95 %) arrivé premier et Tshisekedi (23,33%) au second rang traduisent un paysage politique éclaté et fortement marqué par le caractère ethnique et régional du vote (Pourtier, 2012). C’est pourquoi Vincent Darracq et Victor Magnani affirment qu’en Afrique, la culture politique et les modes de participation du citoyen à l’élection paraissent encore souvent embryonnaires et éloignés de l’idéal démocratique. Les appartenances ethniques, religieuses, régionales semblent parfois déterminer le vote dans certains États. La dernière élection présidentielle au Nigeria, où le président Goodluck Jonathan a avoisiné les 90 % des suffrages dans certains États du Sud, alors que son rival Muhammadu Buhari faisait de même dans certains États du Nord, est un exemple classique de ce genre de phénomène (Darracq et Magnani, 2011). 
Cette étude permet de faire le lien entre les résultats électoraux et la formation de la future nation ivoirienne. Ce pays formé de quatre grands groupes ethno-linguistiques : les Akan, les Mandé, les Voltaïques et les Krou. L’étude de la dimension géographique et ethno-géographique des comportements électoraux permet d’évaluer le chemin parcouru par les pays africains en particulier la Côte d’Ivoire dans la construction démocratique de la nation. En outre, elle permet d’identifier les menaces, les tendances lourdes, les germes de changements et les espoirs liés à la formation de cette nation. Ainsi, le problème que pose cet article est le vote ethno-régional et non des projets de société des candidats. Le premier tour des élections présidentielles en Côte d’Ivoire confirme-t-il cette tendance ?

Méthodologie

Pour mener à bien cette étude, nous avons identifié les années électorales pour choisir celle qui nous offre plus de crédibilité dans l’analyse scientifique. En 1994, trois partis politiques dominent le paysage politique ivoirien : le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), le Front Populaire Ivoirien (FPI) et le Rassemblement Des Républicains (RDR). En 1995,

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l’opposition significative formée par le Front Républicain (FPI et RDR) a opté pour un boycott actif des élections présidentielles. En 2000, le rejet des candidatures du PDCI et du RDR n’a pas permis une confrontation entre les trois grandes formations politiques. En 2005, les élections présidentielles n’ont pu être organisées en raison de la crise militaro-politique du 19 septembre 2002. En 2015, le PDCI allié du RDR décide de ne pas présenter de candidat et le leader charismatique du FPI, Laurent Gbagbo est emprisonné à la Haye et se trouve hors du jeu électoral. Ce sont les élections présidentielles du premier tour de 2010 qui ont vu la participation des trois grandes formations politiques. Elles nous offrent plus de lisibilité dans l’analyse de la géographie électorale. L’observation du tableau des résultats électoraux par région permet de dégager la primauté de trois (3) candidats sur les quatorze (14) en course pour l’élection présidentielle du premier tour. Ces trois candidats (21,24 % des candidats) concentrent à eux seuls 95,65 % des suffrages exprimés. La suprématie des trois candidats sur le marché des électeurs est incontestable. Il n’est donc pas nécessaire d’utiliser tous les quatorze candidats pour faire cette étude. Le choix des candidats repose sur quatre (4) principaux critères : le parti politique, l’origine géographique, l’appartenance ethnique et le poids électoral. 
Sur la base de ces critères, trois grands partis politiques dominent le paysage politique ivoirien : le PDCI, le FPI et le RDR. Cette étude est intéressante dans la mesure où les trois grands partis politiques notamment le PDCI, le FPI et le RDR ont présenté des candidats d’origines géographiques différentes, chacun issu d’un grand groupe ethnique parmi les quatre (4) que compte le pays : 

Faire l’exégèse des résultats électoraux du premier tour des élections présidentielles en Côte d’Ivoire exige la prise en compte de plusieurs facteurs : l’ethnie, le groupe ethnique, les alliances inter-ethniques, la région, les migrations, et surtout le poids démographique du groupe ethnique de chaque candidat (tableau 1). C’est un exercice plus ou moins difficile car le pays compte plus de soixante (60) ethnies regroupées en quatre (4) grands groupes ethniques (carte 1). En sus, il y a des alliances à l’intérieur et à l’extérieur des différents groupes ethniques. Ces alliances existent entre Mandé du nord et Voltaïques notamment les Sénoufo, entre Mandé du nord et Akan, entre Krou et Mandé du sud, etc. Au sud, les populations confondent généralement Sénoufo et Malinké (Mandé du nord) géographiquement imbriqués mais très différents. C’est l’histoire et la géographie qui ont façonné les alliances.

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Figure 1 : Les groupes ethniques en Côte d’Ivoire

Dans le cadre de cet article, nous avons aussi consulté les archives de la Commission Electorale Indépendante (CEI), du Conseil Constitutionnel et de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), principaux acteurs du système électoral des présidentielles de 2010. Ces informations ont été complétées par des renseignements recueillis sur le terrain au nord (Korhogo), au centre (Bouaké-Yamoussoukro), à l’ouest (Gagnoa) et au sud (Abidjan).

