L’économie informelle dans le paysage de la métropole d’Abidjan

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The informal economy in the landscape of the Abidjan metropolis

Appoh Charlesbor KOBENAN Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY appohcharlesbor@yahoo.fr

Résumé :

Petit hameau en 1900, Abidjan, en l’espace de soixante-deux ans, est devenue une métropole avec une superficie de plus de 57 735 hectares (INS, 2020). Elle est le reflet de la rapide urbanisation de la Côte d’Ivoire. Avec une telle situation, Abidjan accueille une forte concentration de populations, soit 20% de la population totale du pays et 46% de la population urbaine (INS, 2015). Cette population abidjanaise sans cesse croissante est traversée par une situation économique sévère, avec pour conséquence une montée de la pauvreté et du chômage (22,7%). Pour vivre la ville, certains abidjanais s’orientent vers l’économie informelle. C’est une économie visible à travers ses différentes activités dans les dix communes de la ville et occupe environ 86,9% des abidjanais (INS, 2016). L’objectif de cette recherche vise à appréhender la distribution spatiale de l’économie informelle dans la métropole d’Abidjan. Pour y parvenir, plusieurs techniques de recueil de données (la documentation, l’observation de visu et l’entretien) ont été mobilisées. Les résultats obtenus révèlent que l’économie informelle occupe inégalement le paysage des dix communes de la métropole d’Abidjan. Des parts plus importantes dans les communes d’Abobo (24,80%) et de Yopougon (21,10%) et moins importantes pour les communes du Plateau (02,00%) et de Cocody (03,50%), etc. Également, ils montrent que les types d’activités qui composent cette économie diverses selon la commune.

Mots clés : Abidjan, économie informelle, implanté, inégalement, distribution spatiale

The informal economy in the landscape of the Abidjan metropolis

Abstract

A small hamlet in 1900, Abidjan has, in the space of sixty-two years, become a metropolis with a surface area of over 57,735 hectares (INS, 2020). It reflects the rapid urbanisation of Côte d’Ivoire. With such a situation, Abidjan hosts a high concentration of populations, i.e. 20% of the country’s total population and 46% of the urban population (INS, 2015). This ever-growing Abidjan population is affected by a severe economic situation, resulting in a rise in poverty and unemployment (22.7%). To live in the city, some Abidjanese turn to the informal economy. This economy is visible through its various activities in the city’s ten communes and occupies about 86.9% of Abidjanese (INS, 2016). The objective of this research is to understand the spatial distribution of the informal economy in the metropolis of Abidjan. To achieve this, several data collection techniques (documentation, face- to-face observation and interviews) were used. The results obtained reveal that the informal economy occupies the landscape of the ten communes of the Abidjan metropolis unevenly. It has a larger share in the communes of Abobo (24.80%) and Yopougon (21.10%) and a smaller share in the communes of Plateau (02.00%) and Cocody (03.50%), etc. Also, they show that the types of activities that make up this economy vary according to the commune.

Keywords: Abidjan, informal economy, established, unevenly, spatial distribution

Introduction

Pays faiblement urbanisé en 1960, la Côte d’Ivoire est passée en l’espace de soixante-deux ans après son indépendance un pays fortement urbanisé. Le taux d’urbanisation a plus que quadruplé, le plaçant au troisième rang des pays les plus urbanisés d’Afrique subsaharienne,

derrière le Cameroun et le Ghana (Banque Mondiale, 2019, p. 2). De 13,7% à l’indépendance, le taux d’urbanisation est passé successivement de 32% en 1975, à 39% en 1988, à 42,5% en 1998 et à 50% en 2014 (Ministère du Plan et du Développement ; Direction générale de l’aménagement du territoire, du développement régional et local, 2020, p. 32). Abidjan, la capitale économique en est le reflet. De 3 700 hectares en 1965, la tache urbaine de l’agglomération d’Abidjan est passée de 16 000 hectares en 2008, à 42 000 hectares en 2010 et

