Les élections locales de 2018 en Côte d’Ivoire entre violence électorale et victoire du parti présidentiel

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1Adou François KOUADIO, 2Kouadio Joseph KRA, 3Yéboué Stéphane Koissy KOFFI

Résumé

Résumé

Cet article analyse les résultats des élections couplées des municipales et régionales des 13 octobre et 16 décembre 2018 en Côte d’Ivoire. Il est le fruit d’enquêtes menées auprès des acteurs politiques et analyse la cartographie des élections locales. Ces scrutins ont été jugés agités par les observateurs nationaux et internationaux qui pensent néanmoins qu’ils ne remettent pas en cause les résultats des élections locales. Face à ce constat, la question est de savoir si l’on est en présence d’un regain de violences dans l’organisation du scrutin, ou bien d’une volonté affichée du parti au pouvoir de se tailler une majorité. L’étude des résultats publiés par la Commission Electorale Indépendante (CEI), et leur cartographie, apportent des éléments d’appréciation du contexte électoral en Côte d’Ivoire, des oppositions politiques, des violences et des clivages ethno-régionaux. Cela pose in fine la question de l’articulation entre processus électoral et construction de démocratie à la base dans un Etat en quête de modes spécifiques d’exercice du pouvoir.

Abstract

This paper analyzes the results of the combined municipal and regional elections of October 13 and December 16, 2018 in Ivory Coast. It is the result of surveys carried out among political actors and analyzes the mapping of local elections. These polls were deemed agitated by national and international observers who nevertheless believe that they do not call into question the results of the local elections. Faced with this observation, the question is to know whether we are in the presence of a resurgence of violence in the organization of the poll, or of a declared desire of the party in power to carve out a majority. The study of the results published by the Independent Electoral Commission (CEI), and their mapping, provide elements of assessment of the electoral context in Côte d’Ivoire, political opposition, violence and ethno-regional cleavages. This ultimately raises the question of the articulation between the electoral process and the construction of grassroots democracy in a state in search of specific ways of exercising power.

Introduction

Les 13 octobre et 16 décembre 2018, les Ivoiriens ont été invités à choisir les conseillers, dans 201 communes et 31 régions du pays, qui doivent gérer les collectivités territoriales. Ces scrutins couplés, les deuxièmes du genre pour la Côte d’Ivoire, après ceux de 2013, ont donné des résultats pouvant être analysés comme une laborieuse construction d’élections apaisées et incontestées dans un pays qui semble s’accommoder à un mauvais usage de la démocratie (C. Bouquet, 2007). Et pourtant, le processus de démocratisation à la base, caractérisé par des élections locales, dans le cadre de la politique de décentralisation, n’est pas récent. De 1980 à 1990, le choix des édiles municipaux se déroulait dans le strict carcan du parti unique. L’instauration du multipartisme, le 30 avril 1990, favorisa les conditions d’une compétition entre les formations politiques pour le contrôle d’une entité locale. En nous appuyant sur le postulat de Gérard François Dumont selon lequel la démocratie se construit aux échelles les plus fines (G.F. Dumont, 2016, p. 19), la Côte d’Ivoire n’apparaît pas comme un solide cas d’école. En effet, à l’instar des Etats modernes, la démocratie semble se résumer au temps de l’élection qui en constitue son premier soubassement. Il est alors difficile de fabriquer une démocratie en l’absence de règles électorales consensuelles des entrepreneurs de la société politique. Par ailleurs, le fonctionnement de la démocratie se fonde sur deux éléments liés. D’une part, la participation des habitants aux élections et leur engagement dans la vie du territoire sont indispensables. D’autre part, la légitimité des élus, qui s’inscrit dans un double lien, avec le territoire et la population qui y vit (M. Bussi, 2001, p. 267 ; G.F. Dumont, 2016, p. 19). A ce titre, les élections locales constituent une dimension essentielle de la gouvernance démocratique la plus proche des populations. C’est pourquoi, la promulgation de la constitution de 2000 a prévu une Commission Electorale indépendante (CEI) à l’effet d’organiser et de superviser des élections transparentes et paisibles, missions anciennement dévolues au ministère de l’intérieur. Ce changement de paradigme avec l’avènement de la CEI implique plusieurs objectifs : capitaliser la ressource confiance au niveau des formations politiques et de la société civile par la production d’une liste électorale fiable, assurer l’égalité entre les citoyens par un découpage cohérent des circonscriptions ou régions électorales, veiller à la nature éthique et juridique qui entoure la démocratie et garantir l’indépendance organique, financière et fonctionnelle de l’institution. Mais l’organisation des scrutins de 2018 a mis en lumière le difficile exercice du suffrage universel avec son lot de violences dans plusieurs villes du pays. Selon Fischer cité par Olawalé, la violence électorale désigne « tout acte ou menace aléatoire ou organisée visant à intimider, atteindre physiquement, faire chanter ou tromper une partie prenante politique afin de déterminer, de retarder ou d’influencer autrement le processus électoral » (I. A. Olawalé, 2011, p. 107). Les violences électorales de 2018 ne furent guère étonnantes. Elles découlèrent d’un contexte préélectoral complexe marqué par plusieurs points de désaccords entre les partis de l’opposition et le parti au pouvoir, mais aussi de nouveaux rapports de force dans le paysage politique. L’allié de taille, le PDCI, se retira officiellement à trois mois des scrutins de la coalition RHDP au pouvoir mais un nombre de ses « cadres » notamment chefs d’institutions, ministres et directeurs centraux décidèrent d’y rester. En dépit des violences survenues lors des élections locales de 2018, le parti au pouvoir a pu remporter haut les mains le double scrutin municipal et régional. Comment expliquer ce contrôle de territoires locaux ? Cette préoccupation scientifique se justifie car l’on note une absence de

ressources scientifiques sur la question de violence au niveau des élections locales en Côte d’Ivoire. Si les violences liées aux élections municipales et régionales découlent d’un contexte singulièrement non apaisant, elles peuvent aussi se comprendre à l’aune des premiers résultats. Il est apparu deux phénomènes qu’il est intéressant d’analyser : la territorialisation des votes, assimilée à tort ou à raison à un vote ethno-régional, qui a conforté les formations politiques dans leur emprise territoriale et la situation de violences avant, pendant et après les opérations de vote et de dépouillement relayés par les réseaux sociaux. L’objectif de l’article est d’analyser le contexte pré-électoral qui permet de comprendre par la suite le déroulement des élections. Il étudie aussi les résultats des scrutins avec ses implications territoriales de l’arène local ivoirien. Notre conviction est que les électeurs veulent des élections locales apaisées en Côte d’Ivoire.

