La ville d’Abidjan, un aimant facteur de croissance et de déséconomies dans l’espace productif ivoirien

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Résumé

La ville d’Abidjan attire et retient une population toujours croissante, malgré les actions publiques pour contenir le phénomène. L’étude rétrospective et l’audit territorial montrent que la ville d’Abidjan polarise l’espace ivoirien parce que l’action publique la positionne dans l’espace productif comme un aimant grandeur nature. Les politiques d’urbanisation se construisent toujours dans un territoire national réglé entre des villes intérieures rouages de l’économie de plantation et la ville portuaire, en position hégémonique. La maitrise de l’urbanisation de la ville devient de plus en plus difficile malgré les investissements importants, l’afflux de néo-citadins jouant plus comme un inconvénient qu’un avantage. Le projet occidental de la ville présente une image antithétique, reflet des déséconomies qui perdurent et s’amplifient, et appelle à un nouveau réglage centré sur les villes secondaires.

Mots-Clés : Côte d’Ivoire, territoire, polarisation, déséconomies, Abidjan

Abstract

Analyze plays of the actors in the use of the gas butane in public transport in the towns of Bouaké and Yamoussoukro

The city of Abidjan attracts and retains a growing population, despite public actions to contain the phenomenon. The retrospective study and the territorial audit show that the city of Abidjan polarizes the Ivorian space because public action positions it in the productive space like a life-size magnet. Urbanization policies are always built in a national territory regulated between the city centers cogs of the plantation economy and the port city, in a hegemonic position. Controlling the urbanization of the city is becoming more and more difficult despite significant investments, the influx of new city dwellers playing more of a disadvantage than an advantage. The Western City Project presents an antithetical image, reflecting persistent and growing diseconomies, and calls for a new adjustment centered on secondary cities.

Keywords : Côte d’Ivoire, urban policy, growth, polarization, diseconomies, Abidjan

Introduction

La ville d’Abidjan attire une population toujours croissante, avec en toile de fond une lancinante question : la maitrise de l’expansion rapide de la ville par les pouvoirs publics, soucieux d’un développement économique équilibré à l’échelle du pays. A la fin des années soixante-dix, l’expansion rapide de la ville et les dangers encourus sont bien connus et inquiètent les pouvoirs publics. Les conclusions des « Perspectives décennales de développement d’Abidjan » en témoignent :

«le développement du pays s’est, jusqu’à ces dernières années, concentré sur la capitale tant et si bien qu’elle héberge aujourd’hui 1,3 millions d’habitants, les 2/3 de la production industrielle et les 4/5 de l’emploi tertiaire. Cependant cette concentration n’est pas sans entrainer des problèmes et notamment des risques d’étouffement de la cité sur elle-même. C’est pourquoi son avenir doit être repensé en vue d’un meilleur équilibre, aussi nécessaire pour Abidjan elle même que pour le pays tout entier » (SCET-international, 1978, cité par Fraternité Matin, 1978, p. 29).

En réponse, l’Etat ivoirien disposant d’importantes ressources financières, développe un polycentrisme. Il planifie, oriente et finance la croissance des villes dans des régions et zones prioritaires, en vue d’y créer de nouvelles centralités et contrebalancer le poids d’Abidjan. Durant cette période, la puissance publique est omniprésente dans les grands programmes d’habitat et de logement. Elle joue le rôle de planificateur, de régulateur, d’organisateur et parfois même d’entrepreneur. Pour autant, le même constat est régulièrement fait comme si un ordre naturel des choses annihilait tous les efforts publics d’infléchissement de la polarisation. La ville est confrontée à un double phénomène de vitesse et de masse. Depuis 1950, le taux de croissance annuelle de la ville oscille entre 11% et 5% ; sa population double tous les 7 ans : 50 000 habitants en 1948 ; 120 000 en 1955 ; 950 000 en 1976 ; 1,9 millions en 1988, environ 4 millions en 1998 et 6,5 millions en 2014, soit un cinquième de la population nationale et près de la moitié des urbains du pays (INS, 1975, 1988, 1998, 2014). La ville accueille régulièrement des contingents toujours importants de néo-migrants nationaux et internationaux. Chaque année, elle reçoit environ 30 000 nouveaux citadins et pendant « le miracle ivoirien » (1960-1980), elle en recevait en moyenne de 100 000 (Fraternité Matin, 1978, p. 8)

La ville a rapidement débordé ses limites s’étendant dans ses quartiers centraux et ses périphéries. La ville s’est plus étendue qu’elle ne s’est densifiée par une extension de 800 ha par an jusqu’en 1970, qui s’est ralentie par la suite à 400 ha. La tâche urbaine est ainsi passée de 3 700 ha en 1965 à 431 063 ha aujourd’hui sur un rayon de 70 km. Elle couvre le district autonome d’Abidjan (commune spéciale de 13 communes) et 6 communes environnantes, soit un total de 19 communes et sous-préfectures non-urbanisées (Ministère de la Construction, du Logement, de l’Assainissement et de de l’urbanisme, 2015, p. 18). La croissance de la ville a donné naissance à de vastes communes périphériques de plus d’un million d’habitants (Abobo et Yopougon), plus peuplées que Bouaké avec ses 471 106 habitants, pourtant la deuxième ville du pays. Pourquoi la ville d’Abidjan polarise-t-elle ainsi l’espace économique ivoirien, malgré les importants efforts d’infléchissement pour contrebalancer son poids grandissant dans le réseau urbain ivoirien ?

Nous défendons ici l’hypothèse suivante. La polarisation de l’espace productif ivoirien par Abidjan, relève en réalité d’une contradiction entre les pratiques d‘aménagement et les impératifs d’intervention qui transpirent des textes publics. La ville d’Abidjan attire inéluctablement les populations, parce que les politiques publiques depuis la période coloniale contribuent à faire d’elle un aimant grandeur nature qui a un fort pouvoir d’attraction et de rétention des populations et des activités dans l’espace économique ivoirien.

L’objectif de cette contribution est de connaître les mécanismes structurels qui expliquent l’accumulation différentielle des hommes et des activités au profit de la ville d’Abidjan au fil du temps. Pour y parvenir, la contribution analyse, à travers les conjonctures du développement de la ville d’Abidjan, la logique des options politico-économiques, méthodes, moyens opérationnels et institutionnels qui contribuent à façonner l’identité de la ville.

2. Matériels et méthodes

2.1. La documentation technique et scientifique sur Abidjan

Pour atteindre les objectifs susmentionnés, l’étude exploite la documentation technique et scientifique sur Abidjan. En plus des livres et biographies exotiques de cartes postales, il existe une documentation accumulée par les ministères techniques ivoiriens, les institutions internationales comme la Banque mondiale ainsi que les travaux des universitaires. L’exploitation de ces diverses sources a permis de cerner la trajectoire socio-économique de la ville en lien avec le système productif mis en place par l’administration coloniale. Ces travaux donnent un éclairage précis des conditions de naissance et d’évolution de la ville.

2.2. Les entretiens avec les grands témoins du développement d’Abidjan

Les informations textuelles sont complétées par des apports de rencontres avec des personnes ressources, géographes, sociologues, élus locaux (Mayo, Daloa, San Pédro, etc.) ou experts d’organismes internationaux comme l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), l’ONU-Habitat et la Banque Africaine de développement (BAD). Celles-ci, au travers d’échanges directs ou lors de communications ont partagé leur expérience sur les enjeux du développement abidjanais et les leçons à tirer des évolutions en cours. Les thèmes suivants ont été discutés : le fait urbain dans l’histoire du monde ; les villes africaines dans le contexte de la métropolisation ; la Côte d’Ivoire dans l’économie de marché ; le processus de développement polarisé ; les enjeux de la décentralisation ; les défis urbains et les conditions pour construire des villes durables en Côte d’Ivoire.

Ces  apports  ont  permis  une  meilleure  intelligence  de  la  place  de  la  Côte  d’Ivoire  dans « l’archipel métropolitain mondial », ainsi que celle de la ville d’Abidjan dans l’insertion de la Côte d’Ivoire dans l’économie de marché.