1. Des résultats électoraux teintés de relents identitaires et de redistribution des cartes politiques

Dans l’histoire politique et démocratique de la Côte d’Ivoire, c’est la première fois qu’une telle configuration se présente aux élections présidentielles :

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trois (3) candidats aux origines géographiques et ethno-sociologiques très différentes et supportés chacun par les trois (3) plus grandes formations politiques du pays. Nous allons mettre en rapport l’origine géographique et ethno-sociologique des candidats avec les résultats des élections.

Tableau 1 : Poids démographique national du groupe ethnique de chaque candidat

* Sur la base du taux d’accroissement moyen annuel de 3,3 % entre 1988 et 1998

Selon la Mission d’Observation Electorale de l’Union Européenne (UE, 2010), seuls ces trois principaux candidats ont donc eu les moyens de faire campagne hors de la région d’Abidjan. Les stratégies ont varié. Laurent Gbagbo a commencé sa campagne dans l’ouest du pays, fief de feu le Général Gueï. Il a ensuite concentré ses efforts sur le sud-ouest du pays, qui lui est a priori sociologiquement favorable, et sur Abidjan. Le RDR a pour sa part négligé la partie nord du pays qui lui semblait acquise, au profit des zones pro-Gbagbo. Le candidat du PDCI s’est contenté de tenir quelques meetings de campagne dans sa région natale, le N’Zi Comoé, ainsi que dans quelques grandes localités du sud du pays, et à Abidjan. La campagne d’Henri Konan Bédié a fortement contrasté avec celles de ses deux grands rivaux sur le plan des moyens, de son intensité et de son impact médiatique qui ont été moindres. Les stratégies de campagne ont été très variées, quoique rarement axées sur des programmes politiques structurés. Si Laurent Gbagbo a mis sa propre personne au centre de sa campagne, Alassane Ouattara a présenté un programme de développement du pays sur 5 ans à venir tandis qu’Henri Konan Bédié a préféré mettre en avant l’expérience de son parti. Mais après les campagnes respectives et le vote des Ivoiriens du 24 octobre 2010, plusieurs questions se posent : la force ethnique des électeurs a-t-elle pris le dessus sur l’analyse des projets de société des candidats ? Le vote ethno-régional détermine-t-il les résultats des élections au premier tour ?

1.1. Gbagbo, un candidat à ancrage quasi national

Dans la forme, les résultats électoraux de Laurent Gbagbo traduisent la construction de la démocratie et d’une nation. Contrairement à Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo a eu le temps de se construire une assise géopolitique. Le candidat Laurent Gbagbo, leader de l’opposition au temps du Président Félix Houphouët Boigny a très tôt compris que le poids démographique du groupe Krou en général et des Bété en particulier était insuffisant pour accéder au pouvoir d’Etat.

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Comme le Président Houphouët Boigny qui a une renommée et une légitimité historique et politique, le candidat Laurent Gbagbo a commencé à construire autour de lui et dans toutes les régions du pays une assise politique populaire capable de lui permettre d’avoir un poids électoral dans toutes les zones géographiques du pays. Issu d’un groupe ethnique notamment les Krou et d’une ethnie démographiquement minoritaire en l’occurrence le Bété, doté d’une organisation politique caractérisée par la démocratie villageoise et vivant dans une société égalitaire, il a également compris que cette organisation politique et sociale n’était pas un atout pour lui. Et ce, d’autant plus que les principaux candidats qu’il peut affronter appartiennent aux sociétés hiérarchisées où la mobilisation des électeurs pour le vote ethnique est plus facile. Depuis 1982, le FPI qu’il a créé avec ses compagnons de lutte a donc transcendé le cadre de son groupe ethnique. C’était un impératif face au parti présidentiel d’alors, le PDCI, qui avait un fort ancrage national et un leader doté d’une intelligence politique redoutable. Le FPI a accompli de véritables prouesses pour être présent dans les fiefs traditionnels du PDCI-RDA : Centre et Est (Koui, op. cit.). Selon cet auteur, si l’on prend comme repère les élections générales de 1995, on voit que le FPI bénéficie d’un électorat couvrant l’ensemble des régions. C’est pourquoi, la réouverture du pays au multipartisme en 1990, a permis à son candidat aux présidentielles de tenir tête au Père de l’indépendance de la Côte d’Ivoire. L’arrivée sur la scène politique du Premier Ministre, Alassane Ouattara, l’emmène à redoubler d’intelligence politique dans la compétition pour la conquête du pouvoir d’Etat. Comme Bédié, il utilise la présomption de la nationalité burkinabé contre ce dernier pour réduire son influence politique sur les esprits et les consciences des Ivoiriens (Traoré, op. cit.). Il arrive donc à se bâtir la réputation de fervent défenseur des Ivoiriens surtout à l’ouest et au sud-ouest où les migrations étrangères notamment burkinabé et les conflits fonciers sont importants (Chauveau, 2000). Il faut aussi ajouter le sud du pays notamment dans la région de l’Agnéby et la région des Lagunes et singulièrement dans la capitale économique du pays où les autochtones Akan lagunaires beaucoup plus scolarisés redoutent l’invasion des nordistes ivoiriens et des étrangers. Cette conjoncture démographique a été étudiée par Michel Galy. Les peuples du Sud, le dos à la mer, effrayés par les 30 % de résidents non nationaux et par les quelques 50 % de Nordistes dans la capitale, parfois minoritaires comme dans l’Ouest sur leurs terres ancestrales, ont vu jusqu’à leur existence menacée (Galy, 2007). Le pays était considéré comme une « micro Cedeao », un exemple de tolérance et de succès économique obtenu par le labeur et les compétences croisées de divers groupes communautaires (Dembélé, 2003). En effet, selon ce géographe, la Côte d’Ivoire avait produit un véritable melting-pot en accueillant environ 26% d’étrangers des pays limitrophes. La présence massive des étrangers en Côte d’Ivoire et particulièrement au sud participe, pour certains ivoiriens, des malheurs économiques et sociaux du pays. La combinaison d’un contexte économique morose, d’un fort taux d’étrangers et l’irruption sur la scène politique d’un leader issu du Nord et qualifié d’étranger facilite la mise en place des prémices des idéologies ‘’ivoiritaires’’. Après le décès du premier Président du pays en 1993, le président Houphouët-Boigny, il se présente comme le leader capable de redresser le pays. Et ce, d’autant plus que l’héritage politique du Président Houphouët-Boigny venait d’être fragilisé par la création du RDR par scission du PDCI en avril 1994. Il réussi plus à affaiblir le PDCI et Henri Konan Bédié, qui reprennent et amplifient les idéologies du concept controversé de l’ivoirité2 jusqu’à leurs paroxysmes, lorsqu’il crée avec le RDR d’Alassane 