1-Méthodologie

La collecte des données s’est faite au moyen de deux techniques : la recherche documentaire et l’enquête de terrain. La recherche documentaire a permis de consulter les travaux antérieurs portant sur la démocratie électorale. Elle a consisté notamment à collecter les données dans les archives de la Commission Electorale Indépendante (CEI). Ces informations recherchées portent sur les résultats des élections municipales de 2001, 2013 et 2018 et régionales de 2013 et 2018. Elles sont relatives aux résultats des scrutins électoraux notamment le taux de participation, le pourcentage des suffrages obtenus par les différentes forces ou groupements politiques. Ces résultats publiés par la Commission Electorale ont constitué la matrice des données statistiques. Cette approche permet une lecture spatiale du vote à partir du maillage régional. Le choix du régional n’est pas innocent. Il est le dernier échelon administratif de compilation et d’agrégation des résultats après le bureau et le centre de vote. Mais surtout, il renvoie aux territoires d’appartenance socio-ethnique ; ce qui en fait un indicateur pertinent de vote régionaliste ou ethnique. Cette approche statistique est combinée à l’observation et à l’appréciation du contexte électoral, qui permettent de donner sens aux faits généraux et contextuels qui sont à l’œuvre dans la configuration spatiale du vote.

Les enquêtes de terrain ont été réalisées par le moyen de guide d’entretien auprès des responsables locaux des formations ou groupements significatifs (PDCI, FPI et RHDP). Les communes enquêtées ont été choisies sur la base des résultats des élections municipales de 2018 où le phénomène de violences est avéré. Ce sont dix communes inégalement réparties sur le territoire national : trois au sud (Abobo, Grand-Bassam et Port-Bouet), cinq à l’ouest (Bédiala, Divo, Lakota, Vavoua, et Zoukougbeu), une au centre (Tiébissou) et une au nord (Séguela). Quant aux régions, deux ont retenu notre attention : le Gontougo (Bondoukou) et le Guémon (Duékoué). Les entretiens ont porté sur l’environnement des élections, le déroulement des élections, les motivations des violences.

2- Un contexte grippé par les faiblesses du processus démocratique

2.1-Le paysage électoral : le « terrain du droit »

Une des difficultés majeures des élections locales de 2018 trouvait sa racine dans le contournement du droit. Après le coup d’Etat du 24 décembre 1999, c’est un consensus bien établi de ne plus recourir aux services du Ministère de l’Intérieur pour organiser les scrutins mais plutôt privilégier une instance nationale électorale indépendante recherchant un équilibre entre pouvoir central, opposition et société civile au nom d’une transparence. Mais, depuis 2010, la gestion de la Commission Electorale Indépendante fut pilotée par Youssouf Bakayoko pour un mandant non renouvelable est six ans. Avant même le déroulement des scrutins, l’institution électorale fut l’objet de vives critiques de la part de l’opposition. Cette dernière conteste la fin du mandat de son Président et accuse l’institution d’être déséquilibrée et proche du parti au pouvoir.

Derrière le bras de fer pouvoir et opposition, c’est un formalisme juridique qui cache des stratégies personnelles intéressées et qui paralyse le travail de la commission électorale. Comme des cadres de la classe politique au pouvoir dont elle est issue, les membres de la CEI n’échappent pas au virus du pouvoir néo-patrimonialisme ou de la politique du ventre (J.F. Médard., 1983, p. 17 ; J.F. Bayart, 1989).

Cette discordance juridique au niveau de la CEI a été confirmée par la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), une institution de justice de l’Union Africaine, qui a déclaré la commission électorale ivoirienne « illégale » dans un arrêt rendu le 18 novembre 2016, et a exigé de l’Etat de Côte d’Ivoire une reforme conformément aux principes d’impartialité. En outre, l’article 2.1 du protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance invite au consensus sur les règles du jeu électoral lorsqu’il dispose « qu’aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir (…) sans un consensus des acteurs politiques et de la société civile ». Ce n’est que le 6 août 2018 que le chef de l’Etat a indiqué, pour la première fois, à trois mois des échéances locales, une timide volonté à vouloir recomposer la commission électorale. En réalité, il s’agissait manifestement d’une déclaration de bonne intention qu’une volonté réelle d’opérer une indépendance fonctionnelle, organisationnelle et financière de ladite institution. En décidant d’ignorer les prescriptions de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de l’Union Africaine et le protocole additionnel de la CEDEAO, le gouvernement ivoirien montre que l’exercice du pouvoir tropical est marqué par l’arbitraire et le non-respect du droit (J.F. Médard, 1983, p.12). Le refus de respecter le droit a été perceptible au travers de divers actes.

