Concevoir autrement les mécaniques de la périurbanisation dans les villes de l’intérieur. Méthode d’analyse appliquée à la ville de Kara

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1Hégra Bèdéba KATAKA, 2Assogba GUEZERE

Résumé

La tradition urbaine dans les villes de l’intérieur en Afrique subsaharienne privilégie, depuis les années 1950,
l’étude des phénomènes d’urbanisation sous l’angle des relations centre-périphérie. Ces analyses fondées sur des
schémas théoriques censés assurer une localisation optimale des activités sont contestées par certains milieux de
la recherche et de l’action, qui y opposent une diversité de modèles territoriaux ayant montré leur efficacité. A
partir de l’étude de la structure socio-spatiale de la ville de Kara, cet article propose une méthode pour saisir des
typologies territoriales dont la connaissance doit conduire à la mise à jour de concepts communément admis et à
la reformulation des politiques territoriales.

Mots clés : ville de l’intérieur, périurbanisation, politique spatiale, planification territoriale, Kara

Abstract :

Redesign the mechanics of peri-urbanization in interior cities. Analysis method applied to the city of Kara

The urban tradition in secondary cities in sub-Saharan Africa favors, since the 1950s, the study of urbanization phenomena from the angle of center-periphery relations. These analyzes based on theoretical schemes supposed to ensure an optimal localization of the activities are disputed by some circles of the research and the action, which oppose a variety of territorial models having shown their effectiveness. From the study of the socio-spatial structure of the city of Kara, this article proposes a method to grasp territorial typologies whose knowledge must lead to the updating of commonly accepted concepts and the reformulation of territorial policies.

Keywords : secondary city, peri-urbanization, spatial policy, territorial planning, Kara

INTRODUCTION

Les analyses centre-périphérie dans les villes de l’intérieur sont généralement abordées dans la littérature sous le seul angle des relations de dépendance des périphéries par rapport aux centres. Ces analyses, qui trouvent leur point de départ dans les différentes théories de la localisation, reposent sur deux hypothèses fondamentales. D’une part, une conception de la ville comme un support à la localisation des activités. Cette idée est à mettre en relation avec les schémas des localisations administratives et des équipements. En effet, d’un pays à l’autre, la création des villes à répondu à une préoccupation administrative ; celui d’exercer un contrôle sur l’ensemble du territoire (J. Champaud, 1989, p. 365 ; P. Vennetier, 1990, p. 65). D’autre part, une division spatiale du travail entre les villes, considérées comme lieux du pouvoir et des services, et les campagnes, territoires consacrés à la production agricole. Ces concepts ont été à l’origine d’orientations et de politiques différenciées de l’urbain et du rural.

Ils permettent également de rendre compte des processus de spatialisation, en particulier du rôle et des fonctions des villes dans le développement local et régional.

Nombre de recherches en géographie, économie et aménagement ont contribué à répandre ces idées et à assurer leur développement. On peut citer les travaux de l’école d’Outre-Mer (ex ORSTOM)1 dont les positions ont fortement influencé la recherche locale, mais aussi des groupements d’études et de chercheurs travaillant sur des terrains africains. Sur le plan spatial, ces démarches ont conduit à adopter l’hypothèse de régions passives, où les structures évoluent sous l’impulsion d’agents exogènes (Bailleurs de fonds, firmes et entreprises étrangères), et où les systèmes de production répondent aux besoins de marchés extérieurs (ACA, 1984, p. 13)2. Ces représentations de l’espace ont produit une armature urbaine nationale et régionale, souvent polarisée, favorisant les capitales et les grands ports. La croissance de ces pôles n’a pas été sans conséquences sur l’espace, particulièrement sur les villes de l’intérieur, restées à l’écart des principaux flux économiques et d’échanges (M. Bertrand, 1993, p. 123 ; G. K. Nyassogbo, 1997, p. 89 ; A. Guézéré, 2010, p. 191).

