Productions épilinguistiques et développement urbain : L’exemple d’Abidjan

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1- Jean-Martial TAPE, 

Résumé :

Dans le district d’Abidjan, malgré une planification urbaine rigoureuse mise en place depuis l’époque coloniale et la mise en œuvre du Schéma Directeur Urbain du Grand Abidjan (SDUGA) jusqu’en 2030, la présence persistante de 231 lotissements informels dans toute la ville constitue un défi majeur. Face à cette réalité, le Ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme (MCLU) s’engage dans une collaboration avec les promoteurs de lotissements, notamment les chefferies villageoises et les groupements d’habitants, pour régulariser ces zones informelles. L’objectif est de cartographier et d’intégrer ces lotissements dans le cadre urbain formel, afin d’améliorer les conditions de vie des habitants et de favoriser un développement urbain durable et inclusif. Ce processus de régularisation représente un défi complexe mais essentiel. Les résultats de cette étude soulignent la nécessité d’une approche concertée pour relever ces défis, en mettant en lumière les opportunités qui résident dans l’intégration de ces zones dans le cadre urbain formel.

Mots clés : Grand Abidjan, lotissements informels, urbanisation, cartographie, régularisation.

Abstract

In the Abidjan district, despite rigorous urban planning established since colonial times and the implementation of the Urban Master Plan for Greater Abidjan (SDUGA) until 2030, the persistent presence of 231 informal settlements throughout the city remains a major challenge. Faced with this reality, the Ministry of Construction, Housing, and Urbanism (MCLU) is collaborating with the developers of these settlements, including village chiefs and community groups, to regularize these informal areas. The objective is to map and integrate these settlements into the formal urban framework, in order to improve living conditions for residents and promote sustainable and inclusive urban development. This regularization process represents a complex yet essential challenge. The findings of this study highlight the need for a concerted approach to address these challenges, while also emphasizing the opportunities that lie in integrating these areas into the formal urban framework.

Keywords : Greater Abidjan, informal settlements, urbanization, mapping, regularization.

Introduction

En Côte d’Ivoire, la plupart des zones urbaines présentent une configuration sociolinguistique hétérogène. L’exemple de la ville d’Abidjan est symptomatique des tensions linguistiques dans le pays. Dans cette agglomération, le français y cohabite avec les langues locales dont aucune n’assume le rôle de véhiculaire, ni de medium d’enseignement à l’école. En outre, des études ont montré qu’à Abidjan, différentes variétés langagières disputent avec le français l’environnement linguistique. En outre, les frontières entre les différentes formes linguistiques tendent à disparaître de plus en plus dans la pratique linguistique à Abidjan. On ne peut non plus rattacher un groupe de locuteurs clairement défini à une variété. Ce qui importe aux yeux des locuteurs, c’est le rôle que joue la langue dans le contexte linguistique ivoirien. La grande hétérogénéité linguistique à Abidjan n’est pas toujours vécue sans
problème par les locuteurs au point où les variétés de français ont investi tous les secteurs d’activités. En Côte d’Ivoire, l’un des domaines où s’évalue l’hétérogénéité linguistique est la musique, notamment le couper-décaler, genre musical urbain. Cette étude, dont l’objectif principal est d’analyser les relations entre le développement de la ville d’Abidjan et la dynamique linguistique, pose la question de recherche suivante : comment le développement urbain impacte-t-il les pratiques langagières à Abidjan ? L’hypothèse défendue à travers cette étude est que l’environnement urbain est symptomatique des pratiques linguistiques des Abidjanais. Dans ce travail, il sera question, d’abord, de définir le cadre notionnel de productions épilinguistiques, ensuite, de montrer les incidences de l’urbanisation de la ville d’Abidjan sur le français, enfin d’analyser les différents outils langagiers convoqués par les abidjanais en nouchi.