Il existe une loi sur le fonctionnement des partis politiques (loi n° 93-668 du 9 août 1993). Celle-ci stipule qu’on peut avoir ou appartenir seulement à un parti politique ou à un groupement de partis. Alors que le Rassemblement des Républicains (RDR) fondé en 1994 et ses « alliés » ne sont pas dissous, le pouvoir d’Abidjan a porté sur les fonts baptismaux le parti unifié RHDP. Il est composé principalement du RDR et de petits partis comme l’Union pour la Démocratie et pour la Paix (UDPCI), du Parti Ivoirien des Travailleurs (PIT), du Mouvement des Forces d’Avenir (MFA) et de l’Union pour la Côte d’Ivoire (UPCI). A l’exception de l’UDPCI, toutes ces micro-formations politiques (PIT, MFA et UPCI) sont secouées par des crises internes de leadership entre les antis et les pros-RHDP unifiés. Or le groupement de partis politiques conçu le 18 mai 2005 à Paris par les leaders Bédié Henri Konan, Ouattara Alassane, Kobenan Anaki et Mabri Touakeuse n’est pas à confondre du parti unifié RHDP nouvellement créé le 16 juillet 2018 par une assemblée générale constitutive et entérinée le 26 janvier 2019 par un congrès ordinaire. Ainsi, le parti unifié est né sans tenir compte de l’existence de la loi 1993. Le Président de la République garant des lois n’a pas respecté la loi sur les partis politiques. En outre, en dépit des plaintes judiciaires déposées aux tribunaux d’Abidjan et de Paris par les responsables du PDCI, le logo du parti de libération de l’indépendance du pays continua d’être utilisé par le RHDP unifié dont le Président de ce groupement est aussi le Président de la République, agissant en opposition des règles et des lois électorales en vigueur. Ces exemples montrent qu’au nom de la compétition électorale, le droit sert de variable d’ajustement pour le parti au pouvoir. Pourtant, les enjeux ne sont pas de même nature que les présidentielles car on est en présence de collectivités territoriales aux pouvoirs très limités. Cette instrumentalisation du paysage du droit, dans le cadre électoral, révèle les difficultés à changer les habitudes politiques par les normes mais aussi de fausser le jeu électoral. Plus loin, elle laisse présager qu’on « n’organise pas des élections » pour les perdre. C’est en cela que le redécoupage administratif sous Ouattara Alassane ressemble fort bien à une stratégie spatiale pour avoir un peu d’avance sur ces concurrents.

2.2-Un découpage régional sur fond de charcutage électoral

L’idée selon laquelle le passage d’une structure de pouvoir à une autre signifie aussi la substitution d’une assiette territoriale à une autre (C. Raffestin, 1980) s’applique sans conteste au cas de la Côte d’Ivoire. En effet, dès l’avènement au pouvoir de Ouattara Alassane en mai 2011, il procède à un redécoupage du territoire national. En juillet 2012, l’architecture administrative de la Côte d’Ivoire se présente comme suit : 14 districts dont deux autonomes (Abidjan et Yamoussoukro), 31 régions, 107 départements, 510 sous-préfectures et 197 communes. Mais en mai 2018, quatre nouvelles communes (Assinie, Attiégouakro, Gbéléban et N’Douci) voient le jour, passant le nombre à 201. Au niveau des structures décentralisées, la particularité des mesures réside au remplacement des conseils généraux par des conseils régionaux depuis 2013. Le nouveau pouvoir supprime les 1126 communes créées, entre 2005 et 2010, sous le règne de Gbagbo Laurent, et qui étaient non fonctionnelles pour la simple raison qu’il n’y avait jamais eu d’élection pour désigner les conseillers municipaux. Outre une réponse aux souhaits des populations, la tentative de communalisation à grande échelle de l’ancien pouvoir socialiste FPI visait à corriger une injustice territoriale dans la mesure où les localités situées le plus souvent dans le périmètre communal avaient la possibilité de bénéficier des équipements socio-collectifs de base financés par leur chef-lieu de commune. En revanche, pour celles qui ne le sont pas, elles se prennent en charge par l’entremise de « mutuelles ou associations de développement » pilotées par des cadres. Si la réduction des dépenses publiques de l’Etat a certainement guidé le pouvoir Ouattara Alassane, connu pour son libéralisme, le passage de 19 à 31 régions peut s’expliquer par la volonté du pouvoir de laisser des empreintes territoriales. C’est le pouvoir central qui est maître d’œuvre de l’opération de découpage. Le maillage de l’espace est indispensable à l’Etat pour son contrôle et sa gestion (P. Claval, 1991). Dans un contexte de décentralisation politique et administrative, cette réorganisation du territoire traduit une volonté de l’Etat de voir émerger des territoires fonctionnels renouvelés, dont la principale attribution est d’encadrer un transfert de compétences et de moyens au niveau local. Au niveau du redécoupage des régions, la clé de calcul des techniciens du ministère de l’intérieur ne peut surprendre les géographes dans la mesure où les maillages sont le plus souvent arbitraires et chaque découpage à ses propres objectifs et sa propre rationalité (R. Brunet, 1997, p. 251). En effet, comme critères, il a été retenu pour 55 % de la démographie, pour 25 % de la superficie et pour 20 % du nombre de localités. Ce découpage intervenait quatorze mois après l’élection présidentielle du premier tour de 2010 ayant configuré le poids des principaux partis politiques du pays que sont le PDCI-RDA, la FPI et le RDR. L’intérêt de cette compétition électorale a permis d’identifier les « régions-bastions » des forces politiques du pays incarnés par Gbagbo Laurent, Bédié Henri Konan et Ouattara Alassane. L’objectif de ce découpage régional ne fut pas pour une étude mais pour une gestion. Or Roger Brunet nous rappelle que le découpage à des fins de gestion est d’imposer l’ordre du découpeur pour maximiser un profit (R. Brunet, 1997, p.252). En effet, le candidat du RDR, Ouattara Alassane, devenu chef de l’Etat, venait en tête dans cinq régions dont quatre du nord et un du centre : la région des savanes, le Worodougou, le Bafing, le Denguélé et la vallée du Bandama. Avec 976 409 électeurs soit 17 % du collège électoral national, ces zones d’influence du candidat Ouattara sont passées à onze régions dont dix dans le nord dans le nouveau découpage régional. La moitié des douze nouvelles régions créées se trouvent donc dans les « régions bastions » du pouvoir. Bédié Henri Konan est arrivé en tête des élections dans trois régions : la région du lac, le N’Zi- Comoé, le Bas-Sassandra avec un collège électoral de 806 014 électeurs soit 14% de l’électorat. Une seule région a été créée, celle de la région d’Iffou pour contenter le leader du PDCI-RDA. Entre-temps, Abidjan qui totalise 30 % de l’électorat se contente d’une unique « région » qui est le territoire du district. Le candidat Laurent Gbagbo, en tête au premier tour de la présidentielle de 2010 et dans dix régions (Agneby, Lagunes, Marahoué, Sud-Comoé, Moyen- Comoé, Fromager, Zanzan, 18 montagnes, le Haut Sassandra, Sud-Bandama) qui représentent 3 766 534 électeurs. C’est quasiment 4 fois plus d’électeurs que dans les zones pro-Ouattara, soit 66 % du collège électoral national correspondant à 2/3 de la population électorale nationale, ce sont seulement cinq régions qui ont été créées dans ces zones. Ce redécoupage est une pratique tout à fait légale mais elle paraît non consensuelle au niveau des entrepreneurs de la société politique dans la mesure où elle contribue à construire un capital électif par un nombre d’élus ou d’entités régionales. Cette opération est un charcutage électoral n’est rien d’autre qu’une « ingénierie » du pouvoir, qui découpe le territoire en vue de se donner un avantage soit en élus soit en circonscriptions électorales ou entités régionales. Mais pour le géographe, ce redécoupage relance le débat sur la pertinence et les potentialités des régions dans un contexte où ces collectivités territoriales sont devenues les nouveaux acteurs de la gouvernance et de l’aménagement du territoire. Quant à la révision de la liste électorale, elle n’a non plus tenu toutes ses promesses malgré le nouveau recensement général de la population de 2014.