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Ouattara le Front Républicain. Mais, il ne se présente pas aux élections de 1995 puisque, dit-il, les conditions de la transparence du scrutin n’étaient pas réunies. Le premier coup d’Etat du 24 Décembre 1999 contre le PDCI et Henri Konan Bédié, lui ouvre des perspectives politiques plus claires. Mais, tout coup d’Etat entraîne l’émergence politique d’un nouveau leader. Le Général Robert Guéi est désormais le Chef de l’Etat. Les interprétations juridiques de la nouvelle constitution du 1er août 2000 faites par la cour suprême excluent Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié des élections présidentielles. S’il est vrai que Laurent Gbagbo et Guéi Robert sont plus ou moins de la même zone géographique mais de groupes ethniques différents, Laurent Gbagbo sait que Robert Guéi, le tombeur du PDCI, n’ayant ni l’onction de ce dernier ni celle du RDR, et avec seulement dix (10) mois de valses hésitations n’a pas eu le temps de se construire une assise politique. Au terme d’une bataille électorale dans les urnes et sur le terrain, Laurent Gbagbo finit par gagner les élections présidentielles d’octobre 2000. D’octobre 2000 à octobre 2010, il profite de son statut de Président de la république pour renforcer son poids politique dans plusieurs régions du pays, et ce, en dépit de la scission géopolitique à l’ouest par la création de l’Union pour la Démocratie et la Paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), la rébellion déclenchée le 19 septembre 2002 et la mort du Général Guéi Robert. De même, la partition du pays entre le Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) de Guillaume Soro avec environ 55 % du territoire des zones Centre-Nord-Ouest (CNO) du pays et le pouvoir présidentiel 45 % du territoire de la partie méridionale n’a point affaibli sa côte d’estime. Dans la conscience populaire en général et celles du sud et de l’ouest en particulier, il répand l’idée selon laquelle le MPCI est une branche armée du RDR car dit-il, « la rébellion s’est installée là où les populations l’ont acceptée », c’est-à-dire le nord du pays, une zone dominée par le RDR d’Alassane Ouattara même si, par stratégie politique, lui-même accepte de faire officiellement la différence entre le MPCI et le RDR dans la formation de son gouvernement issu des accords de Linas-Marcoussis en banlieue parisienne.
Laurent Gbagbo sait que le grand Nord occupé par les malinké et les voltaïques, assimilés aux « étrangers » par les populations du Sud du pays, est une forteresse géopolitique et ethnique consolidée par la doctrine de l’ivoirité et Henri Konan Bédié donc difficile à ébranler. Mais, il va chercher à faire vaciller le système ethnique en choisissant comme directeur de campagne, le médecin, Coulibaly Malick originaire de Korhogo capitale du nord et membre de la grande famille du patriarche Péléforo Gon Coulibaly père spirituel du père de l’indépendance, le Président Félix Houphouët-Boigny. En outre, avec Nady Bamba, seconde épouse, journaliste et originaire du nord-ouest du pays (Touba), qui jouera un rôle d’expert en communication politique et un lobbying auprès de ses parents. Ce choix géopolitique, l’action des présidents des institutions de la République (Assemblée Nationale, Conseil Economique et Social, Grande Chancellerie) originaires du nord, les débauchages politiques de plusieurs cadres malinké et la détermination politique de son officieuse coépouse se sont soldés par un échec électoral. Laurent Gbagbo et surtout Henri Konan Bédié, accusés d’ivoiritaires, sont presque effacés de la carte politique et électorale du grand nord. Ces deux candidats, pris ensemble, représentent moins de 10 % des suffrages exprimés dans les quatre (4) régions du nord (Denguélé, Bafing, Savanes, Worodougou).
Dans la région des Lagunes où se trouvent Abidjan, la capitale économique et administrative, le plus grand nombre d’électeurs, et les autochtones akans (Ebrié, Abidji, Alladjan, Adjoukrou, Abouré, N’Zima, etc.), Laurent Gbagbo gagne les élections avec 46,88 % des voix suivi d’Alassane Ouattara 31,37 % et Henri Konan Bédié 19,31 %. Toutes les communautés ethniques du pays sont représentées dans cette région et surtout à Abidjan, qui représente un taux d’urbanisation de plus de 80 %. Le candidat victorieux, Laurent Gbagbo, n’a pas gagné dans cette région du groupe akan au sud-est avec un vote ethnique. S’il est vrai que la solidarité ethnique des communautés Krou d’Abidjan s’est manifestée dans les urnes, 