à 57 735 hectares en 2020 (INS1, 2008 et 2020). Ce phénomène d’urbanisation est corrélé avec

une croissance rapide de la population. De 95 216 habitants au premier recensement général de la population et de l’habitat de 1975, la population d’Abidjan est passée de 1 929 079 habitants en 1988 à 2 877 948 habitants en 1998, à 4 395 243 habitants en 2014 et à 5 616 633 habitants en 2021 (Ministère du Plan et du Développement ; de la Direction Générale de l’Aménagement du Territoire, du Développement Régional et Local, 2020, p. 32 et INS, 2021, p. 1). Elle accueille aujourd’hui 20% de la population ivoirienne et un peu plus du tiers, (soit 36%) de la population totale urbaine du pays (INS, 2021, p. 6). Les infrastructures, les équipements et les industries que la ville d’Abidjan abrite font d’elle, le principal pôle économique attractif du pays. Elle est un « eldorado » pour bon nombre d’ivoiriens et d’étrangers, mais aussi le lieu où les problèmes de la pauvreté urbaine et du chômage sont des plus aigus (K. Diby, 2018, p. 31). Elle est marquée par une situation économique sévère, surtout liée aux différentes crises socio- économiques que le pays a traversé, avec pour conséquence une montée du sous-emploi, de la pauvreté et du chômage. Le taux de pauvreté est passé de 14,9% en 2002 à 22,7% en 2015 (A. D. Déza, 2017, p. 3). Les structures publiques ou privées, pourvoyeuses d’emplois salariés, ne peuvent toutefois absorber qu’une proportion relativement faible de la population en âge de travailler. Le nombre de sans-emplois et de chômeurs reste important et la question de l’emploi demeure un problème crucial. Pour vivre la ville, les populations s’orientent vers l’économie informelle ou économie populaire. Un concept qui a toujours donné lieu à des acceptations multiples et variées car il n’existe pas une définition universelle. En effet, elle reste encore aujourd’hui, un exercice difficile qui suscite de nombreux débats. Cependant, pour sa bonne compréhension, il faut faire recourt aux approches définitionnelles les plus plausibles. À cet effet, G. Duchene et S. Seghir, (2009, p. 4) notent qu’il existe plusieurs définitions de économie informelle, mais deux paraissent pertinentes. La première regroupe l’ensemble des activités économiques qui se réalisent en marge de la législation pénale, sociale et fiscale ou qui échappent à la comptabilité nationale d’un pays. Quant à la seconde définition, elle s’appréhende comme un ensemble des activités économiques qui échappent à la politique économique et sociale, et donc à toute régulation de l’Etat.

Au-delà de ces propositions définitionnelles de G. Duchene et S. Seghir, nombre d’études se réfèrent à celle du Bureau International du Travail (BIT) de 1972 et de 2002, qui définit l’économie informelle comme « l’ensemble des activités économiques réalisées par un secteur non structuré qui prend en compte tous les secteurs économiques, primaires, secondaires et tertiaires ».

De ces différentes définitions, s’ajoute celle proposée par A. Brilleau et al., (2005, p. 65) qui la définissent  comme  l’ensemble  des  unités  de  production  dépourvues  de  numéro d’enregistrement administratif et/ou de comptabilité écrite formelle. En d’autres termes, c’est l’ensemble de toutes les activités économiques réalisées en dehors de la législation pénale, fiscale et sociale d’un état, échappant ainsi à la comptabilité nationale.

1 Institut National de la Statistique

Somme toute, il ressort de toutes ces approches définitionnelles que l’économie informelle se compose de l’ensemble des activités productrices de biens et services qui échappent aux services de régulation publique fiscale de l’Etat. En d’autres termes, ce sont toutes les activités économiques qui échappent à la régulation de l’Etat car l’ensemble des composantes de ces activités ne possèdent pas de numéro d’enregistrement fiscal et ne tiennent pas de comptabilité écrite. Elles sont dépourvues de toute existence légale car enregistrées ni à la mairie, ni à la patente et encore moins au registre de commerce et, sont donc considérées comme des activités fonctionnent dans l’illégalité. Par conséquent, elles ne paient donc pas d’impôts sur le revenu mais n’obtiennent pas non plus de protection juridique. L’économie informelle constitue donc un mode de vie, voire de survie, de la population urbaine, pour laquelle elle permet la satisfaction de besoins fondamentaux notamment se nourrir, se loger, se vêtir, se former, se soigner, se déplacer, etc.