2.3-Des électeurs sous-évalués ?

La révision du fichier électoral implique la prise en compte du dernier recensement général de la population de 2014. A la date du 15 mai de la même année, le pays comptait 22 671 331 d’habitants. Les personnes en âge de voter, les plus de 18 ans, représentent 9 millions, soit près de 40 % de la population. Malgré le nouveau recensement, la révision du fichier électoral fut une arlésienne. Les inscrits dans les listes électorales aussi bien dans les municipales que dans les régionales n’ont pu excéder les 5 millions d’Ivoiriens. En 2018, ce sont 4 434 058 électeurs qui ont été invités à participer aux élections municipales dans 201 communes contre 3 794 774 cinq ans plus tôt, pour 197 communes. Parallèlement, entre 2013 et 2018, le nombre d’électeurs aux élections régionales est passé de 3 860 326 à 4 566 706. L’étroitesse de la population électorale ivoirienne fait écho à sa masse démographique nationale. Avec une croissance démographique de 2,6 % l’an entre 1998 et 2014 (INS, 2014), on constate une sous-représentation du taux d’inscrits (ce qui représente un déficit de l’ordre 4 à 5 millions d’électeurs supplémentaires d’inscrits). D’ailleurs, une comparaison de sa population électorale, avec ses voisins, montre qu’il reste un long chemin pour parvenir à inscrire le maximum des électeurs sur la liste électorale. Alors que le fichier électoral burkinabé comptait 5 517 000 inscrits en 2015 pour une population de 17 millions d’habitants, au Ghana, les électeurs en 2016 se chiffraient à 15 712 499 sur une population nationale de 28 millions d’habitants. En cause, l’établissement de la carte nationale d’identité, sésame pour l’obtention de la carte d’électeur, relève de la croix. En effet, au-delà de la lenteur et de la lourdeur de la structure étatique, Office National de l’Etat Civil de l’Identification (ONECI), la production de la carte nationale d’identité exige, en théorie, entre autres, un certificat de nationalité, un extrait d’acte de naissance et une somme de 5000 FCA. Remplir ces conditions relève de la gageure pour un pays qui a beaucoup de pauvres. Les indications de la Banque Mondiale (2019) sont éclairantes :

« En 2015, près de 46 % des Ivoiriens, soit 10,7 millions de personnes, vivaient encore avec moins de 750 francs CFA par jour, environ 1,3 dollars ».

Dans ces conditions, la tâche pour les Ivoiriens aux conditions de vie modeste n’est pas aisée et le risque qu’ils en soient exclus de la liste électorale par la CEI n’est pas une vue de l’esprit. Devenir alors électeur devient un privilège. A l’opposition (1994-2011), la formation politique du chef de l’Etat, en occurrence le RDR, a toujours cristallisé les frustrations des Ivoiriens victimes d’exclusion sous les régimes Bédié Henri Konan, Guéï Robert et Gbagbo Laurent (C. Bouquet, 2005). Vouloir voter pour un citoyen et ne pas pouvoir le faire faute de ne pas figurer sur les listings électoraux, ne relève-t-il pas d’un malentendu au niveau du jeu démocratique ou du moins d’une faille de l’institution électorale qui a compétence d’inscrire les électeurs ? C’est pendant le temps du vote, les citoyens sont des acteurs politiques. Après les scrutins, ils sont relégués au rang de spectateurs du jeu politique. On peut admettre que « l’exclusion » des millions d’électeurs sur les listes électorales fut un signe avant-coureur de la cristallisation des tensions électorales. Or le rapport pouvoir/territoire/peuple oblige au nom de la justice électorale à ne pas déroger le principe « un homme/ une voix ». Apparemment aucune leçon n’a été tirée du deuxième tour du scrutin présidentiel de 2010 qui a fait officiellement au moins 3000 morts. Le sang a encore coulé aux consultations locales de 2018 dans le pays.