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il n’en demeure pas moins que c’est le soutien des autres ethnies du pays qui a permis la victoire. Si l’on devait utiliser le déterminisme ethnique, c’est Henri Konan Bédié qui serait victorieux. Mais, ce dernier a eu le plus faible taux parmi les trois leaders. Plusieurs facteurs expliquent cette victoire. Il y a l’effet même du pouvoir d’Etat combiné à la propagande nationaliste des médias d’Etat et des « jeunes patriotes’’ face à « l’envahisseur » étranger, sans oublier les forts taux de scolarisation (85 %) et de migration des jeunes Krou vers Abidjan en particulier Yopougon la plus grande commune du pays. A cela s’ajoute la convergence entre l’organisation sociale des Krou et celle des Akan lagunaires, c’es-à-dire deux groupes ethno-linguistiques différents mais une organisation sociale plus ou moins similaire : des sociétés égalitaires. 
Dans le Haut-Sassandra, la victoire de Laurent Gbagbo avec 45, 10 % des voix s’explique par l’adhésion de son groupe ethnique à sa politique. Mais, le fort taux de migration malinké et akan n’a pas permis à Laurent Gbagbo d’atteindre et de dépasser 50 % des voix.

Dans le Moyen-Comoé, peuplé d’autochtones agnis donc Akan, réputés favorables au PDCI de Henri Konan Bédié, la percée électorale de Laurent Gbagbo (41,80 %) s’explique par la perte de terrain politique du PDCI, l’âge très avancé de son candidat, 76 ans, le non-renouvellement de la classe politique régionale d’obédience PDCI, l’adhésion des paysans locaux aux idées de Laurent Gbagbo et l’activisme politique du parti présidentiel, le FPI. 

Il multiplie les actions politiques à l’ouest dans la région des montagnes, région où Krou (Guéré, Wobê, etc.) et Mandé du Sud (Yacouba, Toura, etc.) se côtoient pour réduire l’influence politique de l’UDPCI et éviter que la mort du Général Robert Guéi, un Yacouba, lui porte un préjudice électoral. La promotion des cadres du grand ouest qui assurent le relai des idées présidentielles sur un terrain qui lui était favorable avant la création de l’UDPCI et la mort du Général Robert Guéi permet de maintenir une relative domination électorale. La combinaison du jeu politique ethnique et l’utilisation politique des conflits fonciers (Kouassi et N’Drin, 2016), son ancrage politique historique dans cette partie du pays et la forte promotion des cadres de l’ouest expliquent la victoire de Laurent Gbagbo avec 40,15 % des voix dans la région des montagnes, un terrain relativement favorable à l’UDPCI fondée par Feu le Général Robert Guéi et présidée par son héritier politique Mabri Toikeuse.

C’est dans la région du Zanzan à l’est du pays, que l’on constate mieux la capacité de Laurent Gbagbo à transcender le cadre ethnique. Avec un melting-pot culturel formé par trois grands groupes ethniques Akan, Voltaïques et Mandé sauf le groupe Krou dont il est issu, cette région est la préfiguration de la future nation ivoirienne. Laurent Gbagbo, le Krou (36,21 %) a battu Alassane Ouattara, le Mandé (24,95 %) et Henri Konan Bédié, l’Akan (30,38 %) dans une région qui lui est sociologiquement défavorable. Dans la Marahoué au centre-ouest, avec 45,39 %, Laurent Gbagbo originaire de l’ouest maintient le cap avec les autochtones Mandé du sud (Gouro) entre les Krou (Bété) à l’ouest et les Akan (Baoulé) au centre du pays. Il n’atteint pas 50 % à cause de la résistance du PDCI et de la présence des Baoulé proches de Konan Bédié qui recueille 30,87 % des voix.

Dans le Sud-Comoé (55,06 %) et l’Agnéby (74,89 %), des régions akan, Laurent Gbagbo remporte des victoires électorales supérieures à celles obtenues dans sa région d’origine, la région du Fromager (53,25 %) et dans les régions Krou plus proches, la région du Moyen-Cavally (53,26 %) la région du Haut-Sassandra (45,10 %).