L’économie informelle ainsi définie n’a cessé de se développer en Côte d’Ivoire au cours de ces années poste-crises militaro et socio-politiques, occupant une part plus importantes des emplois. Dans l’agglomération d’Abidjan, la part de ce secteur est nettement plus importante car environ 86,9% des abidjanais sans-emploi et pauvres y trouvent leur gagne-pain (ENSESI, 2016, p. 29). C’est un secteur qui se présente comme une réponse aux difficultés d’emploi, de chômage et de pauvreté que rencontrent des populations abidjanaises. Ainsi, comment l’économie informelle couvre l’espace urbain de la métropole d’Abidjan ? En d’autres termes, quelle est la distribution spatiale de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan ?

1-   Méthodes et Matériels

Pour mener à bien cette recherche, les techniques de recueil de données mobilisées s’articulent autour de la documentation, de l’observation de visu, des entretiens et d’un questionnaire.

La recherche documentaire a porté sur des ouvrages généraux, des documents statistiques et cartographiques consultés dans les bibliothèques et sites web, et susceptibles de fournir les informations et les données nécessaires à la compréhension du sujet. Il s’agit en particulier des écrits de A. D. Déza (2017) « Cartographie de la pauvreté non financière dans le district d’Abidjan à partir du recensement général de la population et de l’habitat 2014 de la Côte d’Ivoire », de K. M. Diby (2018) « Pauvreté urbaine et émergence d’initiatives économiques informelles de survie à Abobo, une commune de l’espace périphérique nord d’Abidjan en Côte d’Ivoire », de la Banque Mondiale (2019) « Perspectives économiques en Côte d’Ivoire : huit graphiques pour comprendre les enjeux de l’urbanisation », de K. I. Yéo (2019) « Moteurs de l’économie informelle en Côte d’Ivoire, Actes de la conférence internationale, Enjeux et perspectives économiques en Afrique francophone », du Ministère du Plan et du Développement (2020) « Atlas national de l’aménagement et du développement du territoire », etc.

En plus de l’appropriation des travaux antérieurs, des visites de terrain menées de février à juin 2022, corrélées à l’observation ont permis d’avoir un aperçu général sur la typologie de l’économie informelle et sa distribution spatiale dans les dix communes de la ville d’Abidjan.

Aussi, ces investigations ont permis de déterminer le profil sociodémographique des différents acteurs, les raisons de leur insertion dans cette économie, etc. Cette étape a été complétée par des entretiens et un questionnaire réalisés dans les dix communes de la ville d’Abidjan.

Les entretiens réalisés, reposent sur des échanges avec certaines autorités publiques en charge de la gouvernance des dix communes que compte la ville d’Abidjan, ainsi que du district d’Abidjan (Directeurs Techniques des Mairies, Directeur Technique du District). Egalement dans chaque commune visitée, un entretien a-t-il eu lieu avec quelques présidents d’association (commerçants, mécaniciens, couturiers, gestionnaires de cabine téléphonique, conducteurs de moto-taxis, etc.), soit 12 présidents par commune, ce qui a donné un totale de 120 présidents d’association d’acteurs de l’économie informelle.

Quant au questionnaire, il a été administré à 300 acteurs de cette économie, choisis de manière aléatoire, à l’effet de recueillir les informations nécessaires sur l’activité exercée et les raisons qui ont prévalues au choix de l’activité et de son installation dans les différentes communes.

Aussi, faut-il noter qu’il n’existe pas de véritables statistiques relatives au nombre d’acteurs de l’économie informelle de la ville d’Abidjan. Les statistiques existantes demeurent le plus souvent approximatives et aléatoires. Il est pratiquement voire impossible à ce jour de donner les statistiques fiables dans ce secteur. Ainsi, la typologie d’activités à enquêter par commune a été calculée proportionnellement à l’effectif des acteurs de chaque commune. Les critères qui ont servi de base de choix des acteurs sont entre autres, être une personne exerçant dans l’économie informelle et capable de relater les réalités sur l’activité; mais aussi avoir exercé dans la commune pendant plus de cinq mois. De même, dans l’optique d’avoir le point de vue des clients sur la question, un questionnaire a été adressé à 30 individus vivant dans les dix communes, à raison de trois individus par commune.

Les résultats de ces entretiens et du questionnaire réalisés ont permis d’obtenir les informations nécessaires à l’établissement de la typologie des activités développées dans l’économie informelle, les caractéristiques sociodémographiques des acteurs, ainsi que la distribution spatiale de cette économie dans la ville d’Abidjan.

Les données obtenues ont fait l’objet de traitement informatique, manuel, cartographique, statistique, graphique et analytique.

2-Typologie des activités et caractéristiques sociodémographiques des acteurs de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan

Devant la rareté de l’emploi dans le secteur moderne ou structuré, l’économie informelle à travers nombre d’activités connaît un développement important. Les différentes activités qui la composent, occupent une place non négligeable dans l’offre d’emploi de différentes couches sociodémographiques de l’agglomération d’Abidjan.

2-1-Typologie des activités de l’économie informelle

L’économie informelle développée en Côte d’Ivoire, plus particulièrement dans la ville d’Abidjan présente une gamme variée d’activités. Mais, cette diversité fait qu’il est difficile de bien en définir les contours. Toutefois, dans le cadre de cette recherche nous les avons regroupés en quatre grands segments : art, production, échanges et services (tableau 1).

Tableau 1 : Typologie des activités de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan (2020-2021)

Catégorie des activités de l’économie informelleType d’activitéPourcentage (%)
  ArtCouture,                    coiffure, photographie, bijouterie, sculpture, tissage, peinture, etc.  14
  ProductionAgriculture         périurbaine, élevage, menuiserie du bois et du métal, BTP, etc.  06
ÉchangesCommerce,         distribution, change, etc.48
  ServicesRestauration populaire, transports urbains informels, réparation  mécanique  et électronique, etc.  32

Source : AGEPE-2021/ Enquêtes de terrain, 2021

À l’observation du tableau, il apparaît clairement que la typologie des activités de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan est dominée par le segment d’échanges qui regroupe les activités de commerce (photos 1 et 2), de distribution, de change, etc., avec 48%, suivi du segment de services renfermant la restauration populaire, les transports urbains informels, la réparation mécanique et électronique, etc., soit 32%. Ces deux segments de l’économie informelle ont plus la préférence des populations qui se lancent dans ce secteur de l’économie. Cela se justifie par le fait qu’ils ne nécessitent forcement aucune formation préalable et sont faciles d’accès. Ensuite, nous avons les deux autres segments structurés autour de l’art qui se compose des activités de couture, de coiffure, de photographie, de bijouterie, de sculpture, de tissage, de peinture, etc., soit 14% et de la production avec les activités d’Agriculture périurbaine, de l’élevage, de la menuiserie du bois et du métal, des BTP, etc., soit 06%. Ces deux aspects sont faiblement dominants dans l’économie informelle du fait qu’ils demandent un apprentissage plus ou moins long pour les individus qui s’y orientent.

Photo 1 : Une vue d’activités commerciales relevant de l’économie informelle à N’Dotré dans la commune d’Abobo

Prise de vue: A. Kobenan, octobre 2021

Photo 2 : Une vue d’activités commerciales de détail relevant de l’économie informelle dans la commune de Yopougon

Prise de vue: A. Kobenan, octobre 2021

2-2-Les caractéristiques sociodémographiques des acteurs de l’économie informelle

Les caractéristiques sociodémographiques des acteurs de l’économie informelle relevées tournent au tour du sexe, de l’âge, du niveau d’étude et de la nationalité.

Au niveau du sexe, plus de 65% des emplois de l’économie informelle abidjanaise sont occupées par les femmes et 35% par les hommes. Dans cette économie, on trouve principalement les femmes parmi les travailleurs à leur propre compte et les aides familiaux (soit 62,3% et 15,2%). Les hommes quant à eux, en plus d’être dominants dans les travailleurs pour compte propre (51,4%), le sont aussi parmi les salariés (14,5%) et les apprentis non payés (15,1%). Chaque genre est donc plus spécialisé dans des branches distinctes. Les femmes sont plus dans la restauration, la confection et le commerce et les hommes dans le BTP, les transports, la réparation, les industries diverses (meubles, imprimerie, etc.). Une situation qui s’explique par le fait qu’en Côte d’Ivoire et particulièrement à Abidjan, les femmes font partie des couches sociales les plus touchées par les différentes crises socio-politiques et économiques. Par conséquent, on note une féminisation accrue de la pauvreté, aggravée par certaines discriminations en matière d’accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé et au logement. Elles constituent donc le plus grand groupe de population dit vulnérable sur le marché de l’emploi. Ce qui justifie aisément qu’elles soient surreprésentées dans les emplois de l’économie informelle.

Cette prédominance des femmes dans les activités de l’économie informelle est également une réalité évidente dans toutes les communes de la métropole. Cependant, la proportion des femmes exerçant dans le domaine diffère d’une commune à une autre. L’analyse plus fine montre que dans les communes d’Abobo, d’Adjamé et de Yopougon, sur une échelle de dix acteurs de l’économie informelle, huit sont des femmes contre deux hommes. Quant aux communes d’Attécoubé, de Koumassi, de Marcory, du Plateau, de Port-Bouët et de Treichville, la tendance tourne au tour de six femmes contre quatre hommes. Cette relative plus grande présence des femmes dans l’économie informelle des communes de la métropole d’Abidjan montre clairement qu’elles sont les plus exclues du secteur formel.

Quant à l’analyse du profil par groupe d’âge des acteurs de l’économie informelle, elle fait apparaître que dans la plupart des communes de la ville d’Abidjan, la main-d’œuvre est jeune. En effet, malgré quelques différences constatées au niveau des communes, 65,80% des acteurs ont moins de 40 ans et 75,60% ont un âge compris entre 18 et 35 ans. Dans le détail, les moins de 18 ans sont moins importants (soit 7%), ceux ayant un âge compris entre 18 et 25 ans ont un effectif moyen (soit 22%), ainsi que ceux de 45 ans et plus (soit 3%). En revanche, les tranches d’âges comprises entre 25 et 45 ans y sont surreprésentées, (soit 68%), (tableau 2).

Tableau 2 : Répartition des acteurs de l’économie informelle selon l’âge

Tranche d’âgePourcentage (%)
Moins de 18 ans07
18-2522
25-4503
45 et plus68
Total100

Source : Enquêtes de terrain, 2021

Cet état de fait est la conséquence de la faible capacité d’absorption du secteur moderne ou formel. En effet en Côte d’Ivoire, l’offre d’emploi dans le secteur formel se réduit au fil des années contrairement au nombre important d’abidjanais qui rentrent dans le marché du travail. En ce qui concerne le niveau d’étude ou d’instruction des acteurs de l’économie informelle, elle est un atout pour sa pérennité. En effet, dans la plupart des dix communes de la métropole d’Abidjan, la main-d’œuvre qui exerce dans le secteur de l’économie informelle a un niveau d’étude très faible. Les résultats de terrain montrent que les personnes sans aucun niveau d’instruction y sont sous-représentées (soit 34,9% contre 45,1% pour l’ensemble). Il en est de même pour celles qui ont un niveau d’instruction supérieur (soit 2,3% contre 5% pour l’ensemble). Par contre, les individus des niveaux d’instruction primaire et secondaire y sont surreprésentées (respectivement 37,8% contre 30,3% et 25% contre 19,6%) car ce sont les niveaux d’études qui rejettent plus de déscolarisés sur le marché de l’emploi. Comparées aux hommes, sur une échelle de 10 individus du secteur de cette économie, six femmes sont moins instruites (tableau 3).

Tableau 3 : Répartition des acteurs de l’économie informelle selon le niveau d’instruction

Niveau d’instructionPourcentage (%)
Aucun45,10
Primaire30,30
Secondaire19,60
Supérieur5
Total100

Source : Enquêtes de terrain, 2021

L’analyse fine montre qu’il existe des différences d’une commune à une autre (figure 1).

Source : Enquêtes de terrain, 2021

Figure 1 : Répartition des acteurs de l’économie informelle selon le niveau d’instruction par commune

Dans la plupart des communes, le niveau supérieur est quasi faible. Quant aux niveaux primaire, secondaire et sans niveau, ils dominent le secteur.

En ce qui concerne la nationalité, il faut noter que c’est un secteur qui attire plus les ivoiriens. En effet, dans le milieu, 65,8% des travailleurs sont des nationaux contre 34,2% d’étrangers. Parmi ces étrangers, 24,2% proviennent des pays de la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et 10% sont des ressortissants des pays hors CEDEAO.

3-Distribution spatiale, conditions d’expression et le poids de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan

3-1-Répartition spatiale de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan

Dans la métropole ivoirienne Abidjan, les activités de l’économie informelle occupent diversement le paysage des dix communes. Des parts plus importantes d’activités de cette économie se cumulent dans les deux grandes communes, que sont Yopougon (soit 21,10%) et Abobo (soit 24,80%). Elles sont suivies par les communes d’Attécoubé (soit 10,10%), de Koumassi (soit 10,00%), de Port-Bouët (soit 07,80%) et celle d’Adjamé (soit 8,70%). Les communes de Cocody et du Plateau, sont celles où l’on dénombre relativement moins d’activités, soit 3,50% pour la première et 2,00% pour la seconde. Quant aux communes de Treichville et de Marcory, elles détiennent respectivement 6,40% et 5,60% des activités de l’économie informelle (carte 1).

Source : INS-2020 et Enquêtes de terrain, 2021

Carte 1 : Distribution de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan en 2021

L’analyse de cette figure montre que dans la majorité des cas, qu’il y a un lien étroit entre le niveau socio-économique de la population et la commune de résidence. Ainsi, les communes dont le niveau socio-économique de la population est faible disposent les parts les plus importantes des activités de l’économie informelle.

Aussi, il est important de préciser que la différence de pourcentage relevée, est souvent due plus à la taille des communes qu’à l’importance relative des activités de cette économie. Par exemple, les communes de Yopougon et d’Abobo sont les plus peuplées (1 571 065 habitants et 1 340 083 habitants, (INS-2021)); il est donc logique de ce point de vue qu’elles aient des parts d’activités plus élevées.

3-2-Des conditions d’expression précaires

L’économie informelle à Abidjan se caractérise par une grande précarité des conditions d’expression. En effet, l’enquête réalisée au cours de cette recherche montre que 25% des unités de production dispose d’un local spécifique d’activité. Il s’agit des divers ateliers, des boutiques et de certaines activités exercées sur des postes fixes, sur les marchés publics et privés de

l’agglomération abidjanaise. 20% s’exercent aux domiciles des différents propriétaires et 55% dans les espaces ou domaines publics. Il existe donc un lien étroit entre la branche d’activité et le type de local qui l’héberge. Une situation qui est plus visible avec le commerce de détail, où environ 60% de cette activité occupe des installations de fortune sur des servitudes du domaine public. En effet, dans la ville d’Abidjan, les cas d’occupation des trottoirs et autres espaces publics aménagés par les activités du secteur de l’économie informelle, à l’échelle d’une autoroute, d’un boulevard, d’une avenue, d’une rue sont récurrents. L’occupation des périmètres de ces servitudes est multiforme et diffère d’une commune à une autre. Ainsi, dans les communes d’Abobo, d’Adjamé, d’Attécoubé, de Koumassi, de Port-Bouët et de Yopougon, les servitudes publiques (trottoirs, ronds-points, carrefours, voies secondaires, etc.) sont majoritairement convoitées et occupées par les commerçants avec des étals coiffés de bâche noire de fortune. Tandis que dans les communes de Cocody, de Marcory, du Plateau et de Treichville, ce sont souvent les façades des infrastructures commerciales jalonnant le long des principales voies et rues, des autoroutes, etc., qui sont occupées car débordant les limites prescrites par les autorités municipales (A. Aka et M. Touré 2020, p. 8). Ainsi, dans la plupart des communes de la ville d’Abidjan, la majorité des servitudes publiques sont devenues de vastes espaces où s’exprime cette économie. En effet, vu son caractère informel, c’est-à-dire spontané, ne bénéficiant pas d’installations commodes, elle se développe dans des conditions précaires, contribuant à la dégradation du paysage urbanistique de la ville d’Abidjan (G. K. Nyassogbo, 2011, p. 31). Une situation qui se justifie surtout par les difficultés liées à la maîtrise de la dynamique urbaine, de la croissance démographique et à la gestion des espaces publics par les différentes autorités municipales et administratives.

3-3-L’économie informelle, un acteur clé dans la production et l’emploi dans la ville d’Abidjan

L’économie informelle joue un rôle important dans l’économie de la plupart des pays africains en général et en Côte d’Ivoire en particulier. En Côte d’Ivoire, 91,6% des emplois proviennent de l’économie informelle. La quasi-totalité des emplois privés (93,8 %), 90,4% des emplois agricoles et 97,5% des emplois des services au ménages (INS, 2019, p.1). Elle joue un rôle fondamental dans la satisfaction de la demande des ménages. Dans la ville d’Abidjan, elle demeure également le plus grand pourvoyeur d’emplois, soit 86,9% (ENSESI, 2016, p. 29).

De manière spécifique dans la ville d’Abidjan, le poids de cette économie diffère d’une commune à une autre. Dans les communes comme Adjamé, Abobo, Attécoubé, Yopougon, Port-Bouët, Koumassi et Treichville, trois ménages sur cinq ont au moins un revenu tiré des activités de l’économie informelle. Quant aux communes de Marcory, de Cocody et du Plateau, le poids de cette économie est quasi faible car c’est au moins un ménage sur cinq qui a un revenu issu de cette économie (figure 2). Dans l’ensemble, elle offre à des écarts près la quasi- totalité des offres d’emplois dans les communes.

Source : Enquêtes de terrain, 2021

Figure 2 : Poids de l’économie informelle dans la production et l’emploi en pourcentage (%) dans les différentes communes de la ville d’Abidjan

Somme toute, l’économie informelle est au cœur de la majorité des emplois offerts dans la plupart des communes. Elle constitue donc un mode de vie, voire de survie, pour les acteurs pour qui elle concourt à la satisfaction de besoins fondamentaux tels que, se nourrir, se loger, se vêtir, se former, se soigner, se déplacer, etc. Par conséquent, elle joue un rôle prépondérant dans le tissu financier urbain de l’agglomération d’Abidjan.

Conclusion

Au terme de cette recherche, nombre d’observations sont à retenir. Elles portent surtout sur la typologie des activités et caractéristiques sociodémographiques des acteurs de l’économie informelle, mais également sur la distribution spatiale, conditions d’expression et le poids de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan.

Ainsi, note-t-on qu’au niveau de la typologie, quatre grandes catégories d’activités : art, production, échange et service, ont été déterminées comme les composantes de l’économie informelle dans la ville d’Abidjan. Ces catégories d’activités sont dominées par les échanges (soit 48%) et par les services (soit 32%). Également, on observe que c’est une économie qui a pour premier acteurs les femmes (avec 65%) et les jeunes (avec 65,80%, moins de 40 ans et 75,60%, un âge compris entre 18 et 35 ans). Elle regroupe une proportion importante de personnes moins instruites et occupe diversement l’espace territorial de la ville d’Abidjan. Abobo et Yopougon avec un niveau socio-économique faible des populations, sont les communes où elle prospère le plus, soit 24,80% pour la première et 21,10% pour la seconde. Quant aux communes de Cocody avec 3,50% et du Plateau avec 2,00%, de par leur spécificité et caractéristique (commune huppée et administrative), sont des communes où l’économie informelle prospère le moins. En somme, c’est donc une économie qui occupe inégalement l’espace urbain de la métropole abidjanaise. Aussi, retient-on que cette économie informelle ou

économie d’auto-emploi permet, malgré ses conséquences néfastes sur la qualité de la vie des populations et sur l’environnement qu’elle pose (envahissant ou colonisation de tout espace vide de la ville), permet de réduire le chômage et la pauvreté. Elle est donc une réponse populaire, spontanée et créative face à l’incapacité de l’Etat à satisfaire les aspirations les plus élémentaires des populations abidjanaises en souffrance d’emploi décent. Sa réorganisation et planification s’impose de plus en plus dans le paysage urbain de la métropole d’Abidjan.

Références bibliographiques

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