3- Bricolage, cafouillage et violences

Les élections locales se sont déroulées avec incidents notables. C’est quasiment dans la moitié sud du pays que se sont concentrés les plus d’incidents (figure 1). Avant, pendant et après le scrutin, des indicateurs de violences ont pu être observés. Déjà, la campagne électorale a été caractérisée par des violences verbales à Lakota, Divo et Man, marquées par des intimidations dénoncées par les organisations de défense des droits de l’homme. Pendant la semaine de campagne à Lakota, des actes de violences entre concurrents se sont déportés dans le domicile de Kouyaté Aboulaye, candidat du RHDP. Ses partisans dénoncèrent le saccage du domicile avec son corollaire de blessés. A Divo, le candidat Coulibaly Famoussa fut interdit d’accès au quartier libanais par le candidat du RHDP pour y faire campagne. A Man, le candidat indépendant Fofana Sidiki A., occupa la place de la paix pour sa campagne, sans donner la possibilité aux autres candidats d’y mener leurs activités, en violation du principe d’occupation successive de la place de la paix par les différents candidats. Des actes de violence morale et d’intimidation ont même été répertoriés. C’est le cas de Kandia Camara, secrétaire générale du parti au pouvoir, qui déclarait au cours d’une campagne municipale dans la ville de Tiébissou, au centre du pays, sa vision de l’élection locale, en des termes suivants :

« …Si le gouvernement ne t’a pas choisi, le Premier Ministre ne t’a pas choisi, le Président même ne te connaît pas, toi-même qu’est-ce que tu peux faire pour les autres ? …. »

La proclamation des résultats, à Grand-Bassam, donnant gagnant Moulot Jean Louis, collaborateur du Président Ouattara Alassane et candidat de la mouvance présidentielle ont donné lieu à des heurts dans la cité balnéaire menés par les supporteurs du maire sortant PDCI, Ezaley Philippe. Non loin de Grand-Bassam, des affrontements similaires ont été enregistrés à Port-Bouet, commune du District autonome d’Abidjan. Des militants du PDCI se sont vigoureusement opposés à l’annulation du scrutin par la CEI, du fait « d’irrégularités ». A Abobo, une commune populaire d’Abidjan, le superviseur général du candidat indépendant Koné Tehfour, proche de l’ancien Président de l’assemblée nationale, avait été enlevé par des inconnus la nuit du scrutin, et retrouvé mort. Dans le nord-est du pays, ce sont les partisans de Vremen Serges Yvon (PDCI) qui ont marché sur le siège de la CEI locale à Bondoukou. Ils accusèrent les responsables locaux de cette institution d’avoir inversé les chiffres en faveur de son adversaire, le ministre Adjoumani Kouassi Kobenan, candidat du RHDP déclaré vainqueur aux régionales. A Zoukougbeu, la proclamation et l’ingérence des autorités préfectorales ont entraîné des échauffourées entre partisans de deux camps en compétition. Des troubles à l’ordre public ont été enregistrés à Koun Fao, Issia et à Séguéla. Il y a eu des pertes en vie humaine dans plusieurs localités comme à Guiglo, Lakota et Bédiala. Officiellement le gouvernement annonça cinq morts mais l’opposition en dénombra dix morts. Rarement une élection locale a autant endeuillé la Côte d’Ivoire. Ces violences liées aux élections locales ne s’exprimaient pas seulement en période de campagne électorale. Elles se manifestèrent également, non seulement le jour des scrutins, mais aussi après celui-ci, soit pendant l’attente de la proclamation des résultats, soit après cette proclamation.

Il y a eu assez de contestations et 102 recours ont été enregistrés à la chambre administrative de la cour suprême dont 84 concernèrent l’élection municipale et 18 visèrent les régionales. Bien que ce chiffre soit élevé, il est inférieur à celui du scrutin de 2013, durant lequel 187 recours avaient été instruits. La surprise des recours vient du RHDP, qui contesta le plus grand nombre de résultats avec 24 recours (23 pour les municipales et un pour les régionales dans le Haut-Sassandra). Le PDCI en a déposé seulement neuf : trois pour les régionales (Lôh-Djiboua, Moronou et Gontougo) et six pour les municipales (Koumassi, Grand-Bassam, Attécoubé, Bonon, Tiébissou et Port-Bouët). Est-ce une façon pour brouiller les pistes de la violence et des supposées fraudes avec les accusations de ces anciens alliés ?

Figure 1 : Localisation des violences des élections locales 2018

Localisation des violences des élections locales 2018

Finalement, six communes (Bingerville, Booko, Grand-Bassam, Port-Bouët, Lakota, Rubino) et deux régions (Guémon etLoh Djibouah) furent annulées sur la base d’éléments avérés de violences ou de fraude contre seulement trois communes (Anyama, Bettié et Doropo) et une région (Tchologo) en 2013. Au regard des faits relevés, il apparaît que les actes de violences enregistrés tout au long du processus électoral ont des causes. Les tensions se déroulèrent sur fond de rupture de la coalition au pouvoir depuis 2011, marquée principalement par le départ du PDCI RDA. Au niveau des partis politiques, la forte rivalité entre le RHDP et le PDCI qui se livraient une bataille sans merci, dans un climat de suspicion, a été un catalyseur de violences. Au niveau de la CEI, le cafouillage, les longues files d’attente, le manque d’encre parfois ou de bulletins de vote, les procès-verbaux parfois non conformes, le retard dans la promulgation des résultats dans des localités ont été les causes principales des soupçons de fraude et des nombreuses contestations des résultats provisoires.

Malgré un déploiement important de 30 000 éléments des forces de l’ordre et la mobilisation de 76 000 agents électoraux pour la gestion de 20 000 bureaux de vote ouverts sur toute l’étendue du territoire nationale en vue de la sécurisation des élections, des actes de violences n’ont pas pu être anticipés en raison de la passion et du fanatisme de certains électeurs, mais aussi des ambitions personnelles sans mesure des candidats, auxquels il faut ajouter une mauvaise organisation des élections par la Commission électorale indépendante (CEI).