1. Cadre théorique

La théorie sociolinguistique permet d’analyser les productions épilinguistiques chez les Abidjanais parce qu’elle s’intéresse au fonctionnement du langage ainsi qu’au rapport langue et société. En effet, les façons de parler se diversifient selon le temps, l’espace, les caractéristiques sociales des locuteurs et les activités dans lesquelles ils exercent. W. Labov (1972) et C. Canut-Hobe (1994) décrivent toutes les formes de variations constatées qui ne sont pas d’ordre strictement individuel. F. Gadet (1996) montre qu’il existe une variation sociale qui s’exprime par la stratification sociale d’une variable linguistique et une variation linguistique qui apparait lors des changements de registres de discours. J. Fischman (1989) relève que chaque communauté linguistique contient un certain nombre de variétés linguistiques qui correspondent à diverses spécialisations relevant du domaine de la profession ou de l’intérêt (langues spécialisées, techniques), de la classe sociale (du point de vue de l’économie, de l’éducation, de l’ethnie), des variétés régionales et de leurs interactions. La sociolinguistique urbaine s’intéresse aux tensions linguistiques qui se déroulent en
milieu urbain. D’après T. Bulot (2005), le concept de sociolinguistique urbaine peut être défini comme « Une sociolinguistique des discours parce qu’elle problématique les corrélations entre espace et langues autour de la matérialité discursive. Elle pose ainsi la
covariance entre structure socio-spatiale et stratification sociolinguistique, mais s’attache essentiellement à la mise en mots de cette covariance, à la façon dont les discours font état des appropriations (y compris les appropriations déniées, voire segréguantes) d’un espace urbanisé par des locuteurs auto ou hétéro- désignés d’une langue, d’une variété de langue, langue ou variété mises en mots autant dans des discours institutionnels que dans les discours qui leur sont propres » (T. Bulot, 2005, p. 220). T. Bulot (2005) affirme également que la sociolinguistique urbaine « …relève bien davantage d’un projet scientifique global axé certes sur la discursivité des pratiques sociales mais surtout visant à approcher, à décrire, à analyser voire à intervenir sur les politiques d’aménagement urbain, sur les projets de ville dès lors que le langage et les langues sont impliqués sinon impliquables. Pratiquement, une telle sociolinguistique inclut dans sa problématisation du fait socio-langagier les spécificités organiques et
fonctionnelles de l’espace urbain ». (T. Bulot, 2005, p. 221) En contexte africain francophone, S. Lafage (2002, p. 102) catégorise trois principaux types de modification de la lexie (usage, morphologie ou sémantique) qui aboutissent aux changements spécifiques du français. Les caractéristiques du français en Côte d’Ivoire, les attitudes des locuteurs et les connotations historiques ou culturelles qu’évoquent les phénomènes linguistiques sont, en partie, liées au contexte sociolinguistique de ce pays.

2. Méthodologie de la recherche

Le corpus d’étude porte sur des chansons couper-décaler, genre musical urbain paru en Côte d’Ivoire au début des années 2000. Le couper-décaler relate les réalités sociales diverses vécues par la jeunesse. L’intérêt porté sur cette musique est que comme tout genre musical, d’abord, elle permet de s’évader, ensuite, elle s’adresse à toutes les classes d’âge de tout rang social, enfin, sur le plan langagier, les textes du couper décaler témoignent des tensions linguistiques vécues dans la plupart des centres urbains. L’on retrouve dans les textes, le français ainsi que ses avatars dont le français ivoirien et le nouchi. Mais, on y rencontre également des textes chantés dans les langues locales de la Côte d’Ivoire. Les chants sont la conjugaison des variétés de français que l’on rencontre en Côte d’Ivoire. Ainsi, pour le recueil des données, nous avons téléchargé le logiciel d’enregistrement ENREGISTREUR FACILE, sur le PLAYSTORE. Les chansons du couper-décaler ont été enregistrées à partir de ce logiciel. En outre, nous nous sommes assuré que le format d’enregistrement est le format WAV. Les résultats obtenus montrent que nous avons recueillis 4800 données audio sur une durée de 3000 minutes soit 50 heures d’écoute. Les données ont été, ensuite, transférées sur un ordinateur. Puis, à l’aide du logiciel de traitement audio « AUDACITY » installé sur un ordinateur, nous avons segmenté les données qui étaient au départ de longues pistes audios. Puis, les données segmentées ont été transcrites à partir d’un clavier phonétique ou police à caractères phonétiques. Enfin, les données transcrites ont été analysées à l’aide de connaissances linguistiques (phonétique, phonologique, sémantique et morphosyntaxe).

3. Productions épilinguistiques : concept et sens

La question des représentations linguistiques a suscité de nombreux travaux de recherche en Sciences du langage. Diverses dénominations sont avancées pour rendre compte des représentations linguistiques : imaginaire linguistique (A. M. Houdebine : 1982), discours épilinguistiques (C. Canut, 2000) ou productions épilinguistiques (C. Canut, 1998). Toutes sont considérées comme ayant en leur sein des traces formelles d’activité épilinguistique (Culioni, 1990, p. 41). Une activité épilinguistique peut être interprétée comme « une dynamique [langagière] propre à chaque sujet dans son rapport à l’autre en discours » selon le sens que lui donne C. Canut (2000, p. 72). Un des objets qui nous intéressent, ici, est l’analyse des pratiques langagières dans des chansons d’un genre musical urbain, le couper-décaler. Le terme de productions épilinguistiques nous semble à même de circonscrire cet objet parce qu’il s’agit de mettre en relation l’activité de représentation linguistique à celle relative aux opérations de productions langagières en français en contexte urbain. Selon C. Canut (1998), la notion de productions épilinguistiques doit être prise comme

« à la fois les discours métalinguistiques au sens strict (discours des grammairiens, des linguistes, etc., impliquant une distanciation, un savoir et une objectivation par rapport à l’objet langue) et les discours évaluateurs spontanés des locuteurs (ex : « tu parles mal », « cette langue est belle ») » (C. Canut,1998, p. 70)

De ce qui précède, le terme épilinguistique associé à celui de production sera appréhendé comme les faits discursifs relatifs aux jugements portés par les locuteurs sur les pratiques linguistiques. Les productions épilinguistiques présentent des marques linguistiques qui constituent un mécanisme régissant l’activité épilinguistique. C. Canut (1998) identifie deux (2) types de traces épilinguistiques :

« Le type (1) concerne les formes repérables dans les productions épilinguistiques (lapsus, reprises, ratages, gloses, modalités autonymiques, etc.) (…) Le type (2) apparait lorsque l’activité du langage ou son « habillage », le lecte utilisé – à travers les phénomènes phonétiques, syntaxiques, lexicaux, etc. ou de manière globale – se transforment en objet de discours autonome » (C. Canut, 1998, p. 72-73)

La dynamique linguistique, les attitudes et représentations des locuteurs envers la langue française illustrent les tensions linguistiques perceptibles dans le développement de la ville d’Abidjan.

4. L’urbanisation d’Abidjan et ses incidences sur la langue française

Des études empiriques considèrent l’urbanité à la fois comme la qualité d’individus se comportant de manière polie avec autrui et le caractère d’un espace. Se positionnant dans la seconde acception, J. Lévy (2003) définit l’urbanité comme procédant du « couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace » (J. Lévy, 2003, p. 966). Dans le même ordre d’idées, le site Géo-confluences (2017) mentionne :

« L’urbanité apparaît ainsi comme un caractère propre de la ville dont l’espace est organisé pour faciliter au maximum toutes les formes d’interaction. Dans les travaux de Jacques Lévy et Michel Lussault qui ont popularisé l’usage de cette notion, l’urbanité n’est pas une notion absolue mais relative et ils parlent de gradients d’urbanité. Outre la densité et la diversité sociétale, le degré
d’urbanité d’une situation urbaine est également lié à la configuration spatiale de celle-ci. C’est ainsi que la présence importante d’espaces publics contribue à élever le degré d’urbanité d’une entité urbaine. L’urbanité s’appuie sur une double mixité : mixité sociale (co-présence dans l’espace urbain de toutes les strates de la société) et mixité fonctionnelle (les espaces urbains sont dédiés à toutes les fonctions d’habitat, de commerce, de production, de loisirs et de circulation), provoquée par la forte densité des faits sociaux »

(Géo-confluences, 2017). Selon le dernier Recensement Général de la population et de l’Habitat (2014), la Côte d’Ivoire compte vingt-trois millions (23.000.000) d’habitants et plus de cinq (5) millions d’étrangers. A Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, la population s’élève à quatre millions sept cent sept mille (4.707.000) habitants soit plus de 20% de la population ivoirienne. La commune de Yopougon est la plus peuplée avec un million soixante-onze mille (1.071.000) personnes, suivie par celle d’Abobo qui compte un million trente mille (1.030.000) habitants et Cocody où on dénombre quatre cent quarante-sept mille (447.000) habitants. Ainsi, Abidjan présente des atouts économiques qui favorisent l’accumulation massive de populations, venues de divers horizons, sur un même espace donné. Ceci n’est pas sans conséquences aussi bien sur son développement tant social que linguistique. Au niveau social, à côté des cités huppées, on assiste à la floraison de nombreux quartiers précaires et qui servent d’habitats aux populations pauvres. En outre, les potentialités économiques et le développement rapide des infrastructures font d’Abidjan un des points de convergence des migrations et un lieu de contact des langues les plus variées. Au niveau linguistique, Abidjan est caractérisée par une population fortement hétérogène et accueille différentes ethnies et nationalités. On pourrait ainsi dire selon L. J. Calvet que la ville d’Abidjan « aspire du plurilinguisme et recrache du monolinguisme, et elle joue ainsi un rôle fondamental dans l’avenir linguistique de la région ou de l’Etat » (Calvet, 1994, p. 129-130). Les particularités de la ville d’Abidjan créent de nouvelles formes langagières, de nouvelles identités. La modification de l’habitat urbain d’Abidjan va contribuer également à transformer les modes langagiers des populations souvent considérés comme un signe de modernité. Selon F. Gawa
« être moderne et civilisé, c’est pour beaucoup de jeunes ivoiriens revendiquer son appartenance au monde urbain, avoir accès au pouvoir de la consommation » (Gawa, 2014, p. 114)
Dans la plupart des quartiers d’Abidjan tels que Adjamé, Yopougon, Abobo, Koumassi et Treichville, par exemple, il existe une langue dominante (le français) qui remplit la fonction de véhiculaire. Une langue véhiculaire urbaine représente le plus souvent, en Afrique, la modernité : les valeurs traditionnelles sont remplacées par des valeurs individualistes. Les langues privilégiées ne sont plus celles de la famille ou du village, mais celles qui permettent plus de contacts, qui ouvrent sur la réussite (J. L. Calvet, 1994, p. 65). En Côte d’Ivoire et singulièrement à Abidjan, la langue française joue un rôle important dans le paysage linguistique en milieu urbain : elle sert de véhiculaire interethnique. Comme le confirme A. A. L. Aboa (2015), à Abidjan, « le français se développe dans une dynamique de brassages linguistiques, culturels et identitaires » (A. A. L. Aboa, 2015, p. 56). Subséquemment à leurs besoins de communication, les Abidjanais s’approprient la langue française. Ils la fondent dans le moule des réalités sociolinguistiques de la capitale. La ville d’Abidjan présente donc les caractéristiques d’une zone où se concentre une population qui organise son espace et son environnement, en fonction de ses besoins, de ses activités propres et aussi de contingences sociolinguistiques. A. A. L. Aboa (2015) stipule que:

« La ville [d’Abidjan] est généralement le lieu où viennent se fondre les
différences. D’un point de vue linguistique, cette fusion est productrice de langues
à fonction véhiculaire, comme une centrifuge qui sépare divers groupes qui
produit des formes hybrides, principalement en milieu jeune » (A. A. L. Aboa,
2015, p. 59)

Alors, en milieu urbain abidjanais, l’on assiste au recul des langues locales et à l’émergence des variétés endogènes du français, telles que le nouchi. En devenant une des langues du genre musical urbain couper-décaler, le français s’adapte à de nouvelles conditions à travers de nombreux néologismes et à des usages différents.

5. Le nouchi, parler épilinguistique urbain

Véritable phénomène linguistique à Abidjan, et dans bien d’autres villes de la Côte d’Ivoire, le nouchi est un parler jeune encore en construction et dont l’identité échappe à tous les paramètres normatifs (Aboa, 2011, p. 45). A l’origine, le nouchi fut l’argot des « bris » (des jeunes désœuvrés qui écumaient les rues d’Abidjan). Lafage (2002, p. 35) soutient que le nouchi est devenu le parler des jeunes générations des villes et il leur sert de moyen d’affirmation de leur esprit créateur et de leur volonté de liberté. Ils percevaient ce parler aussi bien comme un code cryptique que de ralliement. Néanmoins, grâce à l’urbanisation rapide de la ville d’Abidjan et à son expansion par la musique urbaine (comme le zouglou, le reggae et le couper décaler), le nouchi se présente aujourd’hui comme la variété langagière la plus répandue dans toutes les couches sociales. Considérée comme la plus récente des musiques urbaines, les chanteurs du couper décaler véhiculent leurs messages à travers des procédés morphosyntaxiques du nouchi. Il s’agit le plus souvent de procédés de création lexicale telles que celles ayant trait au phénomène de coarticulation, les onomatopées, les idéophones, l’hybridation lexicale et les unités phraséologiques.

5.1-Les phénomènes de coarticulation dans la prononciation du nouchi

La coarticulation est un cas de variation morphophonologique qui se retrouve dans la chaîne parlée. Il affecte la prononciation des mots et des expressions en français. N. J. Kouadio (1990) relève qu’en nouchi :

« La prononciation est variable et dépend du niveau en français du locuteur. Le nouchi est surtout caractérisé, sur le plan du rythme, par un débit particulièrement rapide et déroutant. Selon les locuteurs, ce débit contribue également à rendre plus opaque leur langage ». (Kouadio, 1990, p. 375)

Nous avons quelques exemples :
1- « Je suis jahin prêt » (Shado Chris)
2- « Ya des jours coan » (Shado Chris)
3- « Yai pas le temps, je cherche mon lahan » (Shado Chris)
4- « yé m’en fous de kêkin » (Shado Chris)
5- « Odeur de gbeve, ça donne la chaleur » (Shado Chris)
Dans les exemples précités, les mots qui subissent le phénomène de coarticulation sont « jahin », « coan », « lahan », « kekin » et « gbeve ». Certains d’entre eux comme « coan », « lahan » et « kêkin » sont sous le coup de l’agglutination linguistique considérée comme « la fusion en une seule unité de deux ou plusieurs morphèmes originairement distincts, mais qui se trouvent fréquemment ensemble dans un syntagme » (J. Dubois, 2002, p. 22). Ainsi, selon le contexte, d’abord « coan » est la forme relâchée du groupe de mots « comme ça » ; ensuite « lahan » est le résultat de la fusion de « l’argent » ; enfin « kêkin » vient du regroupement morphophonologique de « quelqu’un ». Par ailleurs, l’on assiste aussi a des phénomènes de variations phonologiques dans le mot « jahin » [ja]. Il est la forme déformée de l’adverbe de négation français « jamais » et où la terminaison « mais » est remplacée par la voyelle nasale [] dans « jahin » [ja]. Il en est de même du terme « gbeve » [gbev] résultat de la variation morphophonologique de « gueule ». Ici, la consonne occlusive vélaire sonore [g] dans le mot « gueule » est remplacée par la consonne [gb] et la labiodentale fricative [v] est mise à la place de la dentale alvéolaire [l] dans « gbeve » [gbev].

5.2-Les onomatopées

On appelle onomatopée, une unité lexicale créée par imitation d’un bruit naturel (J. Dubois, 2002, p. 334). Plusieurs mots nouchi sont créés selon ce procédé morphosyntaxique. Nous avons quelques exemples extraits de chansons du couper décaler :
6- « Laisse-moi le gbô à danser » (Ariel Sheney)
7- « Je t’ai donné mon cœur, tu as pris pour krikata panpan !!! » (Ariel Sheney)
8- « Dans toute chose, faut être cracra » (Shado Chris feat Serges Beynaud)
Selon le contexte, le terme « gbô » [gbɔ] veut dire « salutations ». Il est produit par imitation du son du croisement de deux poings (J-C. Dodo, 2015, p. 124). Péjorativement, la locution « krikata panpan » signifie dénigrer. Il s’agit de l’imitation du son des galops du
cheval (Dodo, 2015, p. 124). Enfin, « cracra », pris dans le sens de se comporter comme un dur, imite le son d’une clé dans une serrure que l’on tente d’ouvrir avec beaucoup de difficultés.

5.3-Les idéophones

De nombreux mots en nouchi sont créés selon le procédé morphosyntaxique de l’idéophonie. Selon R. Kaboré (1993), l’idéophonie est un :

« Procédé aux manifestations diverses qui consiste à donner aux termes une forme, une structure qui se veulent en elles-mêmes évocatrices, à l’intérieur d’une communauté donnée, de leur signification, ou qui sont propres en elles-mêmes à susciter une certaine impression ». (R. Kaboré, 1993, p. 7)

Nous avons quelques exemples d’idéophones en nouchi extraits de chansons du couper décaler :
9- « Tu pries le bon Dieu, tu fais de ton mieux mais ça zaï quand même ! » (Shado Chris)
10- « Tu perds mon temps dans remba » (Shado Chris)
11- « Ma go a kpakit » (Shado Chris)
12- « Tu gères le bizi de tous les zizi » (Shado Chris)
13- « Si tu n’as pas money, faut te gbré sur le côté » (Shado Chris feat Serges Beynaud)
14- « Jordan au pied, mon compte est gbé, vitre tintée, faut pas tester !!! » (Shado Chris feat Serges Beynaud)
15- « Ma chérie, tu es vilaine mais je vais djô quand même » (Shado Chris feat Serges Beynaud)
16- « Mais tu étais où quand je lavais les carreaux, cirer les chaussures, kêtê kêtê sous le soleil » (Serges Beynaud) Selon le contexte,

– « zaï » veut dire échouer
– « remba » signifie ragot
– « bizi » prend le sens de faire des affaires, business ou se prostituer
– « gbré » a le sens de se cacher
– « gbé » signifie plein, rempli
– « djô », c’est rentrer ou pénétrer
– « kêtê kêtê » peut être interprété dans le sens de se débrouiller.

5.4-L’hybridation lexicale

L’hybridation est un procédé de création lexicale. Elle permet l’association de plusieurs mots d’origine diverse pour aboutir à une unité linguistique autonome. Selon J. M. Tapé (2016) :

« L’hybridation lexicale consiste (…) à l’adjonction de lexèmes d’une langue A à ceux d’une langue B afin de créer des mots « autonomes ». Le procédé favorise un sentiment d’insécurité linguistique perçu, non pas comme une gêne voire comme un complexe mais comme un moyen morphophonologique d’assurer l’avenir du nouchi. Le phénomène occasionne un métissage des usages linguistiques en francophonie » (J-M. Tapé, 2016, p. 3).

Voici quelques exemples de mots hybrides en nouchi extraits de chansons du couper décaler :
17- « Yôrôgang on est fort ! » (Ariel Sheney)
18- « A tous les bramôgôs du ghetto » (Ariel Sheney)
Dans les exemples précités, l’on identifie des mots hybrides, tels que :
– « Yôrôgang » : ce mot est la combinaison d’un terme dioula « yôrô » (endroit)
associé à un mot français « gang » (bande de malfaiteurs). Cependant, selon le contexte, « yôrôgang » veut dire bande d’artistes chanteurs organisés pour valoriser le concept couper décaler.
– « Bramôgôs » : est l’association du mot français « bras » (membre supérieur du corps humain) suivi du mot d’origine dioula « môgô » (personne). Contextuellement, un « bramôgô » est une personne de confiance, un frère de sang. Certains mots hybrides naissent également par suffixation. Ils sont le résultat de leur association aux suffixes français ou anglais pour créer de nouveaux mots. Selon J-M. Tapé (2016) « le phénomène fait suite à l’intrusion du nouchi à l’école où il épouse les procédés de création lexicale des langues européennes » (J-M. Tapé, 2016, p. 4). Nous avons quelques exemples dans les phrases suivantes :
19- « J’étais galérer au quartier, tout le monde me regardait en bizarre » (Serges Beynaud)
20- « Ce son-là, c’est pour tous les grouilleurs, c’est pour tous les woyoman, tous les gbakaman » (Serges Beynaud)
Dans ces exemples, les mots hybrides sont créés à partir des suffixes français « -ER » et « – EUR » et du suffixe anglais « -MAN » :
« -ER » : marque d’infinitif verbal en français. Il sert à créer le verbe nouchi « galérer »
– « Galérer » vient de « galère » + -ER : veut dire souffrir dans la misère
« -EUR » sert à former des noms d’agent

– « Grouilleur » est formé du verbe « grouiller » + -EUR. Le mot « grouilleur » signifie
débrouillard.
« -MAN » : est le suffixe anglais le plus prisé par les nouchiphones. Il permet d’établir « un lien entre l’être humain et son activité ou son addiction » (Tapé, 2016 : 7).
– « woyoman » vient du mot nouchi « woyo » (taxi) + -MAN. Un « woyoman » est un conducteur de taxi.
– « gbakaman » vient du mot baoulé « gbaka » (panier) + -MAN. Un « gbakaman » est
un conducteur de minicar ou de véhicule de transport en commun.

6-Les unités phraséologiques

J. Dubois (2002) définit une unité phraséologique comme « une construction propre à un individu, à un groupe ou à une langue… La phraséologie se définit non par l’écart qu’elle représente par rapport à la langue, mais par le caractère stabilisé de la combinaison qu’elle constitue » (J. Dubois, 2002, p. 366). Par moment, en s’exprimant, l’on a l’impression que les nouchiphones parlent en français mais dans les langues locales. Nous avons quelques exemples extraits de chansons du couper décaler :
21- « Eh toi la go ! moi qui avais mis ma gamme sur toi, tu m’as donné un de ces goumins qu’on ne vit qu’une fois ! » (Shado Chris)
22- « eh ! deux jours-là, vous avez votre gamme sur moi hein ! » (Shado Chris)
23- « Quand je suis tout seul, je pense à nous deux et puis yai goumin – ya des jours coan » (Shado Chris)
24- « Ya des jours où tu tapes poto seulement » (Shado Chris)
25- « Avec Dieu ya pas poto » (Ariel Sheney)
26- « C’est toi qui a chié ! » (Ariel Sheney)
Dans la série d’exemples mis en évidence, nous avons identifié des unités phraséologiques telles que les syntagmes verbaux « mettre sa gamme sur quelqu’un » (21) & (23), « avoir goumin » (23), « taper poto » (24) & (25). Ainsi :

– « Mettre sa gamme sur quelqu’un » : propos insultants ou critiques dégradantes
– « Avoir goumin » : chagrin d’amour
– « Taper poto » : échec
– « C’est toi qui a chié ! » signifie échec.

Conclusion

En Afrique, et particulièrement en Côte d’Ivoire, les politiques de développement des villes s’intéressent plus aux disparités économiques et sociales au détriment des potentialités linguistiques des zones à urbaniser. Pourtant, s’intéresser aux langues qui foisonnent en milieu urbain est un élément important pour assurer le développement des villes. A Abidjan, les modes d’appropriation du français par les locuteurs ont favorisé l’émergence de variétés langagières. Ces dernières ont une fonction de communication et servent de moyen d’expression et d’identité linguistique. En outre, elles sont le signe des incidences de l’espace urbain sur le français à Abidjan. Le nouchi, variété langagière parlée au départ par ceux qu’on considérait comme les reclus de la société, en est la parfaite illustration. Ce parler a réussi rapidement à se répandre au sein de la population, à travers les genres musicaux urbains comme le couper-décaler. Le nouchi peut ainsi revendiquer son appartenance au milieu urbain et servir aussi bien de plan directeur que de medium linguistique au développement d’Abidjan.

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Discographie

Ariel Sheney, 2018, « Ghetto »
Ariel Sheney, 2018, « Colette »
Shado Chris, 2018, « Menbalescouilles »
Shado Chris feat Kadja, 2018, « Ya des jours cohan »
Shado Chris, 2017, « Chaleur »
Shado Chris, 2017, « Bizi »
Shado Chris feat Serge Beynaud, 2016, « C’ nous les boss »
Shado Chris, 2015, « Je suis jahin prêt »
Shado Chris, 2015, « Mon lahan »

Auteur(s)


1 Jean-Martial TAPE; e-mail: jeanmartialtap@yahoo.fr – Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody Abidjan

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