Dans le Sud-Comoé au sud-est peuplé d’Akan notamment les Agni, qu’on peut considérer comme proche de Henri Konan Bédié, l’Akan, qui a même son épouse originaire de la région, 

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Laurent Gbagbo réalise l’exploit hors de sa zone ethno-sociologique avec 55,06 %. La déroute du PDCI se traduit par le score de Henri Konan Bédié 20,24 % contre 22,49 % pour Alassane Ouattara. Cet exploit s’explique par les facteurs historiques notamment l’opposition de cette région à la politique de Félix Houphouët-Boigny, le manque de stratégie locale du PDCI et l’invasion politique de la région par le parti de Laurent Gbagbo avec l’appui des communautés paysannes, des cadres et des jeunes déterminés.

La région de l’Agnéby, l’axe Agboville-Adzopé-Akoupé-Alépé, se présente comme le porte-flambeau du FPI de Laurent Gbagbo : 74,89 % des voix. Cela s’explique par l’adoption de Laurent Gbagbo par les populations de la région aux premières heures du multipartisme et le fort taux de scolarisation et l’adhésion des populations au projet de société et aux idées nationalistes de Laurent Gbagbo. Il obtient son meilleur score dans cette région du pays.

Dans la région du Fromager, région dont est originaire Laurent Gbagbo, le score électoral de 53,25 % s’explique par le choix ethnique. Ce sont les migrations rurales akan dans les plantations de cacao de la région qui ont permis aux communautés akan surtout baoulé d’accorder 24,44 % au candidat Henri Konan Bédié. Alassane Ouattara doit son résultat de 20,95 % aux migrations urbaines malinké dans ladite région. A l’intérieur de la région, ce taux régional est plus ou moins proche du taux du département d’origine de Laurent Gbagbo : 58,89 % contre 22,03 % pour Alassane Ouattara et 17,65 % pour Henri Konan Bédié.

Dans la région du Moyen-Cavally, majoritairement Krou (Guéré, Wobê), les migrations akan, malinké et voltaïques ont certainement eu un impact sur le résultat du scrutin. Malgré ces fortes migrations, Laurent Gbagbo totalise 53,26 %, un taux similaire à celui de sa région d’origine le Fromager 53,25 % contre respectivement 23,61 % et 17,35 % pour Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. Sa combativité, son entêtement, sa lucidité politique et surtout les dix (10) ans de règne au pouvoir vont lui permettre de constituer des empires et des enclaves géopolitiques et électoraux en sa faveur au premier tour des élections présidentielles d’octobre 2010. Cet exposé nous permet de mieux comprendre les exploits électoraux de Laurent Gbagbo hors de sa région d’origine sauf dans le grand nord et le centre du pays. 

Le nationalisme prôné par Laurent Gbagbo a ébranlé les alliances interethniques à odeur électorale surtout dans l’espace akan. La conscience nationaliste, différente de la conscience nationale, véhiculée par Laurent Gbagbo a pris le pas sur la conscience ethnique chez plusieurs jeunes akan du sud et de l’est du pays.

1.2. Ouattara, candidat plus septentrional que national

Le candidat Alassane Ouattara est reconnu comme une personnalité de la haute finance internationale. Il a été Directeur du département Afrique du Fonds Monétaire International (FMI), vice-gouverneur et gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Premier Ministre de Côte d’Ivoire (1990-1993) et Directeur Général Adjoint du FMI (1994-1999). Dans le nord du pays, les Mandé et les Voltaïques, traditionnellement alliés et naguères attachés au PDCI de Félix Houphouët-Boigny que les Akan, ont massivement voté pour Alassane Ouattara. La longue ‘’persécution’’ subie par les militants, les membres de la direction du RDR et les populations du nord en général ont formé autour de lui un bloc politique solide (Koui, op. cit.). Cette situation a développé au Nord un sentiment de régionalisme favorable au RDR d’Alassane Ouattara. Encadrant géographiquement le nord par son père de Kong dans la région des savanes et sa mère de la région du Denguélé