4- La carte électorale des élections locales de 2018

4.1-Les territorialités électorales des forces politiques

La figure 2 présente les résultats des municipales de 2018 en Côte d’Ivoire avec une forte dimension territoriale du vote. Le pays paraît politiquement fragmenté en quatre. Premièrement, le RHDP, avec ses 93 municipalités conserve une forte majorité dans les régions du nord à majorité malinké et senoufo. Parallèlement, il a su conquérir de nouveaux territoires municipaux à l’est (Bondoukou, Tanda, Assuefry) et au centre du pays (Bouaké, Attiégouakro dans le district de Yamoussoukro, Didiévi et Bocanda). La ville portuaire de San Pedro fut remportée par le parti au pouvoir. Le RHDP confirme ainsi sa mainmise sur le pays avec ses victoires dans la plupart des grandes communes du District autonome d’Abidjan (figure 3), notamment, les communes d’Abobo, Yopougon et Koumassi. Toutefois, avec 46 % de communes engrangées, le parti au pouvoir n’a pas pu obtenir la majorité absolue des mairies, alors que son principal adversaire, le PDCI, n’avait pas présenté de listes sur toute l’étendue du territoire notamment dans le nord du pays. Deuxièmement, avec ses 50 communes, le PDCI confirme sa capacité à mobiliser essentiellement l’électorat du centre constitué des communes du « V Baoulé » et de quelques localités à dominance akan de l’est du pays. Il enregistre des victoires de communes moyennes dans le centre-ouest du pays. Le parti de Bédié Henri Konan a également remporté la commune huppée de Cocody et la commune administrative du Plateau, ainsi que la capitale politique de Yamoussoukro. Il améliore son score de 2013, en passant de 49 communes à 50. Troisièmement, les indépendants obtiennent 56 communes. Ils couvrent quasiment tout le territoire et se placent comme la deuxième force politique locale du pays en nombre de communes. Cette percée des indépendants s’explique par cette volonté de s’affranchir des appareils politiques. Ces indépendants ont compris que les formations politiques ne remplacent pas le peuple souverain et que seul l’enracinement local est déterminant pour gagner une élection (A.F. Kouadio, K.J. Kra, Y.S.K. Koffi, 2016, p. 115). Quatrièmement, le FPI tendance Affi Nguessan Pascal remporte la commune de Bongouanou, ville d’origine de son leader, dans le centre-est du pays et la commune d’Agou, dans le sud-est, ville traditionnellement proche du FPI.

Figure 2 : Les résultats des élections municipales de 2018

Les résultats des élections municipales de 2018

Figure 3 : Résultats des élections municipales de 2018 dans le district autonome d’Abidjan

Résultats des élections municipales de 2018 dans le district autonome d’Abidjan

En théorie, les Districts Autonomes d’Abidjan et de Yamoussoukro, à l’image des régions, sont des collectivités territoriales. Mais dans la pratique, ils ont des exécutifs nommés par le pouvoir central, les gouverneurs, qui ont préséance devant les préfets et les édiles municipaux. Or entre 1980 et 2001, le maire de la ville d’Abidjan (l’intercommunalité), est un élu municipal ou un maire d’une des dix communes de l’agglomération, avec une ressemblance près du système parisien. C’est en août 2001 que survint le poste de gouverneur, nommé par le Président de la République, sur un périmètre territorial de 13 communes, jouant un rôle hybride en étant à la fois « super préfet » et « super maire ». Il en est de même du District de Yamoussoukro qui comprend la nouvelle commune d’Attiegouakro.

L’analyse des résultats des élections régionales n’est pas aisée car les Districts Autonomes d’Abidjan et de Yamoussoukro n’ont pas été invités à prendre part au vote quand bien même qu’ils constituent des collectivités territoriales. Les résultats des régionales confirment le triomphe de la mouvance présidentielle RHDP où ce groupement politique « a effacé » l’existence des autres partis dans la partie nord du pays (figure 4). Elle a conquis les régions de l’Ouest (Tonkpi et Cavally), du centre-ouest (Goh, Loh Djiboua et Gbokle) et du sud-comoé à l’est du pays. Dans certaines régions du pays, le RHDP a su profiter de la division des cadres du PDCI. En effet, dans le Gontougo (nord-est), où le ministre Adjoumani Kouassi Kobenan (RHDP) a été proclamé vainqueur (48,89 %) au terme d’un processus de compilation des procès-verbaux décrié par son adversaire du PDCI.

Figure 4 : Résultats des élections régionales de 2018

Résultats des élections régionales de 2018

Le PDCI (38,08 %) a perdu du fait d’une candidature indépendante (12,98 %) issue de ses rangs, dont les voix auraient pu faire la différence. Il en a été de même dans la région du Cavally, où la somme des voix du candidat du PDCI (31,42 %) et du candidat indépendant (21,29 %) issu de ses rangs a favorisé la victoire de la Ministre Ouloto Anne Désirée (46,18 %). Au décompte final, la mouvance présidentielle gagne 18 conseils régionaux. Cette victoire repose en partie sur une stratégie de l’implication de hauts dignitaires aux élections régionales et mobilisant des moyens financiers et logistiques importants. Ces barons sont soit des Présidents d’institutions ou de membres du gouvernement disposant des avantages de l’appareil d’Etat. Quant au PDCI, il s’en tire avec six régions dans le centre (Iffou, Bélier et Gbêké) et le sud (San-Pedro et Grands Ponts) et la région du Haut Sassandra dans le centre-ouest du pays. Cependant, face à ses propres dissidents, il n’a pas fait le poids. Des huit Ministres issus de ses rangs et candidats du RHDP, seul Jean-Claude Kouassi a perdu le Gbêké (la région de Bouaké). Le parti de l’indépendance s’acclimate de son nouveau rôle de parti d’opposition. Avec quatre régions en 2013, les résultats sont relativement concluants pour un PDCI, qui veut abandonner sa position « de faiseur de rois » pour reconquérir le pouvoir d’Etat. Après le RHDP et le PDCI, les indépendants se placent en troisième force politique régionale. Ils remportent quatre conseils régionaux (Guémon, Marahoué, N’Zi et Indénié-Djuablin), quand le FPI de Pascal Affi N’Guessan est porté à la tête du conseil régional du Moronou. La coalition PDCI-RHDP conduite par les ministres Achi Patrick Jérôme et Donwahi Alain Richard remporte les régions de la Mé et de la Nawa.