A la différence des décennies précédentes, la période actuelle est marquée par un renversement des perspectives, notamment un retrait relatif des Etats dans la régulation de l’espace, des mutations technologiques et organisationnelles associées à l’économie des services ainsi qu’à l’émergence de nouveaux modes de vie et de consommation. La complexité des localisations, des modes de production et des comportements à la mobilité rendue aujourd’hui possible par l’avènement des innovations, rend obsolète les théories spatiales fondées sur la hiérarchie et la recherche de la localisation optimale. Au demeurant, de nouvelles hypothèses et schéma spatiaux ont été proposés pour tenter d’appréhender les nouvelles dynamiques territoriales (D. Maillat, 1998, p. 50 ; J. Perrat, 2006, p. 117). C’est dans cette perspective que s’inscrit cet article qui cherche à refonder les méthodes d’analyse des villes de l’intérieur, en particulier les mécanismes du développement spatial.

Par ville de l’intérieur, il faut entendre des villes qui ne sont pas la capitale du pays, qui privilégient une localisation à l’intérieur des terres, et qui exercent une influence certaine dans le développement de leur région. On pourrait parler, entre autres, de petites et moyennes villes. Tel est le cas de la ville de Kara située à plus de 400 km au nord de Lomé la capitale. La naissance et l’évolution de cette ville est étroitement liée à une volonté politique (Y. Marguerat, 1988, p. 53 ; G. K. Nyassogbo, 1991, p. 468). La croissance spatiale, l’organisation des activités et les pratiques de la vie quotidienne des populations inscrivent la ville dans des réseaux socio- spatiaux complexes. Comment rendre compte des mécanismes du développement spatial et des territorialités issues des différents processus d’appropriation de l’espace ? Sur la base d’une série d’enquêtes3 portant sur un échantillon de 400 individus, la démarche retenue a consisté à étudier les pratiques spatiales de la population issues de la vie quotidienne, des mobilités pour les services et la consommation. Le choix du terrain a été guidé par le croisement de trois critères :

  • Un pôle urbain dense, compris entre 50 000 à 100 000 habitants ;

1 ORSTOM : Office de recherche scientifique et technique d’Outre-Mer, rebaptisé IRD, Institut de recherche pour le développement

2 ACA : Agence de coopération et aménagement

3 Enquêtes réalisées en 2015, 2016 et 2017. Ces enquêtes s’inscrivaient dans le cadre d’un projet de thèse portant sur la planification des villes de l’intérieur (Voir H. B. KATAKA, 2018).

  • L’existence de mobilités associées à différentes activités dans l’espace (services, activités commerciales) ;
  • Des interactions spatiales observées dans un périmètre de 30 km du fait de la croissance démographique et de l’étalement urbain généralisé. Il s’agit d’une hypothèse visant à qualifier les recompositions socio-spatiales et économiques mises en œuvre par l’éclatement des modes de vie dans l’espace.

L’analyse de ces critères nous permettra de développer une réflexion sur les réseaux socio- spatiaux et les typologies territoriales révélées par l’organisation des activités et des pratiques de vie.

1. Pour une redéfinition des théories du développement spatial : des conceptions fonctionnalistes aux approches interactionnistes

