Territoires de la violence intercommunautaire et sentiment d’insécurité dans l’espace urbain de Duékoué (Ouest Côte d’Ivoire)

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Résumé

Cette étude tente d’expliquer la récurrence des conflits fonciers à Duékoué à partir de l’érection de territoires de la violence intercommunautaire et du sentiment d’insécurité dans l’espace urbain depuis la rébellion armée de 2002 en Côte d’Ivoire. En effet, depuis les années 90, l’Ouest ivoirien est confronté à une recrudescence de la violence, manifestée ici à Duékoué par des affrontements intercommunautaires dont le point culminant a été celui de la crise post-électorale de 2010. Ces affrontements, ou la manifestation d’une crise foncière aux origines lointaines, opposent les migrants aux autochtones et propriétaires terriens. Nos résultats, obtenus à partir d’entretiens menés auprès de chefs de communauté et de villages, de présidents de jeunes, de responsables d’ONG et d’un agent de la radio locale et d’un questionnaire adressé à 150 chefs de ménages, révèlent l’existence de territoires communautaires, revendiqués et défendus. Ainsi, un sentiment d’insécurité s’est installé, à juste titre, chez les citadins, toutefois qu’ils se retrouvent sur le territoire adverse.

Mots-clés : Duékoué, Territoire, violence criminelle, violence intercommunautaire, sentiment d’insécurité.

Abstract

This study attempts to explain the recurrence of land conflicts in Duékoué based on the erection of territories of inter-community violence and the feeling of insecurity in urban space since the 2002 armed rebellion in Côte d’Ivoire. Indeed, since the 1990s, western Ivory Coast has been facing an upsurge in violence, manifested here by inter-community clashes which culminated in the post-electoral crisis of 2010. These clashes, or the manifestation of a land crisis with distant origins, pit migrants against natives and landowners. Our results, obtained from interviews conducted with community and village heads, youth presidents, NGO leaders and a local radio agent and a questionnaire sent to 150 heads of households, reveal the existence of community territories, claimed and defended. Thus, a feeling of insecurity has rightly set in among city dwellers, even though they find themselves in opposing territory.

Key-words: Duékoué, territory, criminal violence, intercommunity violence, insecurity feeling.

Introduction

De décembre 1999 à 2011, la Côte d’Ivoire a été traversée par une série de crises militaro-politiques qui ont favorisé à Duékoué, la transposition des conflits fonciers ruraux à la ville (K. R. Oura, 2015, p. 162). En effet, en dehors des quartiers centraux constitués effectivement de populations hétérogènes, comme c’est habituellement le cas dans les villes, on observe ici à Duékoué, un regroupement plutôt communautaire, sur des territoires revendiqués par chacun des protagonistes. En se les appropriant, ces espaces sont devenus avec le temps, des espaces communautaires mais aussi et surtout le principal facteur de la violence criminelle vécue aujourd’hui dans la ville. Si les déterminants socio-politiques et économiques du comportement violent des citadins sont le plus souvent mis en avant (B. McCallin et M. Montemurro, 2009, p. 4; M. Miran-Guyon et al., 2011, p. 96), il convient de souligner aussi l’importance de l’aspect territorialité qui, plus encore, offre un cadre idéal d’expression à ce phénomène.

Le concept de territoire se présente sous plusieurs formes. R-M. Grenouillet (2015, p. 19) indique que « les limites d’un territoire peuvent être culturelles ou touristiques (les pays), politiques (les cantons, le Pays), économiques (les zones artisanales) ou naturelles ». Selon G. DI MÉO (2014, p. 1), le terme territorialité désigne, d’un point de vue géographique, « le rapport évolutif et changeant -temporel donc-, à la fois existentiel, affectif, citoyen, économique et culturel, qu’un individu ou qu’un collectif noue avec le -les- territoire-s qu’il s’approprie, concrètement et/ou symboliquement ». Cet individu ou ce collectif se met très souvent dans une position d’assurer la protection de cet espace « conquis », l’idée de s’en approprier étant d’en tirer le plus possible de profit, au détriment d’un autre qui, généralement s’en retrouvera exclu. La définition que se donne Géoconfluence1, sur son site, traduit cet état de fait : « la territorialité exprime, outre un contenu juridique d’appropriation, un sentiment d’appartenance, mais aussi d’exclusion, et un mode de comportement au sein d’une entité … Les territoires sont l’objet d’affects collectifs et individuels ». Vu sous cet angle, ce serait a priori une aberration de parler de « territoire communautaire » dans le cas de Duékoué, puisquequ’il n’y a aucun fondement juridique dans la définition que les communautés se font en ce moment du territoire. En revanche, la notion d’affect est fortement ressentie en ces espaces, âprement défendus par chaque camp pour atteindre l’objectif d’exclure l’autre.

L’idée d’exclure repose sur des imaginaires et des représentations (G. DI MÉO, 2014, p. 1) de sorte que le choix des quartiers d’habitation se fait sur la base ethnique. En fait, comme le dit G. DI MÉO (op. cit.), « le territoire, en tant qu’espace symbolique, est avant tout hautement identitaire ». Du fait de la perception et du ressenti qui naissent de la construction de cette identité, on assiste progressivement à un attachement au territoire (R-M. Grenouillet, 2015, p. 13). À Duékoué où la question foncière reste préoccupante, même en ville (K. R. Oura, 2015, p. 159), on assiste à la production de territoires, revendiqués par chacun des protagonistes.

En se les appropriant, ces espaces sont devenus avec le temps, des territoires communautaires mais aussi et surtout le principal facteur de la violence criminelle à Duékoué. G. DI MÉO (2014, p. 1) signalait que « loin d’être purement instinctive, la territorialité est en effet un construit social tout à fait susceptible de ménager l’altérité. » Et le rapport entre cette territorialisation des quartiers et la résurgence de la violence est maintenant très prononcé. Comment les différentes communautés se construisent-elles cette territorialité ? Quelles en sont les implications du point de vue des difficultés actuelles de contrôle des tensions intercommunautaires dans cette ville ? Comment cela fragilise-t-il l’organisation de l’espace urbain de Duékoué ?

1- Cadre théorique de l’étude

Nous avons mobilisé la théorie de l’identité sociale pour analyser le comportement des acteurs sociaux dans leur engagement aux conflits intercommunautaires à Duékoué. Ces acteurs prennent en effet appui sur la communauté d’appartenance et leur agissement passe par trois processus fondamentaux que renferme la théorie. O. Meier (2021, p. 1) précise qu’il y a d’abord le processus de catégorisation, « le phénomène par lequel toute personne classe et organise son univers social, selon des critères de ressemblances et de différences, afin d’avoir des points de repères qui favorisent son action ». L’auteur explique que « le fait d’établir différentes catégories sociales (catégorisation) va dès lors conduire l’individu à minimiser les différences à l’intérieur de sa catégorie et de maximiser la différenciation vis-à-vis de la catégorie d’opposition ». Le deuxième processus, l’auto-évaluation, aide l’individu à établir une évaluation de soi « qui résulte de la conscience qu’a cette personne d’appartenir à un groupe ainsi que la valeur émotionnelle qu’il y attache ». Dans ce groupe d’appartenance, l’individu développe donc une estime de soi qui l’oriente vers « une identité sociale qui lui apparait positive ». Dès lors, les acteurs s’installent dans des mécanismes de comparaisons sociales entre groupes. Comme le dit l’auteur, c’est en effet par « ces comparaisons à d’autres entités (endogroupe versus exogroupe) » que les aspects positifs d’une identité sociale prennent leur sens. Et pour garantir sa place au sein du groupe ou mériter d’y rester, l’individu doit se conformer aux principes internes. La peur d’être rejeté du groupe d’appartenance explique le comportement radical de l’individu à l’endroit de l’autre, d’appartenance au groupe d’opposition.

2- Matériels et méthodes

Les données de l’étude proviennent d’abord d’une recherche bibliographique guidée par les thématiques suivantes : le concept du territoire, l’espace et la violence criminelle et enfin la migration agricole et les conflits fonciers. Cette recherche a été complétée par deux focus groups, des entretiens et un questionnaire adressé à 15 chefs de ménages, dans chacun des dix quartiers de Duékoué. Les entretiens ont été menés auprès de chefs de communauté et de villages, de présidents de jeunes, de responsables d’ONG et d’un agent de la radio locale. Quant aux focus groups, ils ont concerné des catégories d’individus de Carrefour, un quartier d’autochtones Guéré et de Kôkôma, un autre quartier regroupant majoritairement des populations issues de la migration. Le choix de ces deux quartiers a été en effet opéré sur la base du regroupement communautaire observé dans cette ville. La cartographie des phénomènes de la territorialité à Duékoué a été nécessaire. Il s’agit notamment de la configuration des quartiers selon les groupes ethniques et leur positionnement dans la ville. La cartographie a permis aussi de mettre en évidence l’étalement urbain qui caractérise aujourd’hui la dynamique urbaine de Duékoué. Nous avons eu besoin de recourir à une carte de cadastre 2012, d’un fond satellite Google Earth et d’un GPS pour faciliter la délimitation des dix quartiers que compte la ville.

3- Résultats

3.1- Fondement foncier du communautarisme dans la ville de Duékoué

La ville de Duékoué, située à l’Ouest de la Côte d’Ivoire et le chef-lieu de la région du Guémon, connaît une migration agricole depuis la décennie 1970. Mais, cette migration, plus ou moins voulue par les autochtones, aura sans doute scellé les bases du communautarisme qui caractérise aujourd’hui cette ville. La question foncière, le fondement de cette interculturalité, trouve sa racine depuis l’époque coloniale.

3.1.1-   Référent colonial du foncier

La gouvernance foncière en Afrique noire et particulièrement en Côte d’Ivoire a été calquée sur la vision de l’administration coloniale. Le système colonial de gestion de la terre a généralement fait fi de certaines considérations coutumières au point d’avoir affaibli l’autorité locale.

La vision capitaliste de ce système a en effet encouragé la migration agricole pour l’exploitation des forêts ivoiriennes et servir la France en matières premières notamment le café et le cacao. Cette politique a par exemple suscité l’arrivée de plusieurs vagues de migrants mossi dans le sud-est et le centre-ouest du pays. Les villages actuels de Burkinabè tels que Garango, Koupéla-Tenkodogo et Koudougou, dans la région de Bouaflé, attestent de cette arrivée. Ces migrations qui devaient obéir à l’idée de produire davantage de café-cacao se sont faites généralement sans tenir compte des principes coutumiers. Alors que les densités humaines étaient encore très faibles dans les régions forestières, l’administration coloniale estimait que les terres vacantes devaient être considérées sans propriétaires, et qu’il fallait les occuper par des migrants qui pourraient les mettre en valeur. D’où les premières vagues migratoires en Côte d’Ivoire, comme en attestent les propos du chef des Burkinabè de Duékoué :

C’est pas aujourd’hui que les gens viennent ici à Duékoué. Même avant Houphouët, les gens venaient déjà. Il y avait encore de la terre. Tu pouvais arriver et gagner facilement de la terre. Nos tuteurs aussi, pouvaient te donner facilement de la terre. Pour eux, tu es leur étranger et ils étaient fiers de ça. Je suis venu ici en 61.

L’allusion faite à Houphouët Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire indépendante, témoigne de l’ancienneté de cette migration agricole en direction de Duékoué. Ses propos montrent que bien d’autres migrants sont arrivés avant lui en 1961. Mais, si cela montre aussi que leurs hôtes n’étaient pas hostiles à leur arrivée, les réalités actuelles et les propos recueillis auprès des autochtones Wê (Guéré) laissent entrevoir plutôt les regrets de ces derniers d’avoir été victimes de cette politique coloniale. L’une des premières conséquences a été l’aliénation des terres, en effet contraire aux principes coutumiers en Côte d’Ivoire. La frustration des autochtones est d’autant plus grande que cette politique s’est poursuivie après la colonisation. La gouvernance foncière post-coloniale n’a pu restaurer l’autorité du chef perdue durant la colonisation. L’un des chefs de village interrogé s’en plaint en ces termes :

Mais pour avoir le certificat foncier, on demande au chef, celui qu’on a négligé, on demande à son comité de légaliser l’existence de l’occupant de la terre. C’est ça ! On vient et on dit, bon, donnez des certificats fonciers à tout ce monde. Chez vous là, ce n’est pas pour vous. C’est pour l’État. Avant que ce ne soit déclassé, elle appartenait à l’État ? Moi, je vais aller à Abengourou, parce que je suis préfet à Abengourou, je vais dire que, eh, vous les agnis là, la terre là ce n’est pas pour vous, c’est pour l’État. [Chef de village, Duékoué, mai 2018]

Chef de village, Duékoué, mai 2018

La politique foncière des gouvernants postcoloniaux visait en effet à hâter le développement économique à partir de l’activité agricole. Mais, elle a favorisé la migration qui se poursuit aujourd’hui encore dans les campagnes, comme c’est le cas à Duékoué.

3.1.2- Cacaoculture et accueil des premiers migrants à Duékoué

La politique foncière des autorités administratives, aussi bien coloniale que postcoloniale, a créé les conditions de la migration agricole en direction des régions forestières dont Duékoué. Mais, cette migration n’aurait pas été si importante si les autochtones eux-mêmes n’en ont pas participé en réservant aux migrants un bon accueil. Contrairement aux tensions qui caractérisent aujourd’hui les rapports interculturels, la cohabitation entre les Guéré et les premiers migrants témoignait plutôt d’une volonté manifeste des autochtones à recevoir leurs hôtes, comme en illustrent les propos du chef des Burkinabè :

Il n’y avait même pas de problème ici. Dans la région, ici, si tu veux voir vraiment les gens qui aimaient les étrangers, c’est ici. Voilà pourquoi y a beaucoup qui se sont installés ici … Sinon avant, les hommes d’ici, ce sont des gens qui aimaient beaucoup les étrangers. Quand un Guéré a son étranger, vraiment si tu le provoques, vraiment tu as gagné problème.

Ces propos témoignent des meilleures dispositions d’accueil des migrants. Mais, dans les villages comme en ville, ils ont été installés sur des sites autres que ceux des Wê. Les propos du président des jeunes de Latif, un quartier habité majoritairement par des Malinké (nordistes ivoiriens et burkinabè), reviennent sur la cohabitation entre les migrants et leurs hôtes :

Cette séparation dans la façon d’habiter entre eux et nous ne date pas d’aujourd’hui. Lorsque nos parents sont arrivés ici, les quartiers Toguéhi et Guéré étaient les villages guéré, mais ils n’ont pas voulu que les migrants vivent ensemble avec eux. C’est ainsi que nos parents ont été invités à vivre ici à Latif. Je crois que c’est comme ça tout a commencé.

Cette idée de vivre par groupe ethnique s’est poursuivie sans que les groupes et même les autorités administratives ne songent aux risques que pouvait représenter cette territorialité dans le vécu des citadins. Mais il a suffi que la crise foncière des années 1990 se déclenche pour que les premiers signes se révèlent.

3.1.3- Crise foncière et méfiance entre communautés

Les années 1990 ont été marquées par une crise foncière dans l’Ouest ivoirien. À Duékoué, La présence des migrants a très vite contribué à l’essor du café-cacao sans que de véritables tensions ne subsistent entre eux et leurs hôtes. Les propos du chef des Burkinabè en attestent :

Bon, Cohésion Sociale, vous savez quand vous vivez ensemble, hunn, vous êtes devenus comme des parents. Avant quand on était à Duékoué ici, vraiment y avait pas de problème. Les gens se saluent, tout le monde fréquente l’autre, on fait tout ensemble. Quand je vois ça, C’est ce qu’on appelle Cohésion Sociale. C’est ça.

Les rapports étaient tels que rien ne pouvait présager une dégradation des relations interculturelles. Ces rapports cordiaux ont été entretenus par la faible densité de population agricole et la disponibilité foncière. Mais, la poursuite de la migration et la pression démographique ont instauré, avec le temps, une vive compétition autour des terres. La pression s’est d’autant plus accentuée qu’à la fin des années 1980, la crise économique et les difficultés des citadins à y faire face ont contraint certains au retour à la campagne, devenant du coup de nouveaux acteurs dans la pratique de l’activité agricole. Leur regard de la migration est différent de celui des aînés, le migrant étant perçu comme celui qui est à l’origine du manque de terre, mais aussi et surtout celui qui l’empêche d’en avoir pour construire pleinement sa nouvelle vie d’agriculteur.

Ce retour coïncide aussi avec l’avènement du multipartisme dans le pays. Laurent Gbagbo, le chef de fil de l’opposition, soutenu par les populations de cette région de l’Ouest, avait fait de la question foncière l’un des principaux axes de sa lutte contre le pouvoir d’Houphouët Boigny. Pour l’opposition, la politique migratoire de ce pouvoir a été à l’origine de la perte des peuples forestiers de leurs terres au profit des Burkinabè et des Baoulé, de même ethnie que le président Houphouët. Un jeune guéré traduit ainsi l’adhésion de sa communauté aux principes de l’opposition: « Ça, je ne vais pas vous cacher, l’Ouest est acquis par l’ex-président, Laurent Gbagbo. Là, il ne faudrait pas que les gens se trompent ». Cette atmosphère politique a donc installé une altérité dans les rapports interculturels et fait naître les premiers conflits intercommunautaires à Duékoué. Le chef de la communauté burkinabè s’en souvient : « Moi je peux dire que dès qu’on a fait multipartisme là, en tout cas, ça changé tout ! Politicien vient parler n’importe comment. C’est ça qui a tout changé. » Ainsi, le pluralisme politique, sensé asseoir la démocratie dans le pays, s’est révélé comme l’un des facteurs clés de déstabilisation des rapports interculturels en Côte d’Ivoire. À Duékoué, la crise foncière et la méfiance intercommunautaire ont contribué à une construction de chaque camp de son territoire propre à lui, dans l’espoir sans doute de tirer davantage parti de la terre.

3.2- Construction des territoires communautaires et violences urbaines

Depuis les années 1990, les acteurs en jeu autour de la gouvernance foncière à Duékoué peinent à trouver des réponses durables à la perte progressive des terres. Plutôt que d’y faire face de façon commune, chaque groupe a préféré la voie de l’organisation interne, mais sur la base d’une volonté de restriction du pouvoir de décision de l’autre et avoir le contrôle de la terre. Le déclenchement de la rébellion armée, en 2002, a été l’occasion pour chacun d’afficher son intention de disposer de territoires propres à lui.

3.2.1- Rébellion armée, formation de groupes d’auto-défense et révélation de la territorialité

Tout comme le multipartisme a renforcé les tensions foncières dans les campagnes, la rébellion a constitué dans la ville de Duékoué, l’un des facteurs-clés de la territorialité sur fond identitaire. Des ivoiriens considèrent les Burkinabè comme étant à l’origine de leur malheur, notamment sur la question des crises récurrentes qui ont secoué le pays depuis le coup d’État de 1999 qui a renversé le pouvoir du président Bédié. Le Burkina Faso est en effet soupçonné par les acteurs politiques comme ayant servi de base arrière à cette rébellion qui a scindé le pays en deux, depuis le 18 septembre 2002. Cette situation a instauré, dans la zone gouvernementale, une certaine méfiance à l’endroit des Burkinabè.

À Duékoué, cette situation s’est traduite par l’organisation des communautés autour d’espaces, les quartiers urbains, qu’elles en font des territoires respectifs. Ainsi, entre 2002 et 2010, la ville a été marquée par des comportements d’appropriation d’espaces, matérialisés par la présence de camps de milices dans les quartiers. On en dénombre deux à Kôkôma qui, selon les enquêtés, ont été installés en réponse à ceux qu’on retrouvait dans les quartiers wè. Avec l’érection de barrages de contrôles à l’entrée de chaque entrée de quartier, des espaces étaient désormais interdits à l’autre, selon une enquêtée de Kôkôma :

Dans notre quartier, on se connaît entre nous. Donc, si tu viens d’un quartier Guéré, on te reconnaît automatiquement ici. C’est la même chose à Carrefour. Les gens disaient que quand un jeune se retrouve là-bas, il ne revenait plus. Il y avait des barricades à chaque entrée du quartier, avec des couteaux et des machettes. Même les gens d’ici ne pouvaient plus aller au cimetière de la ville qui est du côté de Carrefour. Ici aussi, les gens ne voulaient pas voir de Guéré ici (rires). C’est comme ça chacun est resté chez lui. Même le jour les gens de Kôkôma ont marché pour aller chercher la paix avec Carrefour, ma maman a pleuré jusqu’ààà. Et vraiment il y a eu des affrontements !

Ainsi, armés d’armes blanches, les jeunes érigeaient des barricades pour protéger leurs territoires contre « l’ennemi ». Les milices n’intervenaient que sous interpellation de ces derniers. La territorialisation tribale est même constatée dans les villages :

Dans les villages généralement, y a le quartier des Burkinabè et le quartier des Wê. Donc on lit facilement (rire). On peut déterminer facilement l’emplacement des allogènes, parfois c’est la route qui divise les deux quartiers. Sinon nous avons demandé que ce serait mieux qu’ils construisent comme en ville là, ils construisent sur le même site comme ça, ça permettra aux gens de se connaitre, et leurs enfants vont se connaitre aussi.

Dans la ville, les quartiers les plus homogènes dans le peuplement deviennent les lieux privilégiés pour les communautés de défendre leurs intérêts qu’ils pensent avoir perdu depuis des décennies de cohabitation.

À l’image du pays, divisé en zone gouvernementale dite « loyaliste » et le Nord sous contrôle rebelle, Duékoué est configurée en deux territoires contrôlés chacun par un groupe d’auto-défense. L’une des milices, constituée de jeunes autochtones, établie à Carrefour, a une aire d’influence qui s’étend sur « les quartiers Guéré ». L’autre, constituée de chasseurs traditionnels nommés « Dozo », occupe les quartiers des non-autochtones (Figure n°1).

Source : IPR2, 2018                         Réalisation ; Oura K., 2018

Figure 1: Territorialisation de la ville à partir des quartiers

La territorialité communautaire de Duékoué laisse transparaître deux types de quartiers. D’une part, Kôkôma et Latif, deux quartiers habités essentiellement par les Malinké nationaux et Maliens, les Sénoufo et les Burkinabè, et d’autre part, Carrefour, Petit Duékoué, Quartier Guéré, Toguéhi qui sont des quartiers d’autochtones Guéré. Cette configuration alimente davantage les tensions qui existent depuis les années 1990.

Les territoires ont ainsi été préparés, défendus, inventés et réinventés selon le niveau d’atmosphère qui a prévalu entre 2002 et 2010, l’année où l’antagonisme a définitivement tourné dans le sens d’une radicalisation des rapports interculturels.

3.2.2- Crise post-électorale de 2010 et renforcement de la territorialité

La cohabitation de ces milices rivales a fini par instaurer l’insécurité dans la ville. Ainsi, suite à la revendication de la victoire par les deux candidats à l’élection présidentielle de 2010, le pays a plongé dans une quasi-guerre civile dont Duékoué en a payé un lourd tribut. Les communautés nordiques, soutenant généralement Alassane Ouattara, le candidat RHDP3, se sont vus opposés aux Wè, des pro-LMP4, le parti du président sortant Laurent Gbagbo. La violence a fait des centaines de victimes wê.

Le clivage interculturel post-crise reste persistant du fait du climat de méfiance qui règne entre communautés. Ce qui constitue une source permanente d’angoisse et de traumatisme psychologique. Les propos d’un agent de la radio locale en attestent:

Nous avons permis à ces peuples-là, qui étaient très retranchés, de se fréquenter à nouveau. Il faut savoir qu’ici à Duékoué, pendant certaines crises, les populations vivaient dans des quartiers opposés. Quand vous prenez le quartier carrefour, c’est les Wê, ils se sentent en sécurité là-bas, ils vivent ensemble là-bas. Les Malinké sont à kôkôma. On vous a certainement dit çà.

La méfiance intercommunautaire est si élevée que sa manifestation va au-delà de cette opposition entre quartiers :

Depuis la crise, les gens se sont retranchés. Quand on prend le grand marché, les femmes wê ne vendaient plus là-bas. Elles avaient créé leur marché en face de la mission catholique. Donc les gens ne partaient plus au grand marché, non plus au petit marché de Kôkôma. Le message de la coalition des femmes était le rapprochement de sorte à ce que les marchés à coloration ethnique disparaissent.

[Intervenante d’un focus group, Carrefour, mars 2018]

Ces dispositions sont prises pour éviter tout contact avec la communauté adverse. Le sentiment d’insécurité influence la façon dont les protagonistes se regardent désormais et modifie l’organisation actuelle de l’espace urbain.

4- Sentiment d’insécurité, inégalité sociale et organisation spatiale

4.1- Une territorialité entretenue par l’inégalité sociale

En plus des affrontements, la fracture sociale s’est renforcée, surtout qu’avec la configuration actuelle de la ville, il y a aussi une absence de commodité dans les quartiers d’autochtones comparativement à ceux de leurs hôtes, essentiellement des commerçants et grands planteurs, et donc plus nantis (tableau 1).

La typologie des habitats laisse transparaître une inégalité sociale, puisque les maisons traditionnelles sont dominantes dans les quartiers wê, restés majoritairement des agriculteurs et disposant de peu de moyens. À l’opposé, les quartiers des migrants (de grands planteurs et commerçants), faits de maisons de type moderne, présentent une allure plus améliorée (photos 1 et 2).

Photo 1 : Habitat moderne à Kôkôma / Photo 2 : Habitat traditionnel au quartier Carrefour

Source : Crédit photo, Bley Larissa, 2014 / Crédit photo, nos enquêtes, 2018

Ces types d’habitats caractérisent ces deux quartiers de Kôkôma et Carrefour. Cette ségrégation spatiale est constamment ressentie par les populations autochtones, exprimée ici par le président de l’ONG Limpia:

Un jour, j’étais avec des amis du ministère de l’agriculture et je leur ai dit que ma vision de la réconciliation à Duekoué est que ceux qui ont payé les parcelles ici ont payé trop si bien que, les vendeurs même ont pratiquement tout vendu et se retrouvent maintenant sans terre. Quel est le sentiment humain qui l’anime quand il voit que l’acheteur prospère avec son bien qu’il lui a vendu ? C’est les sentiments de haine, jalousie, hypocrisie. Il n’est pas content quand il voit que tu as construit, tu mets tôle sur ta maison alors que lui il dort sous paillotte. Il se dit que tu profites de sa terre mais il ne voit pas le travail que tu as fait pour lui. [

ONG Limpia, mai 2018]

L’inégalité sociale est ainsi mal perçue par l’autochtone, qui comprend mal que le migrant, qui a tiré parti de sa terre, soit aujourd’hui dans de meilleures conditions que lui. La fragmentation socio-spatiale a modifié la façon de se regarder. Et le repli sur soi engendre l’intolérance mutuelle au point que chaque camp se prépare désormais à commettre le crime. Cette situation de peur constante instaure un sentiment d’insécurité chez ces citadins de sorte qu’on assiste à une mobilité résidentielle, considérée par les uns et les autres comme le seul moyen de se sentir en sécurité.

4.2- Mobilité résidentielle et organisation de l’espace urbain

La présence de Dozo, qui date d’ailleurs de quelques années avant le déclenchement de la rébellion, n’est plus appréciée par la communauté Guéré. Mais, les Migrants en pensent le contraire, comme en témoignent les propos du chef de la communauté Burkinabè :

Les Dozo, ils sont là pour faire la sécurité. Mais, quand tu dis de les faire partir. Moi, je ne sais pas pourquoi toi tu veux que les Dozo partent. Les Dozo ne sont pas là pour tuer les gens! On a eu des tueries qui n’ont pas été le fait des Dozo.

Il est donc difficile que les communautés s’accordent sur ce point. Ainsi, pris de peur, les citadins s’adonnent à une mobilité résidentielle comme le moyen immédiat d’échapper à la violence, lorsque leur lieu d’habitation se trouve sur le territoire adverse. Durant l’enquête, nous avons rencontré un chef de ménage au quartier Artisanal, qui a dit avoir échangé momentanément son domicile, situé à Kôkôma, avec celui de son ami Malinké. De la même façon, certains citadins ont abandonné leurs loyers et quartiers où ils se sentaient en insécurité pour regagner ceux dont la composition ethnique leur est favorable. En outre, des maisons incendiées ou décoiffées sont abandonnées (photo 3) pour d’autres, surtout à Père-Thète, un nouveau quartier de la ville.

Photo n° 3 : Une maison décoiffée, abandonnée au quartier Carrefour

Crédit photo, Bley Larissa, 2014

Cette maison, incendiée lors des violences inter-ethniques de 2011, est un signe spatial de la violence à Duékoué. Cette violence a renforcé la communautarisation des espaces. Le clivage ethnique a donné droit à des quartiers à dominance Guéré (Carrefour, Toguéhi, Guéré, Petit Duékoué) et les quartiers Kôkôma et Latif, habités par les migrants. Les quartiers hétérogènes (Père-Thète et Artisanal), considérés comme les plus sûrs de la ville, sont sollicités. Mais, cette idée de « fuir la violence criminogène » est source d’étalement urbain ; elle ne fera que rendre difficiles les méthodes de lutte contre cette violence dans la ville. Les limites urbaines ont en effet connu des modifications subites depuis 2012 (Figure n°2).

Figure n°2: Extension urbaine de Duékoué (2012-2014)

Source : GoogleHearth, 2012 et 2014  /  Réalisation : OURA K. Raphaël

La dynamique spatiale est exceptionnelle surtout à Père-thète, le quartier où les camps de réfugiés ont été construits durant la crise post-électorale. La plupart d’entre eux ont par la suite préféré s’y établir définitivement. La sollicitation de ce quartier explique la dynamique spatiale qu’a connue ce quartier de Père-thète en seulement deux ans (2012-2014).

4- Discussion

La gouvernance foncière en Afrique noire et les conflits trouvent leur origine dans la façon dont le colonisateur a marqué son empreinte sur cette question. En effet, le colonisateur britannique a été plus souple que celui de la France, comme le font savoir E. Le Bris et al. (1982, p. 20) : « dans l’ensemble, la Grande-Bretagne conforte les « coutumes précoloniales » tandis que les Français se réservent la possibilité d’exproprier massivement ces communautés sous le couvert des « terres vacantes et sans maître ».

Les conséquences de cette politique coloniale française ont été les premières manifestations d’ethnicité face aux migrations suscitées par cette loi (p. 22). A. Babo (2012, p. 99) confirme le fait que la migration au service de l’agriculture est un phénomène qui a été suscité par les colonisateurs. Il le dit en ces termes : « Depuis la période coloniale, un segment important de la population de la Côte d’Ivoire était constitué d’étrangers que les colons avaient utilisés pour la valorisation économique de la colonie ivoirienne. » Mais, plutôt que d’être corrigée, au regard des premières manifestations dont parlent E. Le Bris et al. (1982, p. 20), cette politique a été poursuivie avec les indépendances. A. Babo (2012, p. 99) fait savoir que, « fortement influencé par cette politique de l’administration coloniale, l’État ivoirien avait poursuivi la politique d’intégration des étrangers ». E. Le Bris et al. (1982, p. 175) affirment, dans le cas du Niger, qu’ « en 1977, le Président Kountché a annoncé que tout terrain laissé inculte pendant neuf ans serait libre. Celui qui le mettrait en valeur en aurait l’usufruit ». En Côte d’Ivoire, précisent-ils (p. 312), « la phase suivante est la continuation exacerbée des phases précédentes; le gouvernement ivoirien choisit un plan de développement libéral où il est décidé que la terre appartient à celui qui est capable de la mettre en valeur ». Ils confient que « le résultat est que les villages se trouvent toujours dépourvus d’autorité réelle » (p.175).

Cette politique, qui s’inscrivait dans un contexte où la densité de population était encore faible, n’a véritablement pas révélé de résistance chez les communautés d’accueil. En Côte d’Ivoire, principalement à Duékoué, l’arrivée de la première vague de migrants a même été perçue par les autochtones guéré (wê) comme une opportunité de développer le cacao (J. Kouakou et al., 2017, p. 27). D’après O. Dembélé (2003, p. 35), « les Burkinabè travaillaient dans les plantations comme manœuvres, les propriétaires fonciers coutumiers étaient les propriétaires rentiers des plantations ». Cette volonté d’accueillir les migrants était si manifeste que chaque Wê exprimait clairement sa fierté d’être l’hôte d’un migrant. Ce sentiment, traduit dans la région par l’expression « mon Burkinabè », témoignes-en quelque sorte le regard privilégié de l’autochtone à l’endroit de l’allogène burkinabè (K. R. Oura, 2016, p. 74). A. Babo (2012, p.99) affirme que « ces derniers sont totalement intégrés à la société ivoirienne (accès à la terre, accès à l’emploi, droit de vote, etc.) ».

Les rapports étaient tels que rien ne pouvait présager une dégradation des relations interculturelles. Mais, la crise économique de la fin 1980 provoqua le retour de citadins dans les campagnes (A. Babo et Y. Droz, 2008, p. 752). Ce retour coïncide aussi avec l’avènement du multipartisme. « Depuis lors, la question de la coexistence entre ces groupes a débordé le champ des concurrences économiques et culturelles pour devenir politique, en suivant l’axe d’une tentative de conceptualisation, à partir du statut et des problèmes de cohabitation des autochtones du Sud confrontés à la présence massive de migrants, d’une citoyenneté autochtone comme principe directeur d’une citoyenneté ivoirienne », (O. Dembélé, 2003, p. 34). Laurent Gbagbo, le chef de fil de l’opposition, soutenu par les populations de cette région de l’Ouest (où se situe Duékoué), avait fait de la question foncière l’un des principaux axes de sa lutte contre le pouvoir d’Houphouët Boigny. Il critiquait la fameuse phrase d’Houphouët selon laquelle « la terre appartient à celui qui la met en valeur » (A. Babo et Y. Droz, 2008, p. 743).

Sans qu’elle n’ait fait l’objet de loi, cette phrase prononcée lors d’un discours d’Houphouët-Boigny à un congrès du PDCI6, a profondément influencé les rapports entre les communautés migrantes et autochtones (A. Babo et Y. Droz, 2008, p. 742). Ce contexte du multipartisme et de la crise économique ont alors renforcé le débat autour de la question foncière.

Un autre événement, la lutte pour la succession au président défunt Houphouët, a fait naitre le concept de « l’ivoirité », considéré par certains auteurs comme la principale cause des tensions, puisqu’il suscitait l’exclusion et la xénophobie (M. Zongo, 2016, p. 6; A. Babo et Y. Droz, 2006, p. 753). Les manifestations sociales de l’ivoirité ont été présentées par A. Babo (2012, p.100), en ces termes : « Étant bâtie sur un sentiment de tribu assiégée, elle a eu pour effet de réveiller un sentiment xénophobe insoupçonné chez les Ivoiriens. Ainsi, l’étranger – tout comme la xénophobie elle-même – était banalisé, raillé et livré parfois à la vindicte populaire. »

Dès lors, les tensions entre les Guéré et les étrangers, prennent une proportion inquiétante à Duékoué. Des affrontements sont enregistrés surtout dans les campagnes dont le point culminant fut les tueries dans les villages d’autochtones de Guitrozon et de Petit Duékoué qui ont fait une centaine de morts (J. Kouakou et al., 2017, p. 28). La méfiance entre les communautés atteint dès lors un niveau élevé de sorte que l’atmosphère est désormais teintée d’une intolérance de l’une à l’égard de l’autre. Des territoires vont dès lors se créer pour donner lieu à une configuration spatiale de la ville sur la base communautaire. Il s’agit d’une construction de territoires communautaires autour du foncier. Ce concept a été défini par E. Le Bris et al. (1982, p.19) comme étant « l’organisation de la société qui s’inscrit, se rend visible sur un territoire ». Selon eux (p. 19), « la flexibilité des modes de maîtrise et de contrôle renvoie au fait qu’à l’intérieur du territoire tribal, des liens sociaux se suffisent à eux-mêmes. Si, par contre, les limites de ce territoire sont soigneusement découpées, c’est parce qu’au-delà le lien social change de nature ». Ce lien social a changé de nature à Duékoué avec la survenue de la rébellion armée en 2002. Ce, d’autant plus qu’un lien étroit est établi entre cette rébellion et la question foncière qui engage ces allogènes et les nationaux (J-P. Chauveau, 2013, p. 9 ; K. R. Oura, 2013, p. 320). En effet, la loi foncière adoptée en 1998 rend précaire la situation des étrangers, exclus de la propriété foncière (J-P. Chauveau, 2013, p. 10; S. Bredeloup et M. Zongo, 2016, p. 6). E. Le Bris et al. (1982, p. 57) expliquent ces tensions par le fait qu’en tant qu’enjeu, « la terre n’est qu’un des moyens d’expression de l’autorité ». Bref, poursuivent-ils,

«le foncier vient en quelque sorte souligner le caractère d’« étrangéité » (p. 57). O. Dembélé (2003, p. 38) fait savoir que, dans le cas ivoirien, « la décision politique est vue comme le meilleur moyen de confirmer l’exclusion des migrants de l’accès aux ressources nationales situées au Sud ».

À Duékoué, ces tensions sont traduites par l’organisation des communautés autour d’espaces, les quartiers urbains, qu’elles en font des territoires respectifs. La production de ces territoires, en tant qu’espaces organisés (J. Renard, 2009, p. 109), répond à une quête de pouvoir et d’autorité (B. Elissalde, 2002, p. 193) sur les quartiers, la finalité étant d’assurer l’autonomie de la collectivité (J. Renard, 2009, p. 9). Ainsi, entre 2002 et 2010, la ville a été marquée par des comportements d’appropriation d’espaces, matérialisés par la présence de camps de milices dans les quartiers. G. Kourtessi-Philippakis (2011, p. 8) explique que « le territoire est un investissement affectif et culturel que les sociétés placent dans leur espace de vie ». G. DI MÉO

(1998, p. 1) précise que « le concept d’espace vécu exprime le rapport existentiel, forcément subjectif que l’individu socialisé établi avec la terre ». Ainsi, dès le déclenchement de la rébellion, la ville de Duékoué est « en proie à des tensions et à des conflits militaires et intercommunautaires endémiques », (M. Miran-Guyon et al., 2011, p. 95). À l’image du pays, divisé en zone gouvernementale dite « loyaliste » et le nord sous contrôle rebelle, Duékoué est configurée en deux territoires contrôlés chacun par un groupe d’auto-défense (M. Miran-Guyon et al., 2011, p. 11).

Dans cette situation, chaque territoire a hébergé sa propre milice pour assurer sa défense contre l’autre communauté. UNOCI7 (2011, p. 13) exprime cet état de fait en ces termes : « À Duekoué, le quartier Carrefour était considéré comme le quartier général des miliciens abritant quatre groupes, APWè8, MILOCI9, FLGO10 et FS LIMA11, ainsi que le siège de l’APWè, dirigée par Banao. C’était un « no go zone » pour les membres des autres communautés, notamment les Akans ou les Malinkés, considérées comme des rebelles ». Le rapport précise que « les Dozos se sont constitués en défenseurs des communautés allogènes ». G. Kourtessi-Philippakis (2011, p. 8) explique de tels comportements à partir du concept même de la territorialité : « La territorialité exprime la tentative par un individu ou un groupe d’affecter, d’influencer ou de contrôler d’autres personnes, phénomènes ou relations et d’imposer son contrôle sur une aire géographique, appelée territoire. … Le territoire s’apprend, se défend, s’invente et se réinvente. Il est lieu d’enracinement, il est au cœur de l’identité. » Mais, dans la ville deDuékoué, cette défense du territoire s’est faite sous la forme de la violence armée pendant les élections présidentielles de 2010. Les communautés nordiques, soutenant généralement Alassane Ouattara, le candidat RHDP12, se sont vus opposés aux Wè, des pro-LMP13, le parti du président sortant Laurent Gbagbo. Cette violence a fait des centaines de victimes Wê (M. Miran-Guyon et al., 2011, p. 97).

Conclusion

Dans la défense des intérêts fonciers, les différents peuples ont fait connaître, à la ville de Duékoué, une recrudescence de la violence intercommunautaire. L’étude a fait une analyse de ces violences sous l’angle d’une séparation/ségrégation des populations sur la base intercommunautaire. En effet, le système colonial de gouvernance foncière, en privilégiant le développement du café-cacao, a favorisé la migration agricole. Cette politique a été traduite par la réduction de l’autorité coutumière sur les terres. À Duékoué, elle n’a pas eu au préalable d’impact négatif sur les rapports entre les migrants et les autochtones, sans doute dû à la volonté de ces derniers à faire prospérer ces deux principales cultures d’exportation dans leur région. Aussi disposaient-ils encore de grandes surfaces culturales. Mais, avec la pression démographique due notamment à la migration, les terres se sont très vite raréfiées de sorte que le regard de l’autochtone wê à l’endroit de son hôte a changé. Ce dernier est désormais perçu comme celui qui est à l’origine de la perte des ressources foncières. Il s’est alors installé dans

une logique de récupération de « sa terre » alors que le migrant, estimant l’avoir « achetée », trouve injuste une telle attitude. Chaque communauté s’est alors progressivement construit un territoire en créant les moyens d’assurer sa protection vis-à-vis de l’autre. Dans l’ensemble, il est encore difficile pour les autorités administratives de gérer les tensions dans les relations interculturelles de cette population très composite.

Comment sortir de cette fracture territoriale et retisser les liens entre les communautés ? Au regard des résultats de cette recherche, il s’agit d’une crise dont le dénouement ne saurait venir uniquement des protagonistes, sa résolution appelle à une intervention de l’État et sans doute des ONG, pour une restauration de la paix à Duékoué et même sa consolidation. Et elle passera nécessairement par des réponses durables à trouver à la question foncière en Côte d’Ivoire.

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Kouadio Raphaël OURA

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Regardsuds; Deuxième numero, Septembre 2021 ISSN-2414-4150

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