En termes d’électeurs, le RHDP vient largement en tête 65,60 % contre 17,65 % au PDCI et 7,81 % pour les indépendants. Les listes PDCI-RHDP ont obtenu 6,81 % de voix contre 2 % au courant Affi N’Guessan (Voir tableau 1).

Tableau 1 : Résultats des élections régionales en 2018

Groupement ou parti politiqueRégionsElecteurs% des suffrages
FPI tendance AFFI126 0272,13
Indépendants495 4067,81
PDCI-RDA6215 69817,65
PDCI-RHDP283 2776,81
RHDP18801 68365,60
Total311 222 091100

Source : CEI, 2018

L’arrière-plan ethnique et régionaliste n’est pas absent dans ces élections. En effet, le RHDP, identifié comme un « parti de dioula » recueille le maximum de suffrages dans les régions du nord et du sud. A l’inverse, le PDCI domine dans le centre et la région de San-Pédro (sud-est). La polarisation du vote dans des « régions-bastions » est interprétée en termes ethniques, le vote en faveur du RHDP étant ramené au vote ethnique malinké tandis que le choix du PDCI serait le résultat des Akan. Ainsi, la polarisation repose sur un clivage Akan/Dioula. La réalité est plus  complexe.  On a plutôt  affaire à un  vote régionaliste  qu’à   un vote proprement parler « ethnique ». Dans le nord du pays, le RHDP affiche des scores très élevés aux élections locales. Au niveau régional, plus de 97 % dans le Kabadougou, le Poro et la Bagoué ou encore plus de 73 % dans le Tchologo et Bounkani alors que les Dioulas représentent moins de 40 % dans cette partie du territoire. La cartographie des municipales montre que la mouvance présidentielle a remporté la mairie de Bouaké, capitale des baoulés. Il en est de même de la nouvelle commune d’Attiégouakro, aux portes de la capitale politique, fief du fondateur du PDCI, Félix Houphouët Boigny. La municipalité de M’Batto, aire d’origine de Pascal N’Guessan Affi est tombé sous l’escarcelle du RHDP. Ce parti séduit donc au-delà des lignes de clivages ethniques. De même, le PDCI étant traditionnellement identifié comme un parti « akan », cela devrait lui garantir le succès dans les régions du sud, de l’est et du centre où ils sont majoritaires. Or l’observation des résultats montre que ces régions ne restent pas toujours fidèles au parti de l’indépendance. A l’est du pays, les régions de l’Agneby Tiassa, de la Mé, le Sud Comoé, l’Indénie-Djuablin et le Gontougo ont plébiscité le RHDP ou un candidat indépendant. Dans le District Autonome d’Abidjan, sur les 13 municipalités, il en contrôle que cinq. Le groupe akan est composé de divers sous-groupes possédant un certain nombre de traits communs mais entretenant parfois des rapports de rivalités. Leur comportement n’est pas univoque. Les Baoulés, les Agnis et les Abrons auraient plutôt tendance à voter le PDCI tandis que les Abbey et les Attiés se pencheraient plutôt pour le FPI. Ces élections se sont jouées non dans les bastions régionaux de ces grands partis politiques mais dans des entités locales qui, au gré des consultations électorales basculent tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre.

4.2-Localisation et participation des électeurs : grandes villes versus petites villes ?

Le taux de participation de ces élections locales est globalement contrasté. Dans les grandes agglomérations du sud comme le district autonome peu d’électeurs ont pu voter. Pour les communes de plus de 100 000 inscrits sur la liste électorale seule la commune de Koumassi qui a pu dépasser la barre de 30 % avec un taux de participation de 32,90 %. En revanche, dans une commune comme Yopougon sur 442 594 électeurs, 50 703 ont pu voter soit 11,46 %. Dans la commune résidentielle de Cocody, il y a eu 41 229 votants sur 232 042 inscrits soit un taux de 17,77 %. A Abobo, le taux de participation est passé à 24,70 %, ce qui signifie que 88 364 citoyens ont pu exprimer leur devoir civique sur les 357 793.

L’électorat rural ou des petites communes du nord du pays s’est exprimé plus massivement (100 % à Seydougou, 99,94 % à Mbengué, 99,50 % à Guiembé et 99,39 % à Gbéléban) pour ces municipales 2018. Plus de 88 points séparent la participation dans les communes de moins de 2 000 électeurs, à l’image de Seydougou, de celle des communes de plus de 400 000 électeurs (Yopougon). L’effet taille sur la mobilisation électorale à l’occasion des élections municipales est certain. Mais c’est aussi vrai pour les autres scrutins nationaux. Ainsi, lors du référendum constitutionnel d’octobre et des législatives de décembre 2016, qui ont connu des taux d’abstention élevés, les petites villes ont bien davantage voté que les grandes villes (Bouquet, 2017, p. 216). L’habitant de la petite commune apparaît ainsi un citoyen actif que celui de la grande ville, tenté de croire que sa voix ne compte pas. C’est peut-être le signe d’une opposition structurelle forte entre le centre et la périphérie. Le centre se caractérise par de fortes densités d’hommes et d’activités, une relative prospérité, la concentration des activités de commandement. Les industries, la finance, les sièges sociaux des institutions et les services sont concentrés dans les grandes agglomérations notamment la métropole d’Abidjan. À l’inverse, les périphéries ivoiriennes se caractérisent par des densités de populations et d’activités plus basses, une agriculture moins intensive et les structures économiques restent plus faibles dans la spécialisation de l’activité dans les services (commerce, hôtels, restaurants, services non marchands etc.) ou dans l’industrie à valeur ajoutée.