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(Odiénné), il réussit par son appartenance au clan politique d’Houphouët-Boigny, par ses compétences, sa stature, son leadership national et international à fédérer et à créer une sorte d’unité impériale du nord, unité qui s’apparente à une reconstitution des royaumes de Kong et du Kabadougou autour de sa personne. Alassane Ouattara est autant supporté par les voltaïques-Sénoufo au nord que par les Malinké. C’est donc une configuration géo-ethnique avec pour centre de gravité Korhogo, capitale des Sénoufo et du grand nord par la volonté de Félix-Houphouët.
Il efface ses adversaires politiques au Nord (Denguélé, Bafing, Savanes, Worodougou) avec plus de 85 % des voix, occupe le centre du pays avec Bouaké, deuxième ville du pays en s’adjugeant environ 50 % des voix et entretient le doute dans le camp de Laurent Gbagbo avec 31,37 % dans la région des Lagunes contre 46,88 % pour Laurent Gbagbo. Sa machine électorale fonctionne comme une multinationale avec un appareil de communication redoutable. Dans la plupart des régions où il a perdu (Bas-Sassandra, Fromager, Haut-Sassandra, Marahoué, Moyen-Comoé, Sud-Bandama, Sud-Comoé, et Zanzan), il a entre 20 et 25 % des voix. Dans son département d’origine, le département de Ferkessédougou, il recueille 91,76 % des voix contre 3,91 % pour Laurent Gbagbo et 2,23 % pour Henri Konan Bédié.
Au sud, le brassage entre autochtones, allogènes et même étrangers est très marqué. Au Nord, la population est ethniquement plus homogène car l’économie savanicole plus faible n’attire pas les Ivoiriens du Sud vers le Nord. L’essentiel des populations des autres régions rencontrées au Nord est constitué en majorité de fonctionnaires du secteur public. La crise militaro-politique de 2002 a renforcé cette tendance avec les migrations des populations originaires du Sud et même du Nord vers le Sud du pays. Ce qui explique les résultats électoraux largement favorables à Alassane Ouattara.
Pour ce candidat issu du grand Nord, le déterminisme géographique est plus fort que le déterminisme ethnique et religieux. C’est dans la géographie et l’histoire que se cache la clef de la victoire écrasante aux relents soviétiques. Les populations du Nord toutes tendances politiques et ethniques confondues se sont senties solidaires de la lutte politique d’ADO pour la reconnaissance de leur nationalité ivoirienne mise à mal par le concept de l’ivoirité. La solidarité géographique renforcée par les alliances ethno-socio-historiques ont donc contribué au résultat électoral d’Alassane Ouattara. Par ailleurs, plusieurs Ivoiriens se sont souvenus qu’alors, unique Premier Ministre de Félix Houphouët-Boigny, il a fait montre d’une capacité de gestion économique sans précédent. Cette reconnaissance a permis à de nombreux Ivoiriens, toutes tendances politiques et ethniques confondues de voter pour Alassane Ouattara.

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Figure 2 : Résultats du 1er tour de la présidentielle du 31 octobre 2010

1.3. Bédié, candidat à ancrage essentiellement ethnique

Ambassadeur de Côte d’Ivoire aux Etats Unis (1960-1963), Ministre de l’économie et des finances (1966-1977), Président de l’Assemblée Nationale (1980-1993) et Président de la République (7 décembre 1993- 24 décembre 1999), Henri Konan Bédié a évolué dans l’ombre de Félix Houphouët-Boigny. Le long règne de ce dernier (1960-1993) n’a pas permis à son dauphin constitutionnel de se construire une stature politique d’envergure auprès des Ivoiriens.
Dans le Sud-Ouest, c’est-à-dire la région du Bas-Sassandra, la victoire d’Henri Konan Bédié avec 41,45 % des voix contre 34,68 % pour Laurent Gbagbo et 20,62 % pour Alassane Ouattara est le résultat des fortes migrations akan en particulier baoulé dans la région, migrations provoquées par les opérations d’aménagement et le déplacement de la boucle du cacao de l’est vers le sud-ouest. Les projets de l’Autorité pour l’Aménagement de la Région du Sud-Ouest (ARSO) et l’Autorité pour l’Aménagement de la Vallée du Bandama (AVB), le déplacement de la boucle du cacao, en zone forestière, de l’est vers le sud-ouest et la force d’attraction économique et démographique d’Abidjan ont contribué au bouleversement de l’équilibre ou de l’homogénéité ethnique dans les régions du Sud surtout le Sud-ouest.

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Dans la région des Lacs, région des baoulé, qui abrite la capitale politique du pays, Yamoussoukro, la fidélité des populations à la mémoire de Félix Houphouët-Boigny a permis à Henri Konan Bédié de maintenir le cap avec 69,03 % contre 15,35 % pour Alassane Ouattara et 12,99 % pour Laurent Gbagbo malgré ses opérations de séduction de l’électorat baoulé. Même la région du N’Zi-Comoé, région d’origine de Henri Konan Bédié, ne fait pas mieux que la région des Lacs. Henri Konan Bédié remporte la région du N’Zi-Comoé avec 65,53 % contre 24,24 % pour Laurent Gbagbo et 7,20 % pour Alassane Ouattara qui est né dans cette région, centre de gravité de l’ancienne boucle du cacao. Dans le département de Daoukro dont il est originaire, il pèse 81,91 % des voix contre 10,8 % pour Laurent Gbagbo et 5,35 % pour Alassane Ouattara. C’est une victoire construite sur une base ethnique. Dans la région des Lagunes, la défaite de Konan Bédié s’explique en partie par la démographie électorale et l’âge du candidat. C’est le plus âgé des candidats 76 ans contre 68 pour Alassane Ouattara et 65 pour Laurent Gbagbo. Plus de 70 % des électeurs de 2010 avaient entre 21 et 35 ans. 
L’opposition d’alors dirigée par le FPI ayant montré que le PDCI est le parti de la gérontocratie, les consciences et esprits des jeunes sont restés fidèles à cette idée. Ce qui n’a pas joué en faveur d’un Henri Konan Bédié considéré, à tort ou à raison comme le candidat des personnes âgées ou du passé, qui n’a pas toujours su faire bon ménage avec les jeunes en général et en particulier les étudiants. Il convient de souligner qu’en tant que Président de la République de 1993 à 1999, le candidat n’a pas fait la propagande de ses actions de développement auprès des Ivoiriens. Aussi, son alliance avec Alassane Ouattara dans le cadre du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP), signé le 18 mai 2005 à Paris a-t-elle été interprétée comme une alliance de conspirateurs contre la République par les tenants du pouvoir. Une campagne de dénigrement savamment planifiée par le pouvoir et les ‘’jeunes patriotes’’ a donc été menée pour faire croire aux Ivoiriens qu’Henri Konan Bédié est opposé à la République. Laurent Gbagbo est le seul candidat capable de la défendre. Cette stratégie a réduit sa popularité auprès des jeunes surtout de l’ouest, de l’est et du sud.
Les autres Akan notamment les Agni, les Abron et les Akan Lagunaires, en majorité, se sont détournés d’Henri Konan Bédié et du PDCI, pour choisir le candidat Laurent Gbagbo. Ce sont donc les Baoulé, les plus nombreux parmi les Akan, qui ont le plus voté pour Henri Konan Bédié. Son électorat traditionnel s’est effrité.