2.3. Les visites d’imprégnation dans certaines villes

L’écriture du document tire fruit aussi des visites d’imprégnation à Abidjan (Yopougon, Adjamé, Cocody, Bingerville, Grand-Bassam et dans certaines villes ivoiriennes (Yamoussoukro, San Pédro, Korhogo, Bouaké, Bondoukou, Aboisso, Maféré) menées au sein du Ministère de la Ville entre décembre 2018 et février 2021. Ces visites ont été menées de concert avec les autorités et les services techniques locaux des localités d’accueil à partir de l’observation à vol d’oiseau (par drone) et des enquêtes de terrain ciblées du paysage urbain exploré. Elles ont permis d’identifier les problèmes que soulève le processus d’urbanisation, notamment les manquements aux règles de production de terrains urbains et la conformité de l’habitat qui en résulte ; le respect des règles d’usage du domaine public ; les formes d’aménagement des entrées des villes, des quartiers centraux et péricentraux ; l’identification de terrains urbains pouvant accueillir des aménagements spécifiques à valeur ajoutée (rénovation, restructuration, embellissement, verdissement, etc.). Les enseignements tirés de ces visites ont permis de mettre en perspective le développement de la ville d’Abidjan et celles de l’intérieur et d’identifier les efforts faits par les pouvoirs publics ivoiriens. L’examen du problème posé a abouti aux conclusions suivantes, structurées autour de trois points : les atouts naturels d’Abidjan au service du projet colonial ; la place d’Abidjan dans le système productif et la vision qui sous-tend le développement de la ville dans la Côte d’Ivoire moderne.

3. Résultats

3.1. Abidjan, des conditions naturelles propices au système productif colonial

Le premier attrait d’Abidjan est sans doute sa topographie appropriée au projet colonial. Au contraire de ses concurrentes, Grand-Bassam et Bingerville, la ville offre les meilleures conditions d’implantation et de mise en œuvre du projet économique de l’administration coloniale. La Côte d’Ivoire coloniale a eu trois capitales en relais : Grand-Bassam, capitale économique, Bingerville capitale intermédiaire et Abidjan capitale définitive.

La première capitale, Grand-Bassam où s’installent les occidentaux, offre des conditions propices aux échanges transatlantiques. La localité a une façade maritime et elle est équipée d’un wharf depuis 1843. Le commerce s’y développe à partir de 1889. La localité absorbe en 1893 les deux tiers du commerce sur la côte d’or française, et présente une trame urbaine composé d’un quartier administratif, résidentiel et commercial. Mais, elle n’a pas bonne presse. Son occupation par l’administration coloniale est ralentie par les résistances autochtones (1849, 1853) et la fièvre jaune. En effet, bâtie entre la mer et la lagune sur une langue, la ville est sans « contexte la plus insalubre de toute la côte occidentale » du fait de la présence de nombreuses zones marécageuses (Capitaine Houdaille en 1899, cité par Diabaté Henriette et Kodjo Léonard, 1991, p. 49) ; pis, « le caractère quasi-endémique de la fièvre jaune suscité par la pestilence des marigots » qui décime insidieusement la population blanche de la ville. Le récit de la crise de juillet 1902 du Prêtre Missionnaire Grosjacques, emporté le 13 août 1902 par la fièvre jaune, est saisissant de la peur et de l’impuissance du colonat face à cette maladie dans la ville qualifiée de « cité maudite » (Encadré 1).

Encadré 1 : la crise sanitaire de la fièvre jaune à Grand-Bassam en juillet 1902
Le 24 juillet, un agent de Monsieur Lacroix était mort en vomissant noir… le surlendemain paraissait la circulaire officielle annonçant que Grand-Bassam était en quarantaine. Dans les vingt-quatre heures la ville s’est trouvée évacuée…
Le vendredi 25… le R.P. Rauscher m’apprit que Monsieur Delalun, greffier, venait de mourir… Depuis sont morts deux douaniers, un prospecteur anglais et un officier supérieur qui revenait de Chine. Il y a maintenant quatre malades à la résidence du gouverneur changée en hôpital…
28 juillet, le bruit court que deux Européens viennent de mourir dans la brousse.
29 juillet… il faut procéder aux nettoyages des maisons et de leurs dépendances. On a déjà brûlé beaucoup de vieilles clôtures et on a menacé de brûler le village noir.
29 juillet… il faut procéder aux nettoyages des maisons et de leurs dépendances. On a déjà brûlé beaucoup de vieilles clôtures et on a menacé de brûler le village noir.
On se demande à quoi tient cette épidémie. Les uns l’attribuent à un marigot que l’on vient de combler, d’autres à la sécheresse, car en effet depuis un mois, il ne pleut point. Lors de la précédente épidémie en 1899, après quelques orages au mois de mai, la pluie cessa aussi tout à coup et la fièvre jaune ne tarda pas à éclater. Un noir qui est ici depuis quinze ans dit que tous les trois ans les Européens meurent emportés par cette fièvre…
On s’est compté et nous restons dix-neuf Blancs à Bassam…

Source : extrait de Diabaté Henriette et Kodjo Léonard, 1991, Notre Abidjan, p. 53

De guerre lasse, l’administration coloniale transféra en 1897 la capitale sur le site « transitoire » de Bingerville. Ce dernier est jugé plus sécurisant, en attendant les explorations de recasement à Drewin (aujourd’hui Sassandra) ou Abidjan-Santé, en vue de créer un port intérieur, tête de pont du chemin de fer devant relier le littoral ivoirien au soudan. Finalement, le « site agréable et prédestiné » d’Abidjan milite en sa faveur. Et les atouts mis en avant par les pionniers de la mission Houdaille, qui ont fait montre « d’une extraordinaire préscience » (Alphonse Couson, 1958, pp. 67-69), sont légions. En effet, ce site est proche du principal centre d’affaire de Grand-Bassam située à 40 km ; il est pourvu d’une baie lagunaire qui peut être reliée à l’océan atlantique pour créer un port intérieur ; son relief de plateau est relativement élevé (30 m) et domine la baie ; et « un trou sans fond » a été découvert non loin du chenal de liaison mer-lagune, ce qui dissipe les craintes de son ensablement.

3.2. Abidjan, la bulbe d’un sablier grandeur nature dans l’espace ivoirien

La métaphore de l’espace économique ivoirien appréhendé comme un sablier grandeur nature dont Abidjan est la base, illustre bien la seconde force d’attraction de la ville d’Abidjan après ses atouts naturels. Un sablier est un instrument qui permet de mesurer un intervalle de temps correspondant à la durée d’écoulement d’une quantité calibrée de sable ou d’un corps similaire, à l’intérieur d’un récipient transparent constitué de deux bulbes. Le bulbe rempli de sable fin est placé en haut et par l’effet de la gravité, le sable s’écoule lentement dans l’autre bulbe. Une fois que tout le sable s’est écoulé dans le bulbe du bas, on peut retourner le sablier pour mesurer une autre période de temps, ce qui peut constituer un semblant d’horloge si une origine de temps est fixée.

L’organisation de l’espace économique héritée de la colonisation, et qui garde toute son actualité, fonctionne exactement comme un sablier où tout a été calibré pour que les hommes et les activités s’installent inéluctablement à d’Abidjan. L’armature urbaine colonial reposait sur deux objectifs : le premier, consistait à contrôler le territoire national à travers des structures administratives dans l’espace ; le second, visait à organiser l’économie du pays autour des plantations commerciales.

L’espace productif est alors organisé entre le port d’Abidjan ouvert sur le commerce international et des villes intérieures, pourvoyeuses des productions agricoles et de main-d’œuvre. Les liens fonctionnels dans ce réseau urbain souche excluent toute concurrence. L’activité économique est centrée sur la ville hégémonique d’Abidjan articulée, par rail et routes, à un semis de villes intérieures rouage du système de traite. Un extrait du discours du Gouverneur Reste le 17 août 1934 lors de la fête du transfert de la capitale de Bingerville à Abidjan rappelle fort opportunément cette stratégie (Encadré 2).

Encadré 2 : Extrait du discours du Gouverneur Reste lors de la cérémonie de transfert de la capitale de Bingerville à Abidjan, le 17 août 1934
« Regardez la carte, jetez un regard sur toutes ces routes, routes créatrices de vie, routes porteuses qui partant des rives de l’océan vont jusqu’à l’intérieur des terres de peuples.
Voyez toutes ces villes :
Grand-Bassam, première capitale de la Colonie ;
Bingerville, thébaïde splendide au milieu des jardins magnifiques ;
Abidjan, la capitale que nous fêtons aujourd’hui, la grande ville de l’avenir, car le jour est proche où les navires mouilleront dans son port ; alors elle deviendra le grand entrepôt de tout un monde ; (…)
Le transfert que nous fêtons aujourd’hui est plus qu’un acte administratif ; c’est un symbole. C’est aussi un acte de foi en la pérennité de notre beau domaine c’est la nouvelle porte d’entrée, largement ouverte à tous les hommes de bonne volonté, à tous ceux qui veulent contribuer à la grandeur de la France ».

Source : Diabaté Henriette et Kodjo Léonard, 1991, Notre Abidjan, p. 68

Dans son discours marquant le transfert de la capitale de la Côte d’Ivoire de Bingerville à Abidjan, le gouverneur fait une comparaison entre la période précoloniale et coloniale en mettant en avant les germes de changements introduits par l’administration coloniale en ces termes : «La Côte d’Ivoire a trouvé sa voie… De l’image qu’elle évoquait autrefois, il ne reste plus rien.

Son littoral, jadis sauvage, est devenu accueillant. Ses forêts impénétrables sont parcourues de routes. Des hommes énergiques, ayant une claire vision de son avenir, ont été placés à la tête et l’ont conduite d’une main sure vers le progrès. Les Clozel, les Angoulvant, pour ne citer que ceux qui sont morts, lui ont imprimé une vive impulsion et lui ont donné sa physionnomie définitive. Angoulvant entouré d’une pléaide d’administrateurs de tout premier ordre, les Gaston Joseph, les Thomann, les Lamblin, Les Marc Simon, les Clerc, a indiqué le chemin dans lequel il fallait s’engager. Paix – Organisation – Richesse ; tels furent les trois objectifs qu’il s’était fixé et qu’il réalisa. Il pacifia le pays au prix de durs sacrifices. Il le délivra de ses chefs égoïstes, cruels et barbares qui s’opposaient à tout progrès et à toute organisation » (Diabaté Henriette et Kodjo Léonard, 1991, p. 75).

Les résistances autochtones sont donc vaincues et l’administration coloniale peut appliquer aisément ses plans d’organisation de la ville.

C’est ce moule territorial qui a assuré déjà la richesse de la Côte d’Ivoire dans les territoires de l’Afrique occidentale française. La ville portuaire d’Abidjan, base du sablier, devient de facto le territoire où se nouent l’essentiel des activités socio-économiques, avec une population qui double tous les sept ans. «La grande valse d’Abidjan » commence dans les années cinquante, et marquée par le tonnage croissant du bois de coupe et des cultures industrielles exportés ainsi que celui des biens d’équipements. Le dynamisme économique s’est surtout intensifié sur l’île de Petit-Bassam où de nombreuses industries s’installent en zone 3 et à Vridi, tandis que Treichville, Marcory, la zone 4 et Koumassi se destinent à l’habitat résidentiel ou populaire, et les premiers plans (Badani en 1958 et Setap en 1960) doivent s’adapter rapidement à cette forte croissance. Venant des autres régions et des pays limitrophes, la main-d’œuvre afflue, attirée par les nombreuses offres d’emplois. En 1912, la ville ne comporte que 1400 habitants concentrés sur Treichville et le Plateau. A la veille de la seconde guerre mondiale, elle compte 22.000 habitants. La population de la ville triple entre 1950 et 1960, et 50% de sa population est étrangère en 1960 (Fraternité Matin, 1978, pp. 21-22).

Or, la Côte d’Ivoire indépendante hérite de cette croissance économique sur fond de réglage territorial, s’en accommode et le perpétue (Paulais Thierry, 1995). En effet, les dirigeants ivoiriens font le choix d’une politique de développement agricole forte, tirant fruit des avantages comparatifs des régions du pays composé à 80% de ruraux. Les ressources naturelles se prêtent bien à une agriculture variée et à l’exploitation forestière. La stratégie de l’Etat a été de bâtir les fondements d’une croissance économique forte en diversifiant les ressources agricoles déjà valorisées.

La reconduction du modèle agro-exportateur de produits de rente (palmiers à huile, bois, café, cacao, sisal, ricin, coton, etc.) est complété par un capitalisme d’Etat et des interventions massives à travers des sociétés d’Etat (SODEPALM, SODERIZ, SODESUCRE, SODEFEL, SODEPRA, etc.) engendrées par une Sode-mère : la SATMACI vouée à la modernisation de l’agriculture.

De fait, la puissance publique opte pour une économie basée sur l’agriculture comme rampe de lancement du modèle économique global. Cette option stratégique est allée de pair avec des études socio-économiques et prospectives pour comprendre la dynamique de l’espace national en vue de définir une politique cohérente d’aménagement du territoire. La puissance publique élargit ainsi la base d’accumulation à travers des projets intégrés ou sectoriels à base agricole et/ou industriel, encadrés prudemment par des plans (perspectives décennales, plans quinquennaux) votés par le Parlement et budgétisés par secteur d’intervention.

Les efforts conceptuels aboutissent à la réalisation du premier schéma de cohérence territoriale pour la Côte d’Ivoire à l’horizon 2000. Il est consolidé en 1974 par le ministère ivoirien du plan après l’étude prospective Côte d’Ivoire 2000. Il donne la programmation des actions de développement dans le pays, chaque niveau correspondant à un cadre d’action volontariste d’investissements publics à moyen et long terme (fig. 1).

Figure 1 : Le schéma de cohérence territoriale de la Côte d’Ivoire pour l’horizon 2000

Le modèle urbain, qui se surimpose sur le modèle agro-exportateur hérité et le complète, est un polycentrisme à cinq niveaux (Encadré 3).

Encadré 3 : Le polycentrisme du réseau urbain ivoirien
1. Deux pôles d’équilibres majeurs à vocation internationale et principaux exutoires maritimes du pays (Abidjan et San-Pédro) avec des « zones d’appui » et villes périphériques d’Abidjan ;
des pôles d’équilibres principaux pouvant jouer le rôle de capitales régionales : Korhogo et
Ferkésédougou, au Nord ; Man à l’ouest avec comme perspective la mise en exploitation des mines de fer ; Bouaké qui appelle à une politique volontariste de renforcement de son pôle économique ; Yamoussoukro qui peut servir de base au transfert de la capitale politique et administrative et de sa position au carrefour des principaux axes Nord-Sud et Est-Ouest ;
3. Les niveaux 3 et 4 concernent les villes intermédiaires et d’équilibres (Daloa, Gagnoa, Odienné, Bondoukou, Agboville, Dimbokro et Abengourou) ;
4-5. Le niveau 5 a trait aux villes moyennes qui apparaissent comme significatives vis-à-vis d’options d’aménagement à long terme particulières telles que la présence d’une grande infrastructure, position importante dans l’espace urbanisé (Danané, Toulepleu, Katiola, Boundiali, Séguela, Duékoué, Guiglo, Bouaflé, Soubré etc..).

Sources : SEDES (G. Ancey et M. Pescay, 1983) et KOBY Assa Théophile (1997)

La politique urbaine qui se formalise ainsi est avant tout une modulation du réglage de base colonial par les dirigeants ivoiriens, avec un « arrière-plan géo-aménagiste » selon G. Ancey et M. Pescay (1983) autour de l’élargissement de la base agricole d’accumulation (fig.2).

Figure 2 : Les grands projets sectoriels agricole en Côte d’Ivoire (1960 –1980)

Dans le modèle urbain alors mis en place, la ville est considérée comme un auxiliaire de la croissance agricole qui élargit le marché intérieur. Le déploiement de cette politique se traduit par la réalisation dans tout le pays de grands projets sectoriels agricoles ou agro-industriels entre 1970 et 1980. La vulgarisation du coton, les complexes sucriers et l’élevage dans les régions de savane, la réanimation des villes du chemin de fer par la création de grands complexes textiles, le barrage de Kossou au centre, les opérations de développement régional intégré (AVB et ARSO), le port de San Pedro au sud-ouest, les plantations villageoises et industrielles de palmiers à huile sur le littoral, l’équipement des campagnes à travers les FRAR, etc. ont été réalisés dans ce cadre.

Mais l’affermissement de la politique d’aménagement du territoire avec le plan 1976-1980 coïncide avec la crise des années 80, et l’arrêt de la planification jugée coûteuse en période de mauvaise conjoncture économique (A. Dubresson, 1989). En conséquence, les nécessités de relance économique prennent le pas sur les politiques d’inflexion de la méridionalisation du peuplement et des activités. Et les crises telluriques qui ont secoué le pays depuis le coup d’Etat de 1999 ont davantage convaincu qu’il fallait d’abord sortir de cette période d’incertitude critique avant d’envisager toute réflexion stratégique. Les efforts de régionalisation de l’appareil de production industrielle ont été ralentis et certaines unités en exploitation ont fermé. L’exemple du complexe textile d’Agboville qui ambitionnait de faire coucher l’Europe dans des draps ivoiriens est illustratif de la décadence des acquis industriels.

Pour amortir les effets pervers de la crise, qui touchent l’appareil agricole et les villes, l’Etat ivoirien met en œuvre, entre 1980 et 1994, une politique de développement urbain qui tranche d’avec la conception de la ville comme auxiliaire de la croissance agricole des deux décennies antérieures. En effet, l’Etat providence privatise une partie de l’appareil de production, réactive et implémente le modèle décentralisé pour impliquer les collectivités territoriales au

Encadré 4 : Cadre réglementaire de la décentralisation en Côte d’Ivoire
La loi n° 80-1180 du 17 octobre 1980 relative à l’organisation municipale ;
La loi n°2001-476 du 9 août 2001 relative à l’orientation sur l’organisation générale de l’administration territoriale.
La loi n° 2003-208 du 7 juillet 2003 portant transfert et répartition de compétences de l’Etat aux collectivités territoriales : elle transfère d’importantes compétences aux entités territoriales décentralisées notamment, l’aménagement du territoire, la planification du développement, l’urbanisme et l’habitat.
Toutefois, l’ordonnance n°2011-262 portant orientation de l’organisation générale de l’Administration territoriale de l’Etat est revenue à une structure plus simple avec la commune et la région comme entités décentralisées. Le département, le district et la ville ont été supprimés.
L’ordonnance de 2011 est abrogée par la loi d’orientation n°2014-451 du 5 août 2014, dont le principal apport a été la création du district autonome, comme entité territoriale particulière, à la fois décentralisée et déconcentrée.
Cette nouvelle entité territoriale qui ne comptait que deux unités, Abidjan et Yamoussoukro, a été étendu récemment à l’ensemble du pays par la création de 12 nouveaux districts autonomes par décret n°2021-276 du 09 juin 2021 administrés par des ministres-gouverneurs.

développement local. A ces deux axes l’Etat apporte son soutien sous forme d’activités de planification à très court terme, de mise en place d’un cadre réglementaire de l’action privée et communale, de subventions aux nouveaux acteurs municipaux et privés (Encadré 4).

La structure de l’administration territoriale décentralisée comprend aujourd’hui 201 communes et 31 régions organisées en 12 districts autonomes. Mais les pouvoirs d’actions de ces institutions territoriales sont limités sur le développement des villes, en raison de l’inefficacité des compétences transférées et du manque de ressources.

Tout compte fait, il est clair que l’Etat ivoirien a fait preuve d’un volontarisme pour comprendre et adresser les problématiques de développement régionales. Mais au fond, la promotion du polycentrisme n’a pas remis en cause fondamentalement le réglage territorial sous-tendu par la primatie d’Abidjan et des villes intérieures qui sont beaucoup plus des rouages de la production agricole que des villes autonomes.

La Côte d’Ivoire continue donc de carburer au moule colonial. L’économie de plantation lui garantit l’équilibre de sa balance commerciale sous fond d’instabilité des produits de rente sur le marché international. Et le pays n’a pas encore réglé le problème de la polarisation de l’espace national par Abidjan. Les chiffres du Schéma Directeur d’Urbanisme du Grand Abidjan (MCLAU, 2015) attestent que la ville d’Abidjan demeure le principal « centre de vie économique » avec 40% du PIB du pays. Elle accueille 90% de l’appareil manufacturier, concentre plus de la moitié du revenu monétaire. Elle est le plus important bassin d’emplois du pays, et fournit à ce titre plus de 60% des emplois modernes et 80% des emplois informels procurant un revenu constant.

Parallèlement, la ville a régulièrement accueilli une frange importante de la population ivoirienne. La population totale de la ville a ainsi été multipliée par 130 de 1950 à 2014. Elle est devenue l’eldorado pour nombre d’Ivoiriens issus des zones ethniques (Akan, Krou, Mandé du nord, des Mandé du sud et Voltaïque) et de ressortissants ouest africains. En 2014, les Akan constituent le groupe le plus important, ils représentent 48% du total de la population. Ils sont suivis des Krou, (20%), des Mandé du nord (17%), des Mandé du sud (7,7%) et des Voltaïque (7,3%).

La croissance économique et démographique de la ville d’Abidjan est ainsi le reflet d’une reproduction corrigée du modèle colonial. Celle-ci se traduit par l’agrandissement de la base agricole de création de richesses et le renforcement du semi urbain colonial. La poursuite de l’idéal colonial conforte ce parti-pris.

3.3. Abidjan, la vitrine du développement ivoirien

La ville d’Abidjan tire enfin sa force d’attraction de la volonté des pouvoirs publics ivoiriens de continuer à porter l’idéal historique de développement de la ville d’Abidjan, et de lutter contre l’accumulation différentielle des hommes et des activités dans les aires forestières, Abidjan en tête. L’idéal colonial pour Abidjan, se résume dans la devise de la ville, « Mari semper altior », c’est-à-dire « toujours plus haut grâce à la mer ». Cette expression symbolique traduit d’une part, la vocation portuaire d’Abidjan, « la nouvelle porte d’entrée, largement ouverte à tous les hommes de bonne volonté, à tous ceux qui veulent contribuer à la grandeur de la France » ; d’autre part, elle traduit l’ambition de ce « grand entrepôt de tout un monde », la « grande ville de l’avenir » (D. Henriette et L. Kodjo, 1991, p. 68).

Les contours de la future cité se dessinent à la fin des années 1920. L’administration coloniale réalise les premiers aménagements, notamment la construction du palais du gouverneur, le lotissement et l’adressage des quartiers Plateau-Cocody, Treichville et Adjamé, la création d’une zone industrielle attenante à l’interfluve de Cocody où s’installent la savonnerie Blohorn et la scierie de l’Indénié. Le développement socio-économique d’Abidjan commence véritablement dans les années cinquante, autour de ce noyau urbain souche centré sur le port, et relié aux zones de productions intérieures par le rail. Les dirigeants ivoiriens font de ce noyau urbain souche une ville symbole dans un pays symbole. En effet, pour les concepteurs de la ville, Abidjan devait présenter une image moderne devant inspirer confiance aux investisseurs du monde libéral. Le Plateau, dont l’architecture futuriste des tours rappelle les « central business district ou CBD » américains constitue l’icône de cette politique : au fil du temps, il se construit comme « un petit Manhattan » avec des matériaux modernes qui en font « la vitrine de l’Afrique » selon le Président Giscard d’Estaing dans son discours le jeudi 12 janvier 1978 à la Mairie d’Abidjan (cité par le quotidien Fraternité Matin, 1978, pp. 14-15). Ici, certains ouvrages d’urbanisme considérés comme démesurés ou de prodigalité sous-tendent cette stratégie. Ainsi, le Palais de la Présidence et l’Hôtel de Ville avec leurs écrins de jardin, massifs taillés avec art ont ainsi illustré l’adage qu’on ne prête qu’aux riches.

Avec l’hôtel de ville commencent les constructions en hauteur. L’immeuble Air Afrique, à la rue des banques, dont une partie est occupée par la Société Générale de Banques en Côte d’Ivoire (SGBCI), présente un porche monumental dont l’ornementation est inspirée de l’art africain, la pyramide, l’immeuble de la caisse de stabilisation, le Postel 2001, les cinq tours administratives ou cité administrative, le CCIA, sont les témoins de cette croissance exceptionnelle que le pays a connu jusqu’à la fin des années soixante-dix. La diversité des constructions traduit de fait le libéralisme d’Etat prôné par les pouvoirs publics qui favorisent l’investissement privé, pour l’accompagner. Les chaumières laissent la place à « une structure urbaine diversifiée où l’arbre humanisme le béton » selon la formule du Président Giscard d’Estaing dans son discours à la Mairie d’Abidjan.

Photo 1 : l’aménagement en cours de la baie de Cocody

D’autres ambitions grandioses devant renforcer cette stratégie n’ont pu voir le jour. C’est le cas du projet appelé « la Riviera africaine » qui devait accueillir à l’Est de Cocody sur 4.000 hectares en bordure de lagune, « une zone de rayonnement international » tant sur le plan commercial, culturel que touristique : hôtels de grand luxe, plages, port de plaisance, salle de congrès, quartiers d’artistes, parcs d’exposition, théâtres et jardins d’attraction. La Riviéra devait devenir une zone de culture et de loisir huppée, cosmopolite, brillante et prestigieuse. Le second est le projet de la Voie Triomphale Plateau-Adjamé sorte de Champs Elysée à l’ivoirienne.

Malgré ces échecs, certains ouvrages d’urbanisme prestigieux traduisent et renforcent aujourd’hui encore les effets de cette stratégie, dont nous relevons les plus connus. Le premier est l’aménagement de la baie de Cocody avec son pont en hauban (Photo 1), de la tour F au Plateau ou de la tour qui accueillera les services de la présidence.

Le second est la modernisation du port d’Abidjan et son extension sur le site de l’île Boulay situé entre le port actuel et l’océan atlantique. Sont notamment prévues dans le nouveau quartier portuaire de l’île Boulay, la construction d’un terminal à conteneurs de 3 000 mètres de quai, d’un aéroport, d’un quartier administratif, d’une marina, de complexes immobiliers et hôteliers ainsi que la création d’une zone franche. L’île sera reliée à la commune de Yopougon par un pont sur lequel est prévue une ligne de tramway. Ce programme de 100 milliards de FCFA sera couplé avec la réalisation d’une seconde zone industrielle portuaire et d’une deuxième raffinerie. La direction générale du port en appelle aux investisseurs susceptibles d’être intéressés par ses projets de développement. En attendant, elle a décidé d’accélérer le plan d’investissement du port en lançant un emprunt obligatoire sur le marché financier ouest-africain, dans le but de collecter 25 milliards de FCFA.

Le troisième est la mise en place d’équipements d’envergure internationale dans la nouvelle aire métropolitaine, le « Grand Abidjan », avec la création de la zone franche à Grand-Bassam dans la périphérie d’Abidjan. Ce pôle de biotechnologie et des TIC en construction sur un espace de plus de 800 hectares. Le site pilote, qui s’étend sur 60 ha, est déjà opérationnel avec accueille déjà une douzaine d’entreprises. A terme, ce sont plus de 50 000 emplois directs qui seront créés sur le site de cette future technopole.

Ces transformations valent à la ville, toutes proportions gardées, des qualificatifs élogieux comme « Petits Paris », « La Perle des Lagunes » ou « la ville lumière », etc. Les politiques publiques contribuent ainsi à faire de la ville d’Abidjan une vitrine qui bénéficie des principales infrastructures administratives, économiques, de communication et immobilières dont la réalisation est sous-tendue par l’attraction des investisseurs.

3. Discussion

L’objectif de la contribution était de comprendre le fort pouvoir d’attraction de la ville d’Abidjan dans le système productif ivoirien. Depuis au moins les années cinquante, la ville attire inéluctablement les hommes et les activités sur fond d’inquiétude des pouvoirs publics soucieux d’une maitrise de l’urbanisation de la ville qui est au demeurant plus subie que maitrisée. Nous pensions que cette attraction n’est pas le fait du hasard, car l’identité de la ville a été façonnée par les politiques publiques dont les options stratégiques ont contribué à faire d’elle un puissant aimant qui attire et retient les hommes et les activités. Les conclusions de l’étude raffermissent ce parti-pris de départ.

3.1. Le réseau urbain ivoirien : des liens fonctionnels qui entretiennent le pouvoir d’attraction et de rétention d’Abidjan

Plusieurs publications, brochures, articles, livres, ont été consacrées à la naissance et à l’essor de la ville d’Abidjan. Les historiens ont joué leur rôle de devoir de mémoire à travers la description du peuplement autochtone des Tchaman ainsi que leur organisation socio-économique. Ils donnent également de précieux enseignements sur l’appropriation du site par les européens et les débuts d’édification de la ville portuaire (Diabaté Henriette et Kodjo Léonard, 1991).

Les noms de quartiers dans la ville tels que Abatta, Akouédo, Agbékoua, Niangon, etc. témoignent de la disparition des terroirs actchan allotis mais qui ont réussi à conserver les noms traditionnels. Une relecture de cette toponymie permettra sans doute de mettre en exergue ce processus en cours.

Les ouvrages consacrés à la ville sous forme de biographie ou de monographie racontent et documentent les évolutions des différents quartiers alors que les universitaires géographes ou experts se sont intéressés aux problèmes socio-économiques posés par le développement de la ville (habitat, logement, paysages, équipements, voiries et réseaux divers, accès à l’eau, quartiers précaires, etc. La ville est ainsi devenue « la Côte d’Ivoire des géographes et des aménageurs » tant les travaux sectoriels sur la ville sont nombreux (D. Françoise, 1987).

Sans méconnaitre l’intérêt de ses travaux et contributions dans la connaissance de la ville, ils n’ont pas directement analysé les problèmes de la ville au regard de la nature des liens entre la ville d’Abidjan et les villes de l’intérieur. C’est l’apport nouveau de cette contribution.

La ville d’Abidjan est bien plus qu’une ville ordinaire dans le système productif ivoirien. En effet depuis la période coloniale elle fait partie d’un schéma de cohérence territoriale qui s’est formalisée au milieu des années soixante-dix. Elle constitue le point d’ancrage d’un système productif alliant production agricole et système urbain d’élargissement du marché intérieur de consommation. Dans ce réseau urbain, la ville est en position hégémonique, avec une macrocéphalie réglée à la base, puisqu’elle exclut toute concurrence. Ces liens fonctionnels entretiennent et renforcent le pouvoir d’attraction et de rétention d’Abidjan.

Nous avons déjà défendu l’hypothèse, ici résumée, que le modèle agro-exportateur ivoirien est corrélé à une organisation du territoire qui s’apparente à un réglage territorial entre la ville portuaire d’Abidjan, exutoire maritime et les villes intérieures rouages de l’économie de plantation ; et que le fort dynamisme démographique qui se manifeste par la double concentration de la population dans les aires forestières, Abidjan en tête, qui accueillent par ailleurs l’essentiel des activités économiques, n’est intelligible qu’en étant renvoyée à ce moule territorial permettant la création de la richesse et sa redistribution par l’Etat (M. Touré, 2008).

Tout compte fait, aujourd’hui ce réglage territorial de l’espace productif ivoirien, reconduit et modulé par le nouvel Etat ivoirien, n’est pas sans lien avec les enjeux actuels du développement de la Côte d’Ivoire, à la recherche d’un nouveau projet social.

3.2. Le réglage territorial et les enjeux sous-jacents du développement de la Côte d’Ivoire

Le réglage de base de l’espace économique ivoirien a déclenché trois « tendances lourdes » dont les effets, qui constituent autant d’enjeux de développement du pays, sont de plus en plus visibles plus de 70 ans après l’insertion du pays dans l’économie de marché.

La première tendance est l’économie de plantation introduite dans le quart sud-est du pays. Entre 1960 et 1980, la base d’accumulation a été élargie par l’Etat ivoirien à coups de projets agricoles (plans coton, palmier, cocotier, sucrier, soja, etc.) et intégrés (ARSO, AVB) dans tout le pays en jouant sur les avantages comparatifs des potentialités des régions. Plus de quarante ans après, les tendances de ce premier germe de changement se précisent : la « Côte d’Ivoire, c’est l’agriculture et cela quel que soit l’angle sous lequel on se place » écrivait à la fin des années soixante-dix A. Sawadogo (1977), alors ministre de l’agriculture.

Aujourd’hui, l’économie de plantation constitue l’identité économique du pays alors que les caisses de l’Etat ne lui assurent plus les marges de manœuvres des années de prospérité. Les devises créées par les plantations commerciales assurent toujours une part substantielle du Produit Intérieur Brut. Les actions de redistribution se multiplient pour réduire les disparités de revenus. Pour autant, la croissance se fait sur fond de « l’amenuisement des ressources financières de l’État depuis 1980, l’instabilité politique et des populations dans des conditions de grande fragilité. Malgré l’existence de nombreux textes législatifs et réglementaires, l’urbanisation est diffuse et se fait le plus souvent sans les infrastructures et les services urbains de base ; le cadre de vie urbain s’est dégradé à cause de l’anarchie des implantations hasardeuses et spontanées, de la recrudescence des problèmes environnementaux, du développement de l’habitat spontané, du chômage endémique, des problèmes de transport, des problèmes d’énergie, etc. Les effets induits du changement climatique ont davantage affecté la qualité de vie en milieu urbain avec la récurrence des inondations meurtrières dans la ville d’Abidjan et dans certaines villes de l’intérieur (Ministère de la Ville, 2020, 8-18).

C’est à se demander si « le succès de ce pays repose sur l’agriculture » encore. A nouveau, la critique de S. Amin (1967) à propos de la voie de développement choisie par la Côte d’Ivoire indépendante ressurgie dans une société ivoirienne qui ambitionne de construire un nouveau projet de société autour de « l’Ivoirien Nouveau » et du « Vivre ensemble ». De son analyse sur la nature, la portée et les perspectives de développement du capitalisme ivoirien sur la période 1950-1965, il conclut que le miracle ivoirien s’apparente à une « croissance sans développement… c’est-à-dire une croissance engendrée et soutenue de l’extérieur, sans que les structures socio-économiques en place permettent d’envisager un passage automatique à l’étape ultérieure, celle d’un dynamisme autocentré et autoentretenu » (pp. 280-281). Les « prophéties des années soixante » de S. Amin (Y.-A. Fauré et J.-F. Médard, 1982, pp. 13-14), serait-il en train de s’accomplir insidieusement sous nos yeux ? En tout état de cause, les plantations commerciales ont fait la prospérité de la Côte d’Ivoire, mais plus maintenant. Le nouveau projet de société doit certainement envisager de nouveaux leviers de croissance en lien avec les besoins du marché national et international. La production de l’attiéké de masse et le tourisme à base régionale dans un contexte où l’Etat renoue avec le tourisme comme un moteur de croissance (A. Kouadio Souleymane, 2021), sont des pistes à explorer.

La seconde tendance est le déclenchement de migrations nord-sud pour renforcer la main-d’œuvre des plantations forestières et celle des travaux d’intérêt public, notamment la voie ferrée et le port d’Abidjan. L’administration finance et encadre, avec l’appui du Syndicat Interprofessionnel pour l’Acheminement de la Main-d’œuvre (ou SIAMO), des recrutements en Côte d’Ivoire et dans certains pays sahéliens, en particulier du Burkina Faso, du Mali, du Bénin et de la Guinée. Entre 1932 et 1947, le Sud du Burkina Faso est rattaché à la Côte d’Ivoire pour orienter la migration Burkinabé en direction du Ghana vers le sud forestier ivoirien.

Ainsi entre 1910 et 1959, des flux importants de populations sont mobilisés par train ou par camions dans les aires forestières. Les chiffres ne sont pas précis. Les recrutements dans le Cercle de Korhogo, composé des subdivisions de Korhogo, Ferkéssédougou, Boundiali et Odienné) a concerné en moyenne 12 000 personnes (C. Aubertin, 1980, p. 27). Le SIAMO a réussi à drainer vers la Côte d’Ivoire 263 709 travailleurs de 1947 à 1959 (G. Sanogo et al., 1971). Selon R. Deniel (1967), au cours des années cinquante, 20 000 Burkinabé en moyenne entreront ainsi en Côte d’Ivoire (cité par J. Barou, 2000, p. 60). Par la suite, l’Etat ivoirien indépendant encouragera d’autres migrations, notamment celles des Baoulés lors de l’extension de la base agricole dans le sud-ouest autour de la ville et du port de San Pedro, et des Peulhs dans les savanes du nord avec l’appui de la SODEPRA, société d’Etat en charge de la politique du développement de l’élevage en Côte d’Ivoire. Dans tous les cas de figure, les populations allochtones ou étrangères vont contribuer à l’extension de l’économie de plantation et font souche dans les différents fronts pionniers ou zones d’accueil. Ils ont ainsi pris part au développement du pays avec des modes de faire-valoir mutualisés avec les populations autochtones. Aujourd’hui, si les campagnes ivoiriennes sont vivantes, le « cosmopolitisme à l’ivoirienne » ne pose pas moins la question de l’étranger dans le pays.

La troisième tendance renvoie au résultat de « l’ambition occidentale », dont le Plateau est l’emblème, et qui renvoie depuis l’indépendance une image antithétique, illustrée par la description de la ville en 1998 (Encadré 4).

Encadré 4 : Abidjan : influence et contrastes en 1998

« En 1998, l’agglomération, qui présente un développement multiforme, influence l’ensemble des évolutions régionales ivoiriennes. Elle reste le lieu privilégié de migration de l’espace ivoirien et le centre des décisions politiques et administratives. Elle est devenue l’une des grandes villes de l’Afrique Occidentale. Mais on est frappé par les contrastes urbains qui portent les stigmates des fluctuations économiques du développement ivoirien.
Le centre-ville tente de ressembler aux CBD des villes américaines par la construction de ces gratte-ciels de toute architecture et de toutes dimensions. Ce site est remarquablement valorisé par son cordon lagunaire dont une partie entoure le Plateau ; ce qui a valu à Abidjan l’appellation bien connue de « Perle des lagunes ».
La ville est dotée d’infrastructures efficaces. Les axes autoroutiers structurent les différents quartiers, du nord au sud et de l’est à l’ouest, d’où sort la seule autoroute régionale. Le pont Général de Gaulle a doublé le pont plus ancien « Félix Houphouët-Boigny ». Ces axes routiers qui traversent la ville de part en part sont largement saturés le matin et le soir surtout aux heures de pointe, favorisant les pollutions urbaines. À la proue du quartier de Cocody, l’hôtel Ivoire symbolise par son site et son architecture la réussite économique des années de prospérité. C’est également là, à l’est de ce quartier, que s’est installée l’université.
Abidjan exprime la violence des contrastes sociaux, aggravés par la crise économique actuelle, la faillite des finances publiques et la baisse des revenus.
De nombreux Ivoiriens et immigrés attirés par la croissance s’accumulent dans les quartiers d’habitat spontanés, rejetés dans les zones humides et insalubres que ce soit sur les franges de Marcory ou au long de la baie du Banco en contrebas des axes routiers. Les conditions d’habitat et d’hygiène y sont déplorables avec les dépôts de déjections humaines dans les rues (certains chercheurs ont utilisé le terme de « péril fécal » pour caractériser ce phénomène).
Les secteurs d’urbanisation plus contrôlés et organisés, disposant de l’eau et de l’électricité avec un habitat en dur où vivent les Ivoiriens ayant un emploi plus régulier, portent également les stigmates du sous-développement. Les rues et les lieux publics traduisent la faiblesse des budgets communaux et le désintérêt pour les équipements collectifs.
Dans les quartiers les plus défavorisés, le réseau d’assainissement est souvent absent et les rues ne sont goudronnées que pour les voies principales. La qualité de l’eau distribuée laisse bien évidemment à désirer, aggravant les conditions sanitaires.
L’attraction de la capitale économique s’appuie toutefois sur cette masse de populations qui favorise le développement des « économies cachées » qui représentent plus de 60% des activités dans la majorité des 10 communes d’Abidjan. Il s’agit de petits métiers de l’artisanat de rue où la débrouillardise stimule les initiatives privées. Les services de proximité pallient l’incurie des services publics comme les boutiques téléphoniques privées d’où l’on peut communiquer avec la Côte d’Ivoire et très souvent avec l’étranger, d’où l’on peut, de plus en plus souvent, envoyer ou recevoir des téléfax et où l’ordinateur et Internet font une entrée rapide, source de profit pour les plus astucieux et les plus entreprenants.
Les quartiers chics d’Abidjan (Cocody, Riviera, Deux-Plateaux, etc.) présentent une structure urbaine plus occidentale avec des espaces publics et les boulevards sont mieux entretenus. Quelques indicateurs rappellent toutefois les tensions sociales comme l’usage des barbelés ou des tessons de bouteilles sur les clôtures privées. Autour des villas plus cossues, les services de gardiennage, de jour comme de nuit, les systèmes de vidéosurveillance protègent richesse et pouvoir ».

Source : J.-P. Peyon et M. Touré, 1999, Cahiers Nantais n°51, pp. 89-101

Cette situation est due selon J.-F. Steck, (2003) a une faible appropriation du projet colonial par les pouvoirs publics dont les principales « préoccupations urbanistiques » étaient l’hygiénisme, le souci sécuritaire, le rejet des « classes dangereuses » vers les périphéries. Pour H. Diabaté et L. Kodjo (1991), la « duplication de l’espace » abidjanais est « une crise de civilisation vécue par la Côte d’Ivoire » dont les habitants, des villageois en ville, façonnent une ville dont les référents théoriques sont étrangers à leurs cultures de base (pp. 234-235). Mais bien plus, ces dénonciations de la réappropriation inachevée de la ville occidentale projetée doivent être corrélées aux effets induits d’un autre phénomène, réglage territorial qui oriente insidieusement la mobilité des hommes vers les aires forestières et Abidjan.

En effet, observé sur le long terme, l’accumulation différentielle dans l’espace au profit d’Abidjan résulte du réglage de base, « tendance émergente » qui se mue aujourd’hui en une tendance lourde. La difficulté de gérer l’espace abidjanais remonte déjà à la colonisation. La relecture des procès-verbaux des réunions de la commission municipale d’alors l’atteste ; à ceci près qu’à cette époque la question se posait pour les quartiers de Treichville et d’Adjamé, mais non pour le quartier européen du Plateau où le séjour des Africains était limité » (H. Diabaté et L. Kodjo, 1991, p. 234).

A la fin des années soixante-dix, le diagnostic réalisé par les autorités municipales est pour le moins édifiant sur les effets de la polarisation de la ville et l’état d’esprit des gestionnaires de la ville. A cette époque, la forte pression sur Abidjan pose déjà les problèmes d’organisation de l’espace et la question du financement du fonctionnement de la ville est déjà prégnante (Encadré 5).

Encadré 5 : Extrait de l’interview du Maire d’Abidjan, Antoine Konan Kanga en 1978, accordé au quotidien Fraternité Matin

Le Maire d’Abidjan qualifie la « croissance » d’Abidjan de « phénoménale » au regard de « la soudaineté, la force (…) la violence de son développement », expression qui est loin d’être « une la tentation de l’hyperbole ».
Les premiers quartiers du « vieil Abidjan », « Treichville où les rares maisons en dur faisaient figure de palais parmi les bicoques de banco, Adjamé ou Cabriville, Port-Bouet ensablé, Nouveau-Koumassi et ses marais, repaires de brigands, Marcory, voué, semblait-il aux broussailles, le Plateau avec ses terrains vagues, sa poste qui ressemblait à un décor de western, ses rues non bitumées, torrents boueux à la saison des pluies, ses lumières rares et chétives, Yopougon et Abobo encore de « simples campements », sont alors en pleine transformation.
La ville accueille par an « 100.000 nouveaux arrivants », et le « taux de croissance exceptionnellement de la population » entraine pour la Municipalité « des difficultés toujours plus grandes dans l’exécution des tâches d’administration et de police » …
« En matière de salubrité… on se serre, on s’entasse dans des logements déjà trop étroits, et la pollution en est aggravée, le tonnage des ordures quotidiennement enlevées (661 tonnes par jour) et (la charge financière aussi qui nécessairement en résulte pour la ville), augmente ; les animaux errants avec les dangers qu’ils représentent, les rats, les mouches et les moustiques pullulent dans les dépotoirs des quartiers inaccessibles aux camions de la SITAF ».
En matière sécurité… la Mairie est impuissante contre l’occupation sauvage des terrains et la construction des baraques qui risquent chaque année d’être emportées par les pluies : je pense au ravin d’Attécoubé par exemple ».
« En matière de voirie : comment pouvons-nous entretenir décemment un réseau toujours plus long de rues que les promoteurs immobiliers se contentent de tracer et abandonnent aux bons soins de la Mairie-Providence ? … »
« En matière de circulation, en matière de police, en matière de protection de la nature, quels que soient nos efforts pour développer les espaces verts, constamment souillés et dévastés, la loi donne au Maire, théoriquement beaucoup de pouvoirs, mais lui refuse en fait les moyens de les exercer ».
« Il est une espèce de Maître Jacques à qui l’on demande de faire pour tous bonne chère avec peu de moyens, avec de moins en moins d’argent. Si quelque chose ne va pas, on s’en prend à la cible la plus proche et la plus vulnérable : Municipalité. Ce qu’elle fait passer inaperçu, mais elle porte seule le poids de ce que matériellement elle ne peut pas faire… Pardonnez-moi la vivacité de mes propos, mais nous avons parfois la désolante impression de rouler le rocher de Sysyphe qui retombe toujours et que toujours il faut resoulever… »

Source : extrait de « Abidjan, métropole moderne », Fraternité Matin, 1978, pp. 7-16

L’étude « Perspectives décennales de développement d’Abidjan » (SCET-international, 1978) évaluant les effets des investissements de l’Etat dans la ville entre 1970 et 1980, est encore plus parlante :

«  Les investissements de fonction locale ont représenté 37,952 et 178,227 milliards de FCFA courants pour les périodes 1971-1975 et 1976-1980 (43,952 et 131,813 milliards de FCFA constants 1975) ; les investissements de fonction nationale ont atteint 50,989 et 120,547 milliards de FCFA courants pour les mêmes périodes (61,680 et 89,136 milliards de FCFA constants 1975). Entre 1971 et 1975, Abidjan a reçu près de 51% des dépenses de l’Etat affectées à l’édilité ; cette part s’est élevée à 63 entre 1976 et 1980. Au cours de la décennie 1970-1980, l’Etat a financé la majeure partie des investissements et du fonctionnement des équipements urbains à fonction locale : les 2/3 ont été consacrés à Abidjan, 1/4 aux villes de l’intérieur et le reste à Yamoussoukro. Mais ce coût croissant des investissements ne se traduit pas par une amélioration des services et les rendements des investissements sont décroissants » (cité par A. Dubressson, 1989).

La ville est pour ainsi dire victime de son « obésité » programmée, puisque les liens fonctionnels du réseau urbain excluent toute concurrence avec Abidjan. Tout comme une entreprise peut devenir moins efficace si elle devient trop grande, les « déséconomies d’échelle » se sont multipliées et aggravées en période de crise (1999-2011) du fait de l’augmentation des coûts de fonctionnement de la ville due à la difficulté à satisfaire la demande d’une population de plus en plus nombreuse. En conséquence, l’urbanisation de la ville est plus subie que gérée (Couret Dominique, 1997, p. 1) et les déguerpissements pratiqués par les municipalités depuis la période coloniale, sont peu efficaces pour rétablir l’ordre urbain recherché (Bouquet Christian et Kassi-Djodjo, 2014). La controverse née de l’opération à Abidjan, ville propre » engagée par les pouvoirs publics le 29 juillet 2011 pour combattre la dégradation entropique observée dans la ville, est symptomatique des divergences sur les mécanismes de régulation et de gestion de la ville (N’da Jean-David, 2019, 207 p.).

La concentration des hommes et des activités à Abidjan, et les problèmes subséquents de gestion de l’espace, est bien « une tendance lourde » du modèle agro-exportateur ivoirien, dont les pouvoirs peinent à infléchir les effets induits qui persistent et s’amplifient. Le temps est venu de questionner le fonctionnement de l’espace productif ivoirien à partir de nouvelles approches. La conjoncture actuelle est favorable selon les conclusions des experts validant le document cadre de la Politique Nationale de la Ville en Côte d’Ivoire adopté par le gouvernement ivoirien le 19 février 2020 (Ministère de la Ville, 2019).

3.3. Repenser le réglage territorial et promouvoir les villes secondaires…

Toute tentative de maitrise du développement de la ville d’Abidjan doit intégrer le réglage fonctionnel de la macrocéphalie, et suppose que l’action volontariste publique soit dorénavant enracinée dans les villes intermédiaires, lieux de concentration des principaux enjeux de développement des pays africains. En effet, une piste novatrice est de penser le développement du territoire ivoirien non plus simplement au niveau de la métropole mais bien plus au niveau de la région. Les villes ivoiriennes s’inscrivent à diverses échelles territoriales : locale, régionale, sous-régionale et internationale. Elles doivent être repensées à travers une politique d’aménagement du territoire intégrant les solidarités des réseaux urbains intra-nationaux et internationaux.

Le réseau urbain ivoirien a une structure macrocéphale. Il est structuré pour l’essentiel autour d’Abidjan, ville primatiale et des villes secondaires intérieures rouages de l’économie agricole de rente. La ville d’Abidjan est pour l’instant la seule à être intégrée au jeu économique mondial où se réalise l’essentiel des projets de développement économique et industriel. Il faut donc travailler sur les équilibres territoriaux et corriger les injustices spatiales par le partage plus juste des ressources entre le niveau national et le niveau territorial. Cette alternative à l’hégémonie de la capitale économique est essentielle.

Partout en Afrique, la croissance urbaine des villes africaines connaît comme ailleurs dans le monde un effet de concentration sur les métropoles de plus de 500.000 habitants ; aujourd’hui plus de la moitié des urbains vivent dans les métropoles et le phénomène s’accentue. Les villes intermédiaires connaissent des taux de croissance très importants dont certaines d’entre elles atteignent chaque année le seuil des 500.000 habitants. Des villes intermédiaires seront les métropoles de demain et nécessitent une structuration de leur espace dès à présent.

Il faut renouer avec l’hinterland en replaçant les villes secondaires et même les villages au cœur des stratégies d’investissement et d’équipement des territoires au sein des Etats africains. A terme, ce sont les réseaux urbains des différents pays qui doivent être reliés de manière à renforcer l’ouverture maritime des pays enclavés. Ce qui permettra aux villes capitales de ces pays de réussir l’articulation avec leur arrière-pays.

Sans doute, le projet d’ouverture en 2024 d’un port sec à Ferké dans le nord du pays est une réponse à la polarisation de l’espace ivoirien par la ville d’Abidjan. A l’horizon 2024, l’Etat ivoirien y entrevoit la réalisation sur 732 ha, d’un terminal d’import-export, d’un dépôt d’hydrocarbure, d’un marché à bétail et d’un abattoir pour un débours estimé à 254,171 milliards de FCFA et plus 71.000 emplois directs (Ministère de l’Intégration africaine, 2021). Assurément, cette future porte soudanaise intensifiera les échanges entre la Côte d’Ivoire et les pays voisins, avec des externalités positives pour les régions du nord. Mais l’équipement doit être clairement intégré à la politique de lutte contre les disparités régionales au regard de l’identité de l’espace ivoirien, avec une stratégie de gestion des effets pervers prévisibles dans cette zone de polarisation, notamment l’encadrement de l’urbanisation avec l’afflux de populations sahéliennes et ivoiriennes et les équipements pour répondre à la demande sociale.

Les politiques d’intégration des territoires à l’échelle régionale menées par l’UEMOA depuis 1994, s’inscrivent aussi dans les recherches de solution. L’institution a mis en place en 2004, une politique d’aménagements du territoire communautaire pour renforcer l’armature urbaine des Etats membres. Ce qui favorise la contribution des centres urbains dans le développement socio-économique des Etats membres et renforce la cohésion sociale. La création en 2009 du Conseil des Collectivités territoriales (CCT-UEMOA) matérialise cette volonté politique à l’échelle communautaire.

Les politiques d’intégration des territoires à l’échelle régionale menées par l’UEMOA depuis 1994, est un début de réponse à cette problématique. L’institution a mis en place en 2004, une politique d’aménagements du territoire communautaire pour renforcer l’armature urbaine des Etats membres. Ce qui favorise la contribution des centres urbains dans le développement socio-économique des Etats membres et renforce la cohésion sociale. La création en 2009 du Conseil des Collectivités territoriales (CCT-UEMOA) matérialise cette volonté politique à l’échelle communautaire.

Conclusion

Notre objectif dans cette (re)lecture des causes de la polarisation de l’espace productif ivoirien par la ville d’Abidjan était de comprendre les mécanismes structurels de la polarisation de l’espace productif ivoirien par la ville, malgré les efforts publics pour contrebalancer son poids grandissant dans le réseau urbain. Notre position de départ selon laquelle la ville d’Abidjan est un aimant, facteur de croissance et de déséconomies dans l’espace productif ivoirien, est confirmée.

La ville d’Abidjan occupe une position hégémonique dans le système productif ivoirien, ce qui explique son fort pouvoir d’attraction et de rétention comme un aimant grandeur nature. La ville est une interface essentielle du dispositif administratif et technico-commercial de l’espace productif colonial dans lequel elle joue le rôle de port d’exportation des productions agricoles des villes intérieures, principaux rouages de l’économie de traite. Les liens fonctionnels entre les autres villes et celle d’Abidjan excluent donc toute concurrence, Abidjan étant en position dominante.

Ce système productif qui assure la richesse du pays depuis les années cinquante, est reconduit par les dirigeants ivoiriens, avec Abidjan comme une vitrine symbole d’une occidentalisation du pays pour attirer les investisseurs. En plus de la présence de l’appareil d’Etat et des grandes institutions internationales, la ville bénéficie alors de grands projets urbanistiques. « La cour des miracles » est alors prise d’assaut.

Les politiques de rééquilibrage engagées au milieu des années soixante-dix pour faire pièce à l’accumulation différentielle dans l’espace au profit d’Abidjan et des zones forestières coïncident avec la crise économique, limitant les effets de la politique d’urbanisation devant élargir le marché intérieur de la production agricole et contrebalancer le poids d’Abidjan dans le réseau urbain.

Dans ce contexte, les déséconomies perdurent et s’amplifient en raison de la survenue de la crise, ce qui appelle à repenser le polycentrisme ivoirien dans un nouveau contexte où les villes secondaires sont perçues comme les prochains leviers du développement des villes au sein des Etats-nations.

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Auteur(s)

Mamoutou TOURE

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY

tourem@yahoo.fr


Droit d’auteur

EDUCI

Regardsuds; Deuxième numero, Septembre 2021 ISSN-2414-4150

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