Depuis 2001, les abstentionnistes sont en passe de devenir le premier parti ivoirien au niveau local. A l’intervalle de cinq ans, la participation des populations aux régionales resta quasiment constant. De 44,37 % en 2013, elle s’est maintenue à 45,08 % en 2018. Alors que cette participation au niveau des municipales était de 39,35 % en 2001, elle est passée à 36,56 % en 2013 et 35,78 % en 2018. Cette constante régression dans les scrutins municipaux est très loin des scores de 80 % enregistrés lors des présidentielles de 2010 plus mobilisatrices. La différence, même si l’on change de niveau de représentation, montre l’érosion d’un enthousiasme initial, qui tourne au désintérêt des scrutins intermédiaires. L’abstention n’est pas propre à la société ivoirienne. Fort heureusement, la loi des élections locales n’est pas conditionnée à une participation supérieure à 50 % + 1 de votants d’une commune ou d’une région. En outre, le grand nombre de candidats, lié à une lutte entre partis politiques et « indépendants » en quête d’ascension et de visibilité, enlève aux élections leur rôle d’implantation de la vie politique locale : 685 listes dont 296 listes conduites par 5 formations politiques, et 389 listes indépendantes.

Conclusion

Les élections locales de 2018 ont été marquées par la victoire de la mouvance présidentielle, le RHDP. Quant au PDCI, il a légèrement amélioré son score de 2013, sans pour autant faire le poids. Les indépendants confirment leur assise sur l’échelon local. Mais ces scrutins traduisent une défaite de la démocratie. Beaucoup d’Ivoiriens en âge de voter ne figuraient pas sur la liste électorale. Et pourtant, une des missions essentielles de la Commission électorale Indépendante (CEI) fut de mettre à jour le fichier électoral en rapport avec la démographie. En amont, le nouveau découpage administratif des régions tel qu’opéré entre 2011 et 2012 fait une part belle au pouvoir présidentiel sur ses adversaires politiques. Il en constitue l’un des points de cristallisation du débat politique. C’est parce que les nouvelles régions créées sont concentrées dans les régions du nord du pays où le parti du chef de l’Etat semble pour l’heure bien implanté. Ces consultations ont également révélé que le parti des abstentionnistes est installé dans le paysage politique même si, on vote plus dans les petites communes ayant moins d’électeurs que dans les très grandes disposant d’une masse d’électeurs. Ces élections locales ont exacerbé des violences avant, pendant et après les consultations qui témoignent d’une faible culture démocratique. Le fait que des élections locales débouchent sur de la violence, en plus d’entraîner des pertes en vie humaines et la destruction de biens, pose des questions non seulement par rapport à l’organisation et à la gestion des élections, mais également par rapport à leur impact à long terme sur la consolidation de la compétition politique en Côte d’Ivoire. Alors que les consultations n’étaient pas totalement inclusives, en raison du boycott de la tendance FPI de Laurent Gbagbo, les violences traduisent une stratégie des formations politiques pour contrôler le territoire communal ou régional, devenu un objet de géopolitique local. La collectivité territoriale est la suprématie d’un pouvoir, celui transféré avec des lois, des règles, des ressources, dans le cadre d’une institution (commune, région) qui se limite au plan local. Le contrôle du territoire local met en scène différents concurrents en relation avec des acteurs d’autres structures, implantées localement (chefferie, religieux, associations) et qui sont parties prenantes de ces luttes politiques. Nous convenons avec Bierschenk et Oliver de Sardan que les différentes structures des arènes politiques locales sont des lieux de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs (T. Bierschenk, J.P. Olivier de Sardan, 1998, p. 262). Au-delà des tensions, ce sont les carences de la Commission Electorale Indépendante qui sont mises à nues : processus électoral chaotique, incapacité de proclamer les résultats à temps, interprétation des résultats. C’est pourquoi, la réforme de la CEI est l’un des piliers de la bataille des forces démocratiques (partis politiques, société civile, intellectuels) qui réclament son indépendance à la fois fonctionnelle, organique et financière de l’institution pour anticiper sur les crises électorales. Des élections locales apaisées et incontestées constitueront de véritables défis d’une CEI pour mériter davantage la confiance des Ivoiriens à l’image de la commission électorale ghanéenne respectée en Afrique pour son impartialité et sa compétence dans l’organisation des élections jugées libres et équitables (I. Greig, 2009, G. Thiery, 2011, p.140). Comme la justice, la démocratie est précaire et vacillante et requiert une métapolitique qui donne aux citoyens une moralité politique mais aussi un ensemble de valeurs qui repose sur le dialogue comme méthode de règlement de conflits humains. L’affaiblissement de l’Etat, qui lui sert de cadre, dépasse de beaucoup les enjeux locaux et territoriaux. Pour autant, les acteurs politiques ivoiriens ont intérêt à comprendre que la démocratie locale se construit à la racine de l’identité sociale et politique de chacun. C’est à ce prix que la Côte d’Ivoire aura fait un pas de géant.

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Auteur(s)


Adou François KOUADIO

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) adoufrancois@yahoo.fr

Kouadio Joseph KRA

krajoseph@yahoo.fr

Yéboué Stéphane Koissy KOFFI

koyestekoi@yahoo.fr

Université Peleforo Gon Coulibaly (Côte d’Ivoire)

Droit d’auteur


EDUCI

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