Impacts socioéconomiques de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo (Guinée)

Socioeconomic impacts of the N’Zerekore-Lola-N’Zoo road (Guinea)

Koly Noël Catherine KOLIE

kncksamovitch@gmail.com

Irène KASSI-DJODJO

irenekassi@yahoo.fr, Université Félix HOUPHOUËT BOIGNY

Résumé :

Cet article vise à comprendre les impacts socioéconomiques de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo en Guinée. La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo joue depuis l’époque coloniale un rôle capital dans les échanges socioéconomiques entre la région naturelle de la Guinée forestière et la Côte d’Ivoire. Ce rôle s’est davantage renforcé au cours de ces dernières décennies, en témoignent les nombreux flux de marchandises qui transitent par cette voie de circulation. Toutefois, ces flux en provenance de cette région de la Guinée vers la Côte d’Ivoire sont bien plus importants que ceux en provenance de ce pays. Parmi les flux de marchandises importées de la Côte d’Ivoire, certains sont commercialisés et d’autres destinés à l’agriculture en Guinée. L’importance de la mobilité sur cette route augmente l’influence socioculturelle et économique de la Côte d’Ivoire sur la Guinée. C’est pourquoi le présent article interroge les influences socioéconomiques exercées par cette route sur ces deux pays. Pour y répondre, l’étude a privilégié la recherche documentaire et les enquêtes de terrain qui ont permis de déterminer les diverses influences favorisées par cet axe de circulation majeur de la Guinée forestière. Les résultats de cette recherche montrent l’existence d’importants échanges entre la Côte d’Ivoire et la Guinée avec une dominance des produits économiques, sociaux et culturels ivoiriens par rapport à ceux de la Guinée. Il apparaît également une influence forte du franc CFA sur le franc guinéen dans les échanges commerciaux. La route N’Zérékoré-Lola- N’Zoo illustre la dynamique sociale, économique et culturelle dans les relations entre ces deux pays de la région ouest-africaine.

Mots clés : Guinée, Côte d’Ivoire, route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo, échanges commerciaux, impact socioéconomique et culturel

Socioeconomic impacts of the N’Zerekore-Lola-N’Zoo road (Guinea)

Abstract

This article aims to understand the socio-economic impacts of the N’Zérékoré-Lola-N’Zoo road in Guinea. Since colonial times, the N’Zérékoré-Lola-N’Zoo road has played a key role in socio-economic exchanges between the natural region of Forest Guinea and Ivory Coast. This role has been further strengthened in recent decades, as evidenced by the many flows of goods that pass through this traffic route. However, these flows from this region of Guinea to Ivory Coast are much greater than those from this country. Among the flows of goods imported from Ivory Coast, some are marketed and others intended for agriculture in Guinea. The importance of mobility on this route increases the socio-cultural and economic influence of Ivory Coast on Guinea. This is why this article questions the socio-economic influences exerted by this road on these two countries. To answer this, the study favored documentary research and field surveys which made it possible to determine the various influences favored by this major axis of circulation in Forest Guinea. The results of this research show the existence of significant exchanges between Ivory Coast and Guinea with a dominance of Ivorian economic, social and cultural products compared to those of Guinea. There also appears to be a strong influence of the CFA franc on the Guinean franc in trade. The N’Zérékoré-Lola-N’Zoo road illustrates the social, economic and cultural dynamics in the relations between these two countries of the West African region.

Keywords: Guinea, Ivory Coast, N’Zérékoré-Lola-N’Zoo road, trade, socio-economic and cultural impact

Introduction

La Guinée est située dans la partie occidentale du continent africain. Elle est limitée à l’Ouest par la Guinée-Bissau et l’Océan Atlantique, au nord par le Sénégal et le Mali, à l’Est par la Côte

d’Ivoire, et au Sud par la Sierra Leone et le Liberia. Le linéaire du réseau routier de la Guinée est de 178 774,23 km (A. Camara, 2019, p.3). Ce réseau routier est constitué de corridors entre la Guinée et les pays frontaliers susmentionnés. Les corridors transfrontaliers de la Guinée sont nombreux. Loin d’être exhaustifs, nous pouvons citer les routes Boké (Guinée)-Québo (Guinée- Bissau), Labé (Guinée)-Médina Gounass (Sénégal), Siguiri (Guinée)-Naréna (Rép. Mali), N’Zoo (Guinée)-Danané (Côte d’Ivoire), Diécké (Guinée)-Ganta (Liberia), et Forécariah (Guinée)-Port Loko (Sierra Leone). Parmi tous ces corridors, la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo est la plus proche de la Guinée forestière dont elle facilite les transactions vers la Côte d’Ivoire. Cette route est une voie d’intégration régionale entre la Côte d’Ivoire, la Sierra Leone, le Sénégal et la Guinée. Les trafics autrefois se faisaient à pied sur cette piste (M. Sacko, 2014, p.41) devenue plus tard une route bitumée. Cette voie construite pendant les travaux forcés, sous l’administration coloniale, est devenue une voie de trafic important entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. Ainsi, les produits agricoles de la région y transitent pour le port d’Abidjan en Côte d’Ivoire, et du port d’Abidjan remontent les marchandises manufacturées vers la Guinée forestière (HCAOF et al, 1995, p.4 ; B. Traoré, 2014, p.10). Elle joue un rôle économique, mais aussi culturel et social au travers des échanges multiformes. En effet, la route N’Zérékoré-Lola- N’Zoo permet le déplacement des populations guinéennes vers la Côte d’Ivoire, et des influences culturelles de ce pays sur les peuples guinéens des espaces frontaliers. Elle est l’unique voie transfrontalière du pays qui a intéressé des sociétés de transport étrangères. Elle est aussi une liaison terrestre d’interconnexion incluse dans le corridor transafricain n°7 Dakar- Lagos (Département des Transports, du Développement Urbain et des Technologies de l’Information et de Communication et Bureau régional du Sénégal (DTDUTIC et BRS), 2016, p.20). Partant de ces constats, il nous est paru nécessaire de porter la réflexion sur les impacts sociaux et économiques de cette route. Pour atteindre cet objectif, il a d’abord été opportun de mener une recherche documentaire et ensuite des enquêtes de terrain. L’identification des impacts socioéconomiques de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo a été facilitée grâce à la démarche méthodologique suivante.

1. Méthodologie

L’exploitation de mémoires, thèses, rapports, ouvrages généraux et articles scientifiques nous ont d’abord permis de situer la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo en Guinée forestière (figure 1). Elle nous a fourni aussi des informations sur les mouvements de populations et des biens sur cette voie depuis la période précoloniale. Enfin, la littérature a permis de recueillir des informations sur les échanges commerciaux facilités par cette route. Ces données secondaires ont consolidé notre base d’informations sur le sujet, en servant de prérequis avant d’aller à la collecte des données primaires sur le terrain. Ainsi, trois périodes où les trafics sont variables ont été choisies pour mener les enquêtes de terrain. Ce sont la période de décembre-avril (2018- 2019) pendant laquelle les trafics sont importants, la période de juillet-novembre (2020-2021) lors de laquelle ces trafics sont peu moyens et la période de mai-juin (2022) au cours de laquelle lesdits trafics sont faibles. Les entretiens, les enquêtes par questionnaire et les observations de terrain ont été menés pour cerner les impacts socioéconomiques de la route N’Zérékoré-Lola- N’Zoo avant (2018-2019), pendant (2020-2021) et après la COVID-2019 (2022). Le recueil des données de terrain a mobilisé plusieurs outils de recherche. Avec un guide d’entretien, les données qualitatives relatives aux impacts socioéconomiques de la route N’Zérékoré-Lola-

N’Zoo, ont été collectées auprès des riverains dans les villes de N’Zérékoré (26%) et de Lola (20%), ainsi que dans les villages de N’Zao (12%), Karana (10%), Moata (9%), Bangoéta (8%), Gama Koni-Koni (9%) et N’Zoo (6%). L’échantillonnage dans ces localités a été non probabiliste, donc sur des choix raisonnés. S’agissant des riverains enquêtés, l’échantillonnage non probabiliste a aussi été privilégié en raison du manque d’identification de ces riverains à partir de données statistiques. Nous avons procédé à ce type d’échantillonnage enfin pour

découvrir les différents impacts socioéconomiques sur ces localités. Ainsi, l’échantillonnage par boule de neige ou en réseau a été mis à profit dans les localités choisies. Après l’entretien d’un enquêté, celui-ci nous met en contact avec un autre et ainsi de suite. Les données collectées ont permis d’identifier la nature des échanges et leur influence sur la vie économique et socioculturelle des peuples.

Carte 1 : Carte de la localisation de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo

Mesurant 90 km entre N’Zérékoré et N’Zoo, village guinéen situé à la frontière entre la Guinée et la Côte d’Ivoire, la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo (planche de photos 1) a été construite en terre entre 1912 et 1930 (Haut-Commissariat de l’Afrique Occidentale Française (HCAOF), 1955, p.7). Cependant, le bitumage de l’axe N’Zérékoré-Lola a été fait en 2000 (photo 1) et celui reliant Lola à N’Zoo a été bitumée en 2019 (photo 2). C’est la voie de l’interconnexion transitaire terrestre ouest-africaine de l’espace CEDEAO. Parmi les corridors de la Guinée, la route Siguiri (Guinée)-Naréna (Rép. Mali) et la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo (Guinée)- Gopoupleu (Côte d’Ivoire) est entièrement bitumée. Par contre celles entre la Guinée et la Guinée-Bissau, ainsi que celles entre la Guinée et la Sierra Leone sont revues en partie. Les autres corridors entre la Guinée et les 6 pays frontaliers sont en terre et en mauvais état (DTDUTIC et BRS, 2016, p.17-37).

Planche photos 1 : Vue de la route bitumée N’Zérékoré-Lola-N’Zoo

Prise de vue : Kolié (nos enquêtes, 2019)

Par rapport aux impacts socioéconomiques de cette route, les données quantitatives ont, quant à elles, été collectées à deux niveaux. D’abord, quatre enquêtes par questionnaire ont été faites auprès des transporteurs et des syndicats des transporteurs dans les gares routières des quartiers ONAH et Commercial de N’Zérékoré. Ces enquêtes ont été complétées par quatre enquêtes par questionnaire faites à la gare routière de Lola auprès de 66 voyageurs, 22 commerçants, 15 transporteurs et 6 syndicats. Ils ont été choisis de façon raisonnée suivant l’échantillonnage non probabiliste par boule de neige (ou en réseaux).

Toutes ces enquêtes ont visé la collecte des données relatives aux flux de voyageurs et de marchandises, aux origines et aux destinations de ces flux de voyageurs, aux principales marchandises transportées, aux statistiques des véhicules de transport entre la Guinée forestière et la Côte d’Ivoire. Ensuite, deux autres enquêtes par questionnaires ont été réalisées au poste frontalier des forces de l’ordre de N’Zoo sur les flux de voyageurs et les statistiques des principales marchandises importées et exportées de la Guinée forestière. L’accord d’accéder aux informations recherchées n’ayant pas été acquis au niveau dudit poste, il a été nécessaire de faire des estimations auprès des transporteurs et des syndicats des transporteurs routiers. Enfin, nous avons fait quatre observations directes sur la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo et dans les deux gares routières de N’Zérékoré et celle de Lola, afin de mieux apprécier l’état de ladite route, sa situation géographique, l’état et la capacité d’accueil des gares routières, les différents modes et moyens de transport et les flux de transaction.

2- Résultats et discussion

Les impacts de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo sont scindés en deux groupes. Premièrement, l’impact social est perceptible à travers les flux importants de voyageurs et par le changement des habitudes alimentaires des populations vivant en Guinée forestière. Deuxièmement, l’impact économique est appréhendé par les flux importants de marchandises importées en Guinée forestière à partir de la Côte d’Ivoire, et l’introduction du franc CFA (Communauté Financière Africaine) à côté des devises guinéenne, libérienne et sierra-léonaise dans les échanges commerciaux. Tous ces impacts socioéconomiques dynamisent et font fonctionner les espaces riverains et les gares routières que cette route dessert.

2.1- Impact social de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo

La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo recouvre favorise les voyages entre la Guinée forestière et la Côte d’Ivoire, et le transfert d’habitudes alimentaires en Guinée forestière.

2.1.1- Des migrations importantes entre la Guinée et la Côte d’Ivoire via la route N’Zérékoré- Lola-N’Zoo

Cette route est la principale voie de transit de grands flux de personnes de la Guinée forestière vers la Côte d’Ivoire. En effet, il y a une forte migration des populations transitant par cette route. Pour assurer le déplacement des populations, des gares routières ont été créées dans les localités limitrophes et parfois plus lointaines comme Abidjan où des départs hebdomadaires y sont organisés. En général, ce sont les transports collectifs qui permettent ces migrations. Ce sont les cars de 62 à 65 places et les minicars d’une capacité de 23 à 40 places qui partent des gares routières de N’Zérékoré et Lola vers Abidjan, en passant par Danané, Man, Duékoué, Daloa, Yamoussoukro, etc., et des gares routières ivoiriennes, comme celles d’Abidjan, Yamoussoukro, Issia, etc. vers la Guinée. Ces migrations le plus souvent économiques sont aussi sociales et touchent toutes les catégories sociodémographiques : hommes et femmes, adultes et jeunes, enfants et vieillards. Ces mouvements de populations sont anciens et se sont développés avec le bitumage de l’axe routier N’Zérékoré-Lola-N’Zoo. Cependant, les flux de populations provenant de la Guinée sont bien plus importants que ceux partant de la Côte d’Ivoire. En effet, le développement économique de la Côte d’Ivoire a pendant longtemps et continue encore d’attirer les ressortissants de toute la sous-région ouest-africaine. Si elles étaient, au départ, purement économiques, aujourd’hui le critère social est déterminant. Les visites familiales occupent une part non négligeable dans les motifs de déplacement. Ainsi, 22% de Guinéens interrogés ont indiqué voyager vers la Côte d’Ivoire pour des raisons familiales, 8% pour les études, 25% pour le travail, 28% pour l’apprentissage de métiers, 12% pour la recherche d’un bien-être et 5% pour des raisons non déclarées. Du côté ivoirien, ce sont plutôt des migrations politiques. La majorité des migrants ivoiriens vers la Guinée s’est déplacée en faveur des crises politiques. L’ouest ivoirien, frontalier à la Guinée forestière, avait été très éprouvé lors des différentes crises qu’a connues la Côte d’Ivoire. Cette région de la Guinée a été une terre d’accueil pour les Ivoiriens fuyant les affrontements sanglants. En effet, en Guinée, vivent des Malinké, Yacouba, Dan, etc., en Côte d’Ivoire vivent des Konon, Kpèlè, Peulh, Manon, Gué, etc. Les déplacements des populations sur cette route sont assurés par le transport collectif (planche photos 2).

Planche photos 2 : Deux véhicules de transport collectifs assurant les voyages entre les deux pays via la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo

Prise de vue : Kolié (nos enquêtes, 2019)

Nombreuses sont les raisons de voyage des Guinéens quittant les régions naturelles de la Guinée, dont la Guinée forestière, vers les grandes villes de la Côte d’Ivoire comme Man, Yamoussoukro, Abidjan et San Pedro (carte 2).

Carte 2 : Carte des migrations entre la Guinée et la Côte d’Ivoire

Très majoritairement, parmi les voyageurs interrogés, 28% vont en Côte d’Ivoire pour l’apprentissage de métiers, 25% pour le travail et 22% pour des visites familiales. De la Côte d’Ivoire, 34,8% des voyageurs reviennent en Guinée pour des visites à la famille restée sur place, 15% pour des séjours, 13,8% pour l’exercice de métiers appris, 24,8% pour des raisons quelques et 11,5% pour un retour définitif.

Les déplacements des populations de la Guinée forestière vers la Côte d’Ivoire dépassent ceux de la Côte d’Ivoire vers la Guinée forestière. Ce sont 9 286 voyageurs de la Guinée forestière qui vont en Côte d’Ivoire et 8 121 voyageurs qui viennent de la Côte d’Ivoire pour la Guinée forestière, mais nombreux parmi eux y sont originaires. Selon plusieurs auteurs, les déplacements de populations sont toujours massifs des régions pauvres vers les régions riches (K. Seneh, 2012, p.101 ; I. A. Yonlihinza, 2011, p.101). Dans les déplacements, les flux de voyageurs de la Guinée forestière à destination de la Côte d’Ivoire sont très élevés par semaine contrairement à ceux de la Côte d’Ivoire vers la Guinée forestière. Les compagnies ivoiriennes de transport routier assurent le trafic entre la Côte d’Ivoire et la Guinée forestière sur la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo (Guinée) en passant par la route Danané-Abidjan via plusieurs villes de la Côte d’Ivoire.

S’agissant des déplacements vers la Côte d’Ivoire via la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo, bon nombre de voyageurs débarquent généralement dans la région des Lagunes surtout à Abidjan (23%), dans la région des Montagnes dont Man (18%), Danané (15%), Biankouma (11%) et Sipilou (10%) pendant que peu vont dans la région des Lacs, précisément à Yamoussoukro (6%), dans la région du Haut-Sassandra notamment à Daloa (5%) et dans la région du Bas- Sassandra particulièrement à San Pedro (4%). Les origines et les destinations sont indiquées par la figure 3. La prédominance du poids de la Guinée dans les trafics routiers avec la Côte d’Ivoire s’explique géographiquement par la proximité frontalière et par les liens socioculturels historiques qu’entretiennent les deux pays. Les Manon, Guio, Guéré, Konon, Kpèlè, Dan, Yacouba, Milli, Maoka et Konianké cohabitent en harmonie dans les localités de Lola (en Guinée), Sipilou, Biankouma, Man (en Côte d’Ivoire), … (B. Traoré, 2014, p.88).

Carte 3 : Carte des voyageurs et des marchandises

Les voyageurs partent des quatre régions naturelles de la Guinée : Guinée forestière, Guinée maritime, Haute Guinée et Moyenne Guinée et de divers horizons de la Côte d’Ivoire.

2.1.2- Un transfert des habitudes alimentaires ivoiriennes vers la Guinée forestière

La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo a permis le transfert de la culture culinaire ivoirienne en Guinée forestière depuis les années 1980. Grâce à cette route, l’atiéké, le placali, le foufou et l’aloco par exemple sont à présent intégrés dans les régimes alimentaires des populations de la Guinée forestière. Plusieurs mets ivoiriens sont maintenant servis à table dans les ménages guinéens. Le séjour des ressortissants guinéens en Côte d’Ivoire a été un grand vecteur de transport de multiples cultures. L’insertion socioprofessionnelle des guinéennes dans la vente de mets à Abidjan (M. S. Diallo et al, 2021, p.110) permet d’importer des expériences culinaires ivoiriennes en Guinée. Depuis le régime de Sékou Touré (1958-1984), des raisons politiques et économiques ont motivé le départ de près de deux millions de Guinéens vers les pays limitrophes parmi lesquels la Côte d’Ivoire (H. Simon-Lorière, 2013, p.166). Selon A. O. Bah et al (1989, p.22), en 1984, environ 630 000 Guinéens vivaient en Côte d’Ivoire. Après le changement du premier régime et suite à l’avènement du Comité Militaire de Redressement National (CMRN), des Guinéens sont rentrés en emportant plusieurs atouts économiques et culturels de leurs pays d’exil. Ce retour a introduit de nouvelles habitudes alimentaires étrangères parmi lesquelles figurent de nombreux mets ivoiriens. En Guinée, et surtout en Guinée forestière, les aliments ivoiriens (atiéké, foufou, foutou, placali, aloco) sont plus régulièrement consommés (figure 1).

Source : Kolié (nos enquêtes, 2020)

Figure 1 : Proportion des mets ivoiriens consommés en Guinée forestière

Parmi les plats ivoiriens consommés en Guinée forestière le foufou, le foutou et le placali (30 %), l’aloco (13 %), et l’atiéké-poisson (25%) sont les plus dominants.

2.2- Impact économique de la route en Guinée forestière

La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo a favorisé le développement des échanges économiques entre la Guinée et la Côte d’Ivoire.

2.2.1- Une diversité de produits importés de la Côte d’Ivoire

Des marchandises composées de vêtements, chaussures, produits cosmétiques, grains de palmier sélectifs prégermés ivoiriens, semences d’hévéa et divers autres produits sont exportés

en Guinée grâce à la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo (figure 3). Ces marchandises importées de la Côte d’Ivoire sont illustrées par la figure 2.

Source : Kolié (nos enquêtes, 2019)

Figure 2 : Les marchandises importées de la Côte d’Ivoire en Guinée forestière

Ces marchandises proviennent généralement d’Abidjan. Mais, de San Pedro, provient la semence d’hévéa. Elles animent le commerce dans les marchés de la région tels que ceux de N’Zérékoré, de Lola et des villages riverains. Le bitumage de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo a rendu les marchés riverains plus réguliers qu’avant 2000. Les produits agricoles sont quotidiennement exposés le long de cette route qui est un espace d’échange commercial et de rencontre des populations. En revanche, ce sont principalement les produits agricoles (café, cacao, cola) qui sont exportés de la Guinée vers la Côte d’Ivoire. A titre d’exemple, en 2004, la Guinée forestière a exporté 52,87% de son café en Côte d’Ivoire (D. Lamah, 2013, p.28).

2.2.2- Introduction du franc CFA dans les échanges commerciaux en Guinée forestière

La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo fait circuler et injecter les devises de part et d’autre grâce à la mobilité des populations et des marchandises. D’abord, la monnaie Guinzé a circulé de la préfecture de Macenta jusqu’à la frontière avec la Côte d’Ivoire par cette route. Dans la région de la Guinée forestière, le Guinzé a successivement été remplacé par le franc CFA en 1945, le franc guinéen (GNF) en 1960, le Syli en 1972 et encore le franc guinéen en 1986 (B. Lootvoet, 1996, p.130-134). Par conséquent, le Syli, le franc guinéen et le franc CFA ont été utilisés de 1912 à nos jours par les populations de la Guinée forestière. Mais depuis les indépendances de la Guinée (1958) et de la Côte d’Ivoire (1960), le franc guinéen et le franc CFA sont simultanément utilisés. Le franc CFA a été introduit dans les échanges commerciaux comme devise unitaire de fixation des valeurs marchandes des produits et services. Cela a surtout été favorisé par la dévaluation du franc guinéen. Au marché non officiel, le taux de change est de 1 FCFA pour 0,06 GNF au lieu de 0,07 GNF au marché officiel. Au marché parallèle, les taux de changes des devises sont plus faibles qu’au marché officiel.

A l’inverse, le franc guinéen n’influence pas les échanges dans la zone CFA, en raison du taux de change élevé du FCFA. Aux différents postes frontaliers guinéens dont celui de N’Zoo, les paiements pour le franchissement du barrage routier se font majoritairement en franc CFA. Selon 58,82 % de nos enquêtés, une somme de 1 000 FCFA y est souvent demandée à chaque voyageur muni de pièces ou pas au lieu de 10 000 GNF. Les 1 000 FCFA représentent environ 12 000 à 15 000 GNF selon les taux de changes. Quant au trafic de marchandises, les frais de

franchissement frontalier se font aussi régulièrement en franc CFA ou en référence au franc CFA. Pour 1 kg de marchandise, 140 à 160 FCFA sont demandés en moyenne (1 GNF = 0.06 à 0,07 FCFA).

En outre, le FCFA favorise les échanges entre les populations du sud-est de la Guinée forestière et celles du nord-ouest de la Côte d’Ivoire grâce aux exportations du café, du cacao et du cola de la Guinée forestière, ainsi qu’aux importations des marchandises de la Côte d’Ivoire. Cette fonction monétaire du franc CFA est remarqué par J. Lama (2006, pp.27-29) pour qui les échanges commerciaux non officiels entre la Guinée et les pays limitrophes, et surtout ceux entre la Guinée forestière et la Côte d’Ivoire sont importants. Selon lui, l’importance des flux d’échanges frontaliers s’explique par la porosité des frontières avec les pays limitrophes du sud, dont la Côte d’Ivoire. Il ajoute que cette importance s’explique enfin par la faiblesse de la monnaie guinéenne par rapport aux devises étrangères, dont le franc CFA, dans lesquelles les produits sont évalués même s’ils sont achetés en franc guinéen. Pour conclure, le franc CFA influence les échanges commerciaux de la Guinée forestière.

Conclusion

La route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo contribue à la dynamique de la Guinée forestière. Les déplacements des voyageurs en Guinée forestière ne se font pas sans effets sociaux, spatiaux, environnementaux et économiques sur les localités riveraines. Au plan économique, cette route favorise la dynamique et la régularité des marchés ruraux qui se tiennent dans les villages traversés ou à proximité. Les populations parviennent à évacuer leurs produits agricoles et à se procurer plus facilement des produits manufacturés. Cette route a donc développé les activités de commerce et de transport, induit de nouveaux métiers autour des activités de transport et notamment dans les gares (chargeur, rabatteur, chef de gare, etc.) mais aussi dans le secteur de change de devises. Des marchés parallèles ont vu le jour et permettent de réaliser sur place les échanges de devises. Socialement, ces différentes activités améliorent significativement le niveau de vie des riverains de la route N’Zérékoré-Lola-N’Zoo qui ont désormais des revenus qui leur garantissent une vie plus décente. Les activités que favorise cet axe de circulation contribuent à réduire le chômage, à établir des rapports sociaux entre les populations entre les populations guinéennes d’une part et entre les populations de la Guinée et de la Côte d’Ivoire d’autre part. En outre, les migrations des populations guinéennes à partir de cette route sont plus orientées vers les villes ivoiriennes de Danané, Man, Daloa, Gagnoa et Abidjan. Ces migrations sont de divers types. Elles sont dans bien des cas permanents. Mais elles peuvent être temporaires et saisonnières suivant les raisons. Enfin, cette route favorise le transfert des habitudes alimentaires ivoiriennes vers la Guinée et contribue également à l’essor des échanges commerciaux entre les deux pays. Ces échanges concernent les produits ivoiriens tels que les vêtements, les chaussures, les semences d’hévéa, les plants de palmier, les produits cosmétiques, etc., et guinéens comme le café. Les marchandises ivoiriennes importées ravitaillent les marchés de N’Zérékoré, Lola, Macenta, etc.

Références bibliographiques

CAMARA Aly, 2019, Archives des Directions des Pistes Rurales des Régions Administratives de Guinée. Rapport, Kissidougou, Direction des Travaux Publics, 83p.

BAH Amadou Oury, KEÏTA Binta et LOOTVOET Benoit, 1989. Les Guinéens de l’extérieur : Rentrer au pays ? Guinée :’après Sékou TOURE. In Politique Africaine, Fonds IRD [F B27459] ; Montpellier, p.22 [en ligne] réf. du 28/8/2021, disponible sur https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_5/b_fdi_20-21/ 27459.pdf

Département des Transports, du Développement urbain et des TIC (DTDUTIC) et Bureau régional du Sénégal (BRS), 2016. Étude sur les corridors routiers de désenclavement en Guinée-Conakry, au Sénégal et au Mali, rapport, Abidjan, pp.17-37/126p. [en ligne] réf. du 19/8/2020, disponible sur www.afdb.org

DIALLO Mamadou Sounoussy, CONDÉ Mamoudou et DAYARO Zoguéhi Arnaud Kévin. 2021. Les stratégies d’insertion socioprofessionnelle des Guinéens en Côte d’Ivoire. In Revue Sociétés & Économies, Université Félix Houphouët-Boigny, Institut d’Ethno-Sociologie, Côte d’Ivoire Abidjan, n°22, pp.104-110

Haut-Commissariat de l’Afrique occidentale Française (HCAOF), Direction de la Statistique Générale (DSG), Direction Générale des Travaux Publics (DGTP), Gouvernement de la Guinée Française (GGF), Service de la Statistique et de la Mécanographie (SSM), Direction des Travaux Publics et Mission Démographique de Guinée (DTPMDG), 1995. Étude sur les échanges routiers en Guinée française. Rapport préliminaire méthodologique. Résultats numériques, février-juin 1955, pp.4-7.

LAMA Joachim, 2006. Évaluation de l’impact de la crise ivoirienne sur le commerce bilatéral et la croissance de l’économie guinéenne. Rapport, Ed. Cellule d’Étude de Politique Économique (CEPEC) de Guinée, Conakry, pp.27-29/29p.

LAMAH Daniel, 2013. L’insertion de la caféiculture dans les structures de production en Guinée forestière, thèse de Doctorat de Géographie, Université Toulouse le Mirail, Toulouse II, p.28-31/490p.

LOOTVOET Benoît, 1996. Le franc guinéen : Une monnaie forte ? In Économies et Sociétés, Relations économiques internationales, Cahiers de l’ISMÉA, Horizon, Série P. n°33,1, Parispp.130-134

SACKO Mohamed, 2004. Mise en place des populations guinéennes. Cours d’histoire 2ème Année 2004-2005, Université Julius NYERERE, Faculté des Sciences Sociales 1er Cycle, Kankan, p.41/89p.

SAMNA Samouna Rabiatou, 2010. Stratégies d’entreprises de transport routier interurbain des voyageurs en Afrique de l’Ouest : Cas du Niger, thèse de doctorat d’Économie des transports, Université Lumière de Lyon 2, France, p.142/296p.

SENEH Kadidjetou, 2012. Système territorial et développement : Impact de la route Nouakchott-Nouadhibou sur le parc National du Banc d’Arguin, thèse de doctorat de Géographie, Université du Havre, Le Havre, p.101/314p.

SIMON-LORIERE Hélène, 2013. Conditions de vie et projets migratoires des réfugiés libériens à Conakry (Guinée) et Accra (Ghana), thèse de doctorat de géographie, Université de Poitiers, France, p.166-138/651p. [en ligne] réf. du 8/3/2021, disponible sur https://tel.archives- ouvertes.fr/tel-00959961

TRAORE Blé, 2014. Échanges transfrontaliers et intégrations sous-régionales au sud-est de la République de Guinée : Exemple des marchés hebdomadaires de la préfecture de Lola. Thèse de Doctorat de Géographie, Institut Supérieur de Formation et de Recherche Appliquée (ISFRA), Bamako, pp.10-88/230p.

YONLIHINZA Issa Abdou, 2011. Transports et désenclavement dans la problématique du développement local à Téra au Niger, thèse de doctorat en géographie, Université de Toulouse 2 Le Mirail, Toulouse, p.101/416p.

Plus de publications
Plus de publications