La complexité des formes de localisation rendue aujourd’hui possible par l’avènement des innovations technologiques et informationnelles, des nouveaux comportements à la mobilité et à la consommation, bousculent les archétypes de spatialisation qu’une référence longtemps réduite à des typologies centre-périphérie a contribué à entretenir. Dans ces démarches, l’objectif était centré sur l’analyse des facteurs de répartition/concentration des activités à l’intérieur d’une « place » ou d’un lieu, notamment la ville, à partir duquel des lois de localisation étaient construites. L’examen de ces facteurs permettait en même temps d’opérer une hiérarchisation de ces lieux selon la nature des fonctions et la mise à jour des relations de dépendance. Nombre de travaux en géographie, économie et aménagement, partent de ces représentations dites traditionnelles de l’espace pour ensuite élaborer des théories spatiales (F. Perroux, 1955, p. 307 ; J. Hautreux, M. Rochefort, 1965, p. 666 ; J.-R. Boudeville, 1970, p. 8). Ces théories sont encore la base de nombreux fondements en aménagement du territoire et planification régionale. Cependant, les profondes innovations (produit, procédé, organisation, commercialisation) survenues entre les années 1980-2000 et associées à l’émergence de nouveaux modes de localisation fondées sur l’économie de la connaissance, les technologies, les activités de services et les écosystèmes d’affaires, ne rendent plus compte efficacement de ces concepts, ni de leur prolongement théorique. Ces constations ont conduit d’une part, à une rem​_ise en cause des représentations traditionnelles de l’espace (espace polarisé, espace homogène, analyse centre – périphérie) et d’autre part, à la définition de nouveaux paradigmes dans lesquels les territoires n’apparaissent plus comme des supports des localisations, mais comme des organisations actives dotées de compétences et de ressources au sein desquelles naissent l’innovation et la créativité (D. Maillat, 1998, p. 48). Ces approches nouvelles en termes de territoire mettent l’accent, non pas sur la géométrie des activités dans l’espace, mais sur l’organisation des « milieux » dans lesquels des relations variées de coopération se tissent en plusieurs agents. En d’autres termes, ce n’est pas la recherche d’un point d’équilibre entre agents ou la détermination de la localisation optimale qui compte ; c’est la capacité des territoires à tirer bénéfice de leur organisation, par la valorisation des ressources et la combinaison de compétences internes et/ou externes (B. Pecqueur, J.-B. Zimmermann, 2002,p. 3). Des principes mis en avant, les notions d’externalité, d’interdépendance et de proximité viennent renouveler les concepts de l’analyse spatiale. Sont ainsi évacuées les logiques d’analyse centre-périphérie au profit des économies de proximité et d’agglomération (R. Boschma, 2004, p. 8 ; A. Torre, J.-E. Beuret, 2012, p. 5 ; J. Vicente, 2016, p. 53).

Dans le champ de l’analyse urbaine, une telle voie conduit à envisager plusieurs territorialités urbaines et partant, à définir la ville comme une étendue dans laquelle s’organisent des relations fondées sur une densité de proximités. De fait, la territorialité urbaine se mesurerait à plusieurs échelles, du local (quartier, ville, département) au régional (grandes régions métropolitaines, nation), et à l’internationale. La ville ne serait plus confinée dans des catégorisations administratives, ni à son opposition avec l’espace rural (Y. Marguerat, 1985, p. 5 ; P. Vennetier, 1991, p. 213 ; M. Bertrand, 1993, p. 121). La prise en compte de ces changements organisationnels et la considération des solidarités de type nouveau, que celles-ci soient économiques, culturelles, politiques, doivent conduire à adopter une approche polycentrique plutôt que monocentrique de la manifestation urbaine, et à rechercher des schémas de compréhension de ces dynamiques. En s’inscrivant dans cette démarche, il convient de refonder les hypothèses des localisations urbaines, dans lesquelles l’espace n’est plus perçue en termes de facteurs de localisation d’activités, mais comme relevant de stratégies organisationnelles d’acteurs qui se nouent à différentes échelles. Ces réflexions doivent conduire à la mise à jour et à l’élaboration de nouveaux modèles d’organisation de l’espace. Ainsi, dans le cas des villes africaines, il s’agira de ne plus opposer les campagnes à la ville, mais de considérer ces deux espaces comme des éléments faisant partie d’un même ensemble, selon un rapport non hiérarchique et essentiellement horizontal, dans des relations de complémentarité et/ou de synergie. De nouveaux dispositifs politiques et outils de planification doivent naître de cette prise en compte des territoires, quitte à atténuer les disparités régionales et à éviter des velléités sécessionnistes dans certaines parties des territoires nationaux. Concernant les villes de l’intérieur, il s’avère important dans un contexte de renouvèlement théorique, de s’intéresser aux mécanismes dont la connaissance permet une compréhension des spécificités de ces territoires sans tomber dans la tradition des typologies hiérarchiques et des monographies agraires.

A partir des indicateurs relevés ci-dessus, il est possible de déterminer des typologies territoriales en croisant les logiques de diffusion spatiale aux nouvelles modalités organisationnelles (Tableau 1). Ces typologies viennent renouveler les archétypes territoriaux caractéristiques du fonctionnement des espaces urbains africains.

Tableau 1 Typologie des modèles d’organisation des territoires urbains

En analysant le tableau, les types 1, 2 et 3 sont caractéristiques des centres urbains qui conservent encore une forte tradition centralisatrice et qui opèrent peu ou pas de coopération ou de construction de savoirs vers les autres villes. La forte concentration des acteurs dans ces milieux nuirait à l’innovation. Dans le second cas (type 4, 5, 6), l’organisation territoriale est propice aux interactions et donc à la naissance des processus d’apprentissage qui déboucheront sur des formes d’innovations territoriales. Les types 2 et 4 correspondent aux cas où la capacité d’organisation est faible alors que le niveau d’apprentissage est fort. Enfin, les types 3 et 6 traduisent la situation de la plupart des métropoles côtières d’Afrique de l’ouest qui se sont développées à partir du site colonial (Lomé, Abidjan, Dakar).

2.Proximité spatiale et logiques organisationnelles à Kara

Le fait urbain dans les villes de l’intérieur en Afrique subsaharienne ne peut plus s’enfermer dans des typologies conceptuelles héritées des travaux sur la hiérarchie des localisations administratives et la division spatiale du travail ville-campagne. L’avènement des activités de services et les transformations des modes de vie sont révélateurs de nouvelles logiques organisationnelles en même temps qu’ils s’inscrivent dans la définition de nouvelles formes de territorialités. Nous chercherons à appréhender cette réalité à travers l’analyse de trois types de mobilités des populations dans la ville de Kara.

2.1.Caractérisation de la dynamique démographique dans la ville de Bohicon

Une première approche pour observer les mutations dans les villes de l’intérieur est de procéder à l’analyse de la vie quotidienne des lieux habités et d’identifier les principaux pôles qui animent ces territoires. En effet, les activités relevant de la vie quotidienne n’ont pas d’ancrage particulier car elles associent plusieurs types de pratiques (achats, loisirs/sport, démarches, sociabilité). Ces relations ont tendance à se concentrer en certains points de l’espace par la fréquence et la régularité des flux journaliers. Il est possible de mesurer la fréquence de ces déplacements par une méthodologie statistique qui associe :

    • Un regroupement (zonage) des quartiers urbains en cinq pôles d’attractions (Kara-sud, Kara-centre, Kara-est, Kara-ouest, Kara-nord) du point de vue de la densité des populations, des équipements et des infrastructures ;
    • L’identification systématique des localités et pôles urbains, situés ici à une distance inférieure à 30 km du centre-ville ;
    • Une vie quotidienne mesurée par la fréquence des déplacements vers ces différents pôles.

On peut ainsi appréhender les pôles où s’organisent la vie quotidienne des populations urbaines (carteI). Cette démarche a l’avantage de révéler la composition des espaces de vie des citadins contrairement aux méthodologies centrées sur l’observation et le zonage du bâti (A. Guézéré, 2013, p. 235). A travers la cartographie des flux, on peut se rendre à l’évidence qu’une part importante des pratiques citadines s’organise à l’extérieur du périmètre communal. Ceci montre que la vie quotidienne n’est plus circonscrite au périmètre du bâti et à son environnement immédiat. Les cinq pôles d’attractions urbain, notamment Kara-sud, Kara-centre, Kara-est, Kara-ouest, Kara-nord, conservent toutefois leur position dominante. Cependant, les enjeux de la vie quotidienne s’étendent désormais au-delà de la ville, suivant une orientation qui privilégie deux axes. Une première concentration est observée sur les pôles situés sur l’axe Awandjélo – Pya, sur une distance d’environ 20 km, avec une densité qui décroît respectivement vers les centres urbains de Bafilo et Niamtougou. Les points situés sur cet axe, en particulier Soumbou, Kara-sud, Kara-centre, Kara-nord, Bohou, Yadè et Tchitchao, concentrent la majorité des flux quotidiens. L’axe Kara-centre-Lassa, long d’environ 5 km, constitue le second couloir où convergent les flux quotidiens, avec un prolongement moins prononcé vers les localités de Soumdina et Kétao.

Carte 1. Les pratiques spatiales de la vie quotidienne à Kara

Dans l’ensemble, la composition des espaces de vie quotidienne à Kara révèