Transport multimodal : une articulation difficile entre le secteur informel et les transports capacitaires projetés

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Multimodal transport: a difficult connection between the informal sector and projected capacity transport

Irène KASSI-DJODJO

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) irenekassi@yahoo.fr

Résumé :

L’adéquation entre l’offre et la demande en transport dans la métropole abidjanaise reste depuis près de trois décennies une équation insoluble pour les gestionnaires des transports urbains. La ville fait face à une demande en transport sans cesse croissante, conséquence d’une urbanisation accélérée, illustrée par un étalement spatial sans précédent et un croît démographique rapide. De ce fait, l’urbanisation s’étend très loin de la cité intra-muros et le service public de transport assuré par les autobus se trouve limité en termes capacitaire. La réponse à cette demande est jusque-là inefficiente. Il se développe parallèlement un transport populaire dit informel en complément du service public. Confinés au départ dans les marges de la ville, les taxis collectifs « woro-woro » et les minibus « gbaka » vont devenir des années plus tard les modes dominants. Or, le développement d’Abidjan impose de repenser le secteur des transports urbains et surtout revoir le système existant en renforçant les capacités et les performances. C’est dans ce contexte qu’a été prise l’initiative de la mise œuvre de réseaux BRT1[1]  et métro. L’arrivée des transports capacitaires va bouleverser le système existant. Désormais, il sera question d’un système multimodal avec une intégration opérationnelle et tarifaire de tous les modes. Cette articulation entre les modes s’annonce difficile du fait de l’informalité des modes majoritaires. Comment seront pris en compte ces services informels dans ce nouveau système ? Et comment parvenir à professionnaliser les acteurs informels pour une meilleure réussite de l’articulation des divers modes ? Pour y répondre, une enquête qualitative a été réalisée auprès des transporteurs et de l’Autorité de la Mobilité Urbaine d’Abidjan (AMUGA), précédée par une recherche documentaire. Il ressort de cette réflexion que la forte présence du secteur informel, la professionnalisation des acteurs informels et la restructuration des réseaux existants constituent des enjeux majeurs pour l’articulation entre les modes informels et capacitaires.

Mots clés : Abidjan, transport multimodal, transport informel, transport capacitaire, BRT, Métro.

Multimodal transport: a difficult connection between the informal sector and projected capacity transport

Abstract

Balance between transport supply and demand in the Abidjan metropolis remains an insoluble equation for urban transport managers for nearly three decades. The city faces an ever-increasing demand for conveyance which is a consequence of the huge urbanization, illustrated by unprecedented spatial sprawl and rapid population growth. As a result, urbanization extends far from the inner city so that, the public transport service provided by buses is maladjusted. The response to this request has so far been inefficient. At the same time, the popular so-called informal transport will get reinforced in addition to the public service. origially confined to the outskirts of the city, “woro-woro” some collective taxis and “gbaka” minibuses have become the dominant modes years later. However, the development of Abidjan requires rethinking the urban transport sector and above all reviewing the existing system by strengthening capacities and performance. It is in this context that the initiative for the implementation of BRT and metro networks has been initiated. It is without a doubt that the arrival of high-capacity transport will upset the existing system. From now on, it will be a question of a multimodal system with operational and pricing integration of all modes. This articulation between the modes will certainly be difficult due to the informality of the majority modes. Thus, we wonder how these informal services will be taken into account in this new system? And how to professionalize the informal actors for a better success of the articulation of the various fashions? To answer this, a qualitative survey was carried out with carriers and the Abidjan Urban Mobility Authority (AMUGA), preceded by documentary research. It emerges from this questioning that the strong presence of the informal sector, the professionalization of informal actors and the restructuring of existing networks constitute major challenges for the articulation between informal and capacity modes.

Keywords: Abidjan, multimodal transport, informal transport, transport capacity, BRT, Metro (Underground).

Introduction

La Côte d’Ivoire est l’un des pays les plus urbanisés d’Afrique Subsaharienne. Abidjan, la capitale économique est la première ville du pays à plusieurs titres. Elle est de loin la plus grande ville ivoirienne au plan économique, administratif, démographique et spatial. Elle est le moteur de la croissance économique du pays. Abidjan et sa région proche abrite 21,7 % de la population totale (RGPH[2], 2021), 80 % des emplois formels et 90 % des entreprises formelles (Banque Mondiale, 2016). Selon le recensement de 2021, elle compte 6 321 017 habitants et représente environ 41 % de la population totale urbaine de la Côte d’Ivoire (RGPH, 2021).

C’est la sixième plus grande ville d’Afrique après le Caire, Lagos, Kinshasa, Luanda et Khartoum et couvre une superficie d’environ 50 000 hectares. Cette croissance spatiale et démographique accroît les besoins de mobilité de la population, qui de plus en plus réside dans les périphéries et travaille dans le centre et le sud de la ville. L’accroissement des déplacements induits par ces évolutions est insatisfait par le système des transports existants, assuré par les services conventionnés d’une part et les services informels d’autre part, représentés par les minibus « gbaka » et les taxis collectifs « woro-woro ». Le secteur informel, en complément aux services de transports dits formels, est paradoxalement aujourd’hui dominant dans l’offre de transport collectif. Or, le développement urbain d’Abidjan impose de repenser le secteur des transports urbains et surtout revoir le système existant en renforçant les capacités et les performances. C’est dans ce contexte qu’a été prise l’initiative de la mise œuvre de réseaux BRT et métro à la fois plus modernes et plus performants par l’Etat ivoirien, à l’instar d’autres pays sur le continent.

Cette politique visant à l’amélioration des offres de transport et à la fluidité de la circulation se heurte cependant à l’articulation entre les services. L’intégration opérationnelle et tarifaire des modes existants dans le système multimodal interroge la capacité d’ancrage des services informels dans ce nouveau dispositif. Cette articulation voulue entre les services existants et les transports capacitaires projetés s’annonce difficile du fait de l’informalité des modes majoritaires. Comment seront pris en compte ces services informels dans ce nouveau système ? Il est aussi question de professionnaliser les acteurs informels, comment y parvenir ? Ce sont autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans la présente contribution.

1               – Etat des connaissances sur le changement de paradigme dans le secteur des transports urbains en contexte africain et méthodes de collecte des données primaires

La méthodologie de collecte des données se fonde à la fois sur un état des connaissances sur les déterminants de l’émergence des transports capacitaires en contexte africain et sur une enquête qualitative issue d’un focus group avec des transporteurs et des entretiens réalisés auprès de

deux responsables de l’autorité organisatrice des transports urbains sur les contraintes liées à l’articulation entre les différents modes (existants et arrivants).

            1.1-     De la nécessité des transports de grandes capacités

La mise en œuvre des transports capacitaires dans les métropoles africaines tient de ce que ces grands centres urbains font face à des défis majeurs, notamment celui de l’urbanisation accélérée qui accroît les besoins de mobilités des populations. « Le rythme de l’urbanisation en Afrique dépasse celui de tout autre continent » à en croire T. Förster et C. Ammann (2018, p. 1). En effet, selon l’ONU-Habitat (2008) « les pays en développement enregistrent actuellement la croissance urbaine la plus forte. D’ici à 2050, la moitié de la population d’Afrique vivra en zone urbaine ». Cette accélération de l’urbanisation s’accompagne, comme il fallait s’y attendre, d’une augmentation constante de la population urbaine et d’un desserrement du tissu urbain dans les marges métropolitaines, contribuant ainsi à un étalement urbain sans précédent. 

La Côte d’Ivoire est l’un des pays les plus urbanisés d’Afrique subsaharienne et l’agglomération du Grand Abidjan est le moteur de la croissance du pays. Plus de la moitié de la population ivoirienne soit 52,5% (RGPH, 2021) vit dans les centres urbains. Cependant, on observe une forte disparité spatiale entre l’Agglomération du Grand Abidjan et les autres villes. Avec un taux d’accroissement urbain de 3,7% entre 1998 et 2014, la population abidjanaise qui était de

362 600 habitants en 1965 est passée à 949 000 habitants en 1975, puis 2 953 018 habitants en 1998 pour atteindre 4 395 243 habitants en 2014 (DCGTx[3], 1995, INS[4], RGPH, 1975, 1998, 2014). En 2020, l’Institut National des Statistiques (INS) estimait à 5 088 085 habitants la population d’Abidjan (A. H. Aman et C.Y. Koffié-Bikpo, 2021, p. 11), soit 42% de la population urbaine du pays et le recensement de 2021 à 6 110 642 habitants. L’agglomération abidjanaise devrait atteindre 10 millions d’habitants à l’horizon 2040 (Banque Mondiale, 2019, p.11). Estimée à 375 000 habitants en 1960, la population de Dakar, à l’image de celle d’Abidjan, est passée à 813 300 habitants en 1976, ensuite à 1 800 000 habitants en 1988 pour atteindre 3 137 196 habitants en 2013 (S. M. Seck, 2021, p. 67). Selon les projections de l’ANSD[5] (2015) cité par S. M. Seck (2021, p. 67), la population dakaroise devait atteindre 4 356 697 habitants en 2025.

Cette forte croissance démographique d’Abidjan, à l’instar de toutes les métropoles africaines, a engendré une dynamique spatiale toute aussi forte. La métropole ivoirienne couvre, selon l’INS et le RGPH 2014 (cité, par A. H. Amman et C. Y. Koffié-Bikpo) une superficie de 8 750 km2, soit une densité de 234 habitants/km2

Elle s’accompagne aussi d’une croissance des besoins en mobilité (I. Kassi, 2007, Y. Méité, 2014). Depuis la fin de la crise politique et militaire au cours de la décennie 2010, des investissements massifs sont consentis à la réalisation des infrastructures routières et notamment dans l’agglomération du Grand Abidjan confrontée à la faiblesse de l’offre des transports urbains, à la vétusté du matériel roulant, au manque de coordination dans l’organisation du secteur du transport urbain, etc. Il ressort du Schéma Directeur des Transports

Urbains du Grand Abidjan (SDTUGA) (2015) que les moyens de transports urbains existants sont peu fiables et coûteux, à cela s’ajoute une forte domination du secteur informel, une inadéquation entre l’offre et la demande ainsi qu’une congestion croissante des voies de communication, pour ne citer que ces raisons, qui entravent la compétitivité de cette agglomération. Or, selon la Banque Mondiale (2019, p. 35) « il est estimé, qu’environ 80% du revenu national est produit dans et autour d’Abidjan ». En sus, le coût élevé du transport et la faiblesse de l’offre des transports urbains rendent difficile l’accès aux emplois de la population vivant dans les marges de la ville. Cette entrave à la compétitivité fait de la problématique du transport urbain l’une des préoccupations majeures des opérateurs économiques ivoiriens. « Pour 57% de ces opérateurs, le transport est la contrainte qui nuit le plus à leur compétitivité, ce qui est largement supérieur aux taux observés dans les autres pays de la région…seuls 18 et 23% des opérateurs interrogés ont la même appréciation à Accra et Dakar » (Banque Mondiale, 2019, p. 38). Le transport est donc un obstacle très important au développement des activités économiques. Les pertes économiques combinées à l’insuffisance de mobilité urbaine sont considérables aussi bien pour les entreprises que pour les ménages tout en induisant des externalités négatives en termes de pollution et d’insécurité routière.

Tous ces facteurs identifiés, qui sont communs aux grandes villes africaines, à des degrés différents tout de même, ont milité en faveur d’un changement de paradigme notamment l’option pour une mise en œuvre des transports de grandes capacités, tels que le BRT et le métro. Cependant, force est de constater que les travaux universitaires sont rares sur le thème, du fait du caractère récent de ces projets dans les métropoles d’Afrique subsaharienne, d’où notre intérêt pour le sujet.

            1.2-     Méthodes de collecte des données de terrain

Les données secondaires ont été complétées par une collecte d’informations auprès des acteurs du secteur des transports urbains. Cette enquête purement qualitative a été effectuée en deux phases. La première, en date du 17 mai 2022, a porté sur un focus group réalisé avec des représentants de cinq organisations des transporteurs artisanaux, à savoir le secrétaire général du collectif des transporteurs de la commune de Yopougon, le représentant du secrétaire général du transport communal d’Adjamé, le président de l’association pour les devoirs et droits des chauffeurs de Côte d’Ivoire, le président du comité d’administration de la Société Coopérative et son adjoint ainsi qu’un représentant du District Autonome d’Abidjan. Les échanges pendant cette rencontre ont permis d’évaluer le niveau de connaissance de ces acteurs du nouveau système de transport urbain projeté par les pouvoirs publics, de se rendre compte de leur degré d’implication et surtout du rôle qui sera le leur dans le nouveau dispositif et d’identifier les points qui pourraient être des contraintes à la réussite de l’articulation envisagée entre les modes informels et les transports capacitaires. La seconde phase, effectuée le 30 mai 2022, a concerné les entretiens auprès de deux responsables de l’AMUGA[6], qui ont instruit sur les actions entreprises auprès des différents acteurs dans le cadre de ces projets. Ces entretiens très riches en informations, outre les actions réalisées, ont permis de passer en revue toute la politique

menée en vue de la professionnalisation des acteurs informels, leur intégration dans le système multimodal projeté et les contraintes liées à cette articulation des modes. 

2- Résultats : les contraintes à l’articulation entre les modes informels et les transports projetés

L’arrivée des transports capacitaires impose une réforme du secteur des transports urbains d’Abidjan. Elle vise principalement à la professionnalisation du secteur informel en vue de son intégration dans le système multimodal. Cependant, l’analyse de la situation présage des difficultés qui pourraient s’avérer une menace à l’articulation des différents modes. 

2.1-      La forte présence du secteur informel 

Le système de transport urbain d’Abidjan est caractérisé par une forte domination du secteur informel, comme en témoignent les parts de marché des différents modes : 11,2% de part du maché du transport public assurée par la Sotra[7]  contre 29,7% pour les minibus gbaka et 39,2% pour les taxis collectifs woro-woro (Schéma Directeur des Transports Urbains du Grand Abidjan, 2014, p. 28). Les deux modes informels, woro-woro et gbaka, représentent à eux-seuls

66% des parts de marché. En 2013, les bus de la Sotra n’assuraient que 650 000 déplacements sur un ensemble de 4,9 millions de déplacements par jour des personnes à Abidjan. Entre 2002 et 2012, le nombre de personnes transporté par la Sotra passait de 750 000 passagers jour à 400 000 passagers, soit une régression de 47 % (Schéma Directeur des Transports Urbains du Grand Abidjan, 2014, p. 29). Parallèlement, les modes informels connaissent un accroissement de leur parc ainsi que leur part de marché.

Cette présence très marquée du secteur informel s’avère une menace à l’articulation des modes étant donné l’absence de coordination entre les parties prenantes et de coopération entre les institutions en charge de ces transports informels. L’atomisation du secteur pose le problème de sa gouvernance. C’est un secteur caractérisé par une multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents, par l’incivisme et le manque de respect des règles éditées. Qu’il s’agisse des organisations syndicales ou des municipalités, tous éprouvent des difficultés à organiser ces transports informels. L’essor de ces modes et l’accroissement des gares spontanées qu’ils favorisent révèlent l’inefficacité des collectivités territoriales à gérer les services informels sur leurs territoires. 

2.2- La professionnalisation : un autre enjeu de l’intégration des transports informels 

Le secteur informel est également marqué par un taux élevé d’analphabétisme, qui est une difficulté supplémentaire à l’articulation des modes. La reforme envisage une professionnalisation des acteurs informels avec à la clé une formation en vue de les rendre compétents et professionnels. Mais l’analphabétisme des acteurs est un sérieux frein à la réalisation de cette composante du projet et amène à s’interroger sur l’éligibilité de tous les acteurs. A l’évidence, une partie non négligeable des acteurs sera inéligible à cause de son niveau d’instruction. En sus, l’analphabétisme peut constituer un obstacle à la création d’entreprises. L’articulation des modes nécessite l’organisation des acteurs informels en entreprises puis en Groupes d’Intérêt Economique (GIE). Comment y parviendront-ils, ne sachant ni lire ni écrire pour une grande partie des acteurs ? En effet, créer et gérer une entreprise suppose un certain niveau d’éducation que tous n’ont pas. En outre, la professionnalisation nécessite une bonne connaissance des acteurs. Ce qui n’est pas encore le cas. L’identification et le profilage initié par l’Autorité organisatrice des transports urbains dans le Grand Abidjan sont toujours en cours. L’atomisation du secteur et notamment le grand nombre d’acteurs complexifie toute étude sociodémographique qui pourrait justifier la lenteur d’une telle opération et qui fait craindre aux transporteurs informels rencontrés dans le focus group l’échec d’une telle opération. Selon eux, des annonces ont été faites mais elles ne sont pas concrètes pour l’instant, alors que le fonctionnement des services capacitaires est pour bientôt. Toutefois, le dénombrement et le profilage mis en œuvre à l’échelle métropolitaine est une première et la méthodologie employée pour des résultats fiables et suffisamment proches de la réalité révèle l’ampleur de la mission. Car, il ne faut pas oublier le caractère atomisé du secteur avec ses cent mille postes de travail (Banque Mondiale, 2019, p. 11). Il ressort des échanges avec les opérateurs informels une ignorance certaine pour la majorité du projet d’intégration du secteur informel au système multimodal, qui constitue un risque à la réussite de ce projet. Certes, ils sont associés aux rencontres d’informations mais les interlocuteurs de la puissance publique sont les responsables des faitières, en l’occurrence le HCPETR[8]. La base ignore totalement tous les enjeux qui se jouent autour de ce vaste projet du transport urbain d’Abidjan. La professionnalisation est un terme dont la signification n’est pas toujours comprise comme nous avons pu le constater lors du focus group. Par ailleurs, il se lit une inquiétude chez les opérateurs artisanaux quant à l’avenir de leur activité. Il est ressorti de nombreuses interrogations sur leur rôle dans le futur schéma, notamment celui des chauffeurs, des auxiliaires, des acteurs analphabètes, etc.

2.3-      La restructuration des réseaux existants : un autre point d’achoppement 

L’arrivée des services capacitaires impose une restructuration des réseaux des services d’autobus et de transports informels. Les services informels s’articuleront aux modes capacitaires par le biais du système de rabattement. Les premiers et derniers kilomètres seront assurés par les modes informels en complémentarité de l’opérateur historique (Sotra). Si cette restructuration est déjà à l’œuvre à la Sotra, ce n’est pas encore le cas au niveau des réseaux informels. Ce point peut être un risque potentiel à l’efficacité des services capacitaires. Une restructuration mal réussie maintiendrait la concurrence sur les réseaux capacitaires avec un risque sur l’atteinte des objectifs. La réussite du nouveau système de desserte métropolitaine nécessite l’adhésion des acteurs informels au système de rabattement projeté. En outre, on peut noter une insuffisance de communication, car très peu d’artisans sont informés des changements à venir. 

3- Discussion : l’intégration des transports informels un enjeu majeur pour les systèmes multimodaux dans les métropoles africaines

De la réflexion sur l’articulation entre les modes de transports existants et les transports capacitaires projetés, il ressort plusieurs points de vigilance. L’informalité des modes dominants à Abidjan (woro-woro, gbaka), et la professionnalisation des acteurs, voire la formalisation du secteur constituent des difficultés à la réussite de l’intégration de ces modes au système multimodal. Les services informels posent des défis qui complexifient leur intégration au système de transport global. Cette approche intégrée du transport et de la mobilité à Abidjan fait face, comme dans tous les pays d’Afrique où des projets similaires ont été initiés ou sont en chantier, notamment au Sénégal (S.M. Seck, 2021, p. 11), en Ethiopie (C. Nallet, 2018, p. 17) et en Afrique du Sud (R. Lomme, 2004, p. 79, 80), à des enjeux dans le processus de planification du transport dans un contexte de croissance urbaine accélérée. En effet, « le tramway d’Addis Abeba a été pensé comme un projet vitrine de valorisation de l’espace urbain et comme une solution de transport de masse aux grands enjeux d’urbanisation et d’étalement des grandes villes africaines » (C. Nallet, 2018, p. 35). Le secteur informel dans nombre de pays en développement, à l’instar de l’Afrique du Sud, assure les deux tiers des déplacements réalisés en transports publics (R. Lomme, 2004, p. 79). Il concurrence « …avec succès les prestataires attitrés du service public (opérateurs publics ou privés de bus et société nationale concessionnaire des trains de banlieue) au point de les marginaliser…). La formalisation du secteur informel dans ce pays s’est heurtée, toutefois, à trois difficultés, notamment, politique, opérationnelle et financière. En Côte d’Ivoire, au-delà des enjeux de gouvernance, d’opérabilité et de tarification, il subsiste un enjeu majeur, celui de la formalisation et de la formation des acteurs informels qui conditionne dans bien des cas la réussite de l’articulation des modes à Abidjan. « L’intégration entre les modes s’inscrit dans une réglementation affirmée par les contrats de concession. Dès lors, le mode artisanal doit opérer une mue pour tenir une place dans le processus… La liaison intermodale suppose une reconnaissance, donc une formalisation » (B. Diané, 2022, p. 78). Or cette formalisation passe par la formation qui ellemême se heurte à l’analphabétisme des acteurs qui constitue un point de vigilance. Ce secteur se caractérise par un taux d’illettrisme élevé. Selon I. Kassi (2007) 24 % des chauffeurs woroworo ne savaient ni lire ni écrire dans les années 2000. Ce taux était très élevé chez les chauffeurs de gbaka qui était de 44 %. En moyenne, 34 % des chauffeurs des deux modes étaient analphabètes. Ces statistiques encore d’actualité aussi bien chez les chauffeurs que chez les propriétaires complexifie le processus de formation et de professionnalisation. L’exclusion de cette catégorie non négligeable peut s’avérer contreproductif et impacter la performance du système global. Comme le fait remarquer B. Diané (2022), dans les métropoles où s’articulent les différents modes comme Dakar, la restructuration du réseau de transport est un processus de longue haleine, car s’attaquer à une offre informelle et atomisée, pour la muer en une offre formelle, demeure une opération délicate. La restructuration du réseau ne sera efficiente et durable que s’il y a l’inclusion et l’adhésion de l’ensemble des opérateurs informels.  

Conclusion

Plusieurs points à risque ont été identifiés dans la mise en œuvre de l’articulation entre les services informels et les services capacitaires projetés, entre autres, le niveau d’alphabétisation des acteurs informels (conducteurs, propriétaires, gestionnaires des gares, etc.), l’ignorance du projet par les acteurs sur le terrain, la mauvaise connaissance du secteur et la lenteur dans l’exécution de la composante professionnalisation et formation. La réussite de l’articulation entre les modes existants et les modes capacitaires requiert une bonne communication auprès des opérateurs informels qui ont des habitudes, des façons de faire qui sont difficiles à abandonner. Le processus de formation et de professionnalisation jusque-là en léthargie, devait connaître assez rapidement un début d’exécution qui permettrait d’aborder plus sereinement l’intermodalité dans un système intégré. Rassurer les vétérans du secteur et les moins instruits qui sont plus réticents, parce que le projet revêt pour eux des germes d’exclusion. Une bonne communication sur les enjeux futurs permettrait la prise de conscience de l’importance du changement de paradigme dans les pratiques de mobilité. Anticiper également la réflexion sur la question de compensation en cas de perte de revenus des opérateurs informels, car la restructuration du réseau peut entraîner des baisses de recettes, notamment sur les lignes de rabattement plus réduites comparativement aux lignes de desserte anciennes. La perte de revenus pourrait maintenir les opérateurs informels hors du système et créer la concurrence sur les lignes des transports de masse. Tous ces aspects constituent des points de vigilance à traiter avec grands soins pour éviter l’échec du projet.

Références bibliographiques

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  • Förster Till, Ammann Carole, 2018, Les villes africaines et le casse-tête du développement, Revue internationale de politique de développement, [en ligne] consulté le 25 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/poldev/3352;DOI: https//doi.org/10.4000/poldev.3352.
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  • Méité Youssouf, 2014, Gouvernance du transport urbain et mobilité durable dans le district d’Abidjan (Côte d’Ivoire), Thèse de doctorat de Sociologie, Université de Strasbourg, 325 p.
  • Nallet Clélie, 2018, Le défi des mobilités urbaines en Afrique. Le cas du tramway d’AddisAbeba, Notes de l’Ifri, Ifri Programme Afrique Subsaharienne, 35 p.
  • ONU-Habitat, 2008, Conférence de presse sur le « Rapport sur la situation des villes dans le monde 2008-2009 : villes harmonieuses », Département de l’information, Service des informations et des accréditations, New York.
  • Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH), 2021.
  • Schéma Directeur des Transports Urbains du Grand Abidjan (SDTUGA), 2015, Agence Japonaise de Coopération Internationale (JICA), 523 p.
  • Seck Serigne Mbacké, 2021, Dynamique des transports collectifs informels dans les mutations de l’espace urbain à Dakar (Sénégal), Thèse de doctorat de Géographie, Université Assane Seck de Ziguinchor, 306 p.

[1] Bus Rapid Transit

[2] Recensement Général de la Population et de l’Habitat

[3] Direction Centrale des Grands Travaux 

[4] Institut National des Statistiques 

[5] Agence Nationale de la Statique et de la démographie (Sénégal)

[6] Autorité pour la Mobilité dans le Grand Abidjan. C’est l’Autorité organisatrice des transports urbains dans le Grand Abidjan

[7] Société des Transports Abidjanais

[8] Haut Conseil du Patronat des Entreprises de Transport Routier de Côte d’Ivoire  

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