2. Les leçons géopolitiques et ethno-sociologiques des résultats électoraux

Au niveau national, c’est Henri Konan Bédié qui a le plus profité d’un vote ethnique. Pour Alassane Ouattara le vote est à la fois ethnique et géographique. Mais, l’aspect géographique c’est-à-dire régional est plus fort que le caractère ethnique. Quant à Laurent Gbagbo, c’est un résultat plus semi-national qu’ethnique. Le caractère rural des migrations akan surtout baoulé explique la victoire d’Henri Konan Bédié au sud-ouest, une région des Krou plus proches du Président-candidat Laurent Gbagbo. La tendance urbaine des migrations malinké explique la deuxième place dans la plupart des régions urbaines du Sud et de l’Ouest notamment les régions d’Abidjan, de Daloa, d’Aboisso. Le caractère urbain des migrations krou centrées sur la ville d’Abidjan doublé du « nationalisme » des sudistes explique la victoire de Laurent Gbagbo dans les régions du Sud surtout la région d’Abidjan qui concentre 1 976 452 électeurs du pays soit 34,7 %, l’équivalent du plus du tiers de la population électorale du pays.

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Hors de la zone de son groupe ethnique Krou, Laurent Gbagbo a gagné dans les régions suivantes : Agnéby, Lagunes, Marahoué, Montagnes, Moyen-Cavally, Moyen-Comoé, Sud-Bandama, Sud-Comoé et le Zanzan. Après Laurent Gbagbo, c’est Alassane Ouattara, hors de sa zone géo-ethnique, par sa victoire dans la Vallée du Bandama dont Bouaké est la capitale, la deuxième ville du pays, fief des Forces Nouvelles (FN) et la deuxième place occupée dans le Haut-Sassandra, le Sud-Comoé, les Lacs et surtout dans la région des Lagunes, qui a le plus grand nombre d’électeurs. Enfin, Henri Konan Bédié, hors du monde akan, triomphe dans le Bas-Sassandra, une région où la population électorale est influencée par les migrations akan.
Cette analyse traduit le fait que Laurent Gbagbo soit victorieux au premier tour des élections présidentielles avec 38,04 % des suffrages exprimés suivi de Alassane Ouattara avec 32,07 % et Henri Konan Bédié 25,24 %. Le rang occupé par chacun des trois candidats dans la région des Lagunes avec Abidjan, la capitale économique du pays et 34,7 % des électeurs a été respecté au premier tour des élections présidentielles mais avec des taux différents. Cela signifie que le phénomène urbain est un marqueur à prendre en compte dans la victoire électorale que le fait ethnique et régional. En tout état de cause, tous les candidats, à des niveaux différents, ont fortement bénéficié d’un vote ethnique car ces derniers vont d’abord aux élections avec la bénédiction de leurs ethnies respectives.
Le fait qu’aucun candidat n’ait pu obtenir la majorité absolue au premier tour est intéressant. En effet, le vote ethnique n’a pas été totalement à l’avantage d’un Henri Konan Bédié qui est censée, en théorie, être en tête puisque son groupe ethnique akan est largement majoritaire en Côte d’Ivoire, avec 42,06 % de la population de nationalité ivoirienne. Il a occupé la dernière place avec 25,24 % des suffrages exprimés. On a eu l’effet inverse. Laurent Gbagbo sorti du groupe ethnique Krou, minoritaire avec 12,73 % de la population de nationalité ivoirienne a été vainqueur au premier tour avec 38,04 % des suffrages exprimés. Alassane Ouattara du groupe ethnique Mandé, 26,53 % de la population de nationalité ivoirienne a occupé le second rang avec 32,07 % des suffrages exprimés (tableau 2).

Tableau 2: Le poids des tendances ethniques et urbaines dans les résultats électoraux du premier tour des élections présidentielles en Côte d’Ivoire en 2010

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Ces données signifient qu’il y a eu des mutations plus ou moins fortes, des germes de changement dans les structures de pensée, dans la sociologie et la psychologie électorales des Ivoiriens. La scolarisation, l’urbanisation symbolisée par la région des Lagunes avec Abidjan capitale économique du pays et miroir de la jeune nation ivoirienne en devenir, les brassages inter-ethniques, le nationalisme exacerbé et souvent xénophobe. La logique ethnique perd de plus en plus de son importance même si elle reste une tendance lourde. Le poids ethnique est en train de connaître des mutations au profit de la compétence et du discours de développement. Et ce, d’autant plus que les candidats savent maintenant que pour gagner ou pour être au second tour des élections, ils ne peuvent pas compter seulement sur leur groupe ethnique.

CONCLUSION

A la lumière de l’analyse des résultats du 1er tour des élections présidentielles du 31 octobre 2010 en Côte d’Ivoire, il faut retenir que ces élections ont été fortement influencées par la logique ethno-régionale. Laurent Gbagbo a bénéficié d’un vote démocratique à caractère ethno-nationaliste tandis qu’Alassane Ouattara s’est accroché à un électorat beaucoup plus géographique qu’ethnique. Henri Konan Bédié, lâché par ses alliés akan notamment les Agni, les Abron et les Lagunaires, a eu un électorat presque réduit à son ethnie baoulé. Mais, ces logiques sont masquées par les comportements nationalistes et surtout les fortes migrations des Malinké, des Voltaïques et des Akan (Baoulé et Abron) vers les régions krou et akan lagunaires. S’il est vrai que des germes de changements dans la sociologie et la géographie électorales sont notables, il faut se convaincre que c’est la construction de la nation et des institutions politiques et éducatives fortes qui vont permettre de bâtir une véritable démocratie. Pour la construction de la future nation ivoirienne, le choc de la rébellion de 2002 a forgé en Côte d’Ivoire en général et dans sa partie Sud en particulier un sentiment national. Les dix (10) années de souffrance physique, économique et sociale, les heurts, les pleurs, les larmes des Ivoiriens vont contribuer à souder plus tard le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest en passant par le Centre. Ces dix (10) ans de deuil vont plus contribuer à construire la future nation ivoirienne car en faits de souvenirs nationaux les deuils valent mieux que les triomphes3. Pour le moment, la démocratie s’enracine difficilement dans les mentalités et les structures socio-politiques et économiques ivoiriennes et africaines. Les lumières de la scolarisation et de la démocratie n’ont pas totalement éclairé l’Afrique. Dans ce continent, les électeurs sont plus enclins à voter en fonction de l’appartenance ethnique que du projet de société des candidats. Une véritable diplomatie ethnique se met en place dans les régions par les dirigeants des partis politiques. Ainsi, se construit en Afrique des ‘’démocraties à caractère ethnique’’. Le poids ethnique détermine en grande partie les résultats électoraux en Afrique. Mais, de mémoire d’homme, aucun président élu avec une bénédiction seulement ethnique n’a pu sortir son ethnie et sa région de la misère, de la pauvreté et du sous-développement. La Côte d’Ivoire fait l’expérience de la démocratie électorale devenue une condition de l’aide internationale. Les critiques à l’égard de cette démocratie en Afrique par les occidentaux sont souvent fondés. Mais, selon Darracq et Magnani (2011), il ne faut pas oublier que l’implantation de la démocratie électorale en Europe fut une histoire longue et chaotique, faite de progrès soudains et de retours en arrière, et que l’émergence de la figure de l’électeur citoyen et d’une machinerie électorale apte à garantir des scrutins réguliers est le fruit d’un processus de temps long, jamais achevé. En Afrique et particulièrement en Côte d’Ivoire, la construction de démocraties méritocratiques est indispensable pour améliorer la gouvernance des Etats et les conditions de vie des populations.

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Notes


1 L’ivoirité, précise Georges Niangoran-Bouah, Ethnosociologue, c’est l’ensemble des données socio-historiques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de Côte d’Ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner des habitudes de vie, c’est-à-dire la manière d’être et de se comporter des habitants de Côte d’Ivoire, et enfin il peut aussi s’agir d’un étranger qui possède les manières ivoiriennes par cohabitation ou imitation. 

2 A l’occasion de son discours-programme à l’élection présidentielle de 1995, Henri Konan Bédié prononce pour la première fois sur la scène politique ivoirienne le mot ivoirité. Ses partisans le qualifient de « concept culturel rassembleur d’une nation ivoirienne à bâtir avec les différents peuples de la Côte d’Ivoire et tous ceux qui ont choisi ce pays comme leur patrie ». Ses opposants y voient plutôt en ce vocable « un concept nazi et nauséabond qui cacherait une hégémonie akan ou baoulé sur les autres cultures, et sur les autres immigrés ».

3Extrait de la conférence prononcée par Renan le 11 mars 1882 à la Sorbonne sur le thème : Qu’est-ce qu’une nation ?

Table d’illustrations


Auteur(s)


1KOUADIO Adou François, 2KRA Kouadio Joseph, 3KOFFI Yéboué Stéphane Koissy
1Géographe Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire) adoufrancois@yahoo.fr 
2Géographes Université Peléforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte d’Ivoire) krajoseph@yahoo.fr 
3Géographes Université Peléforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte d’Ivoire) koyestekoi@yahoo.fr

Droit d’auteur


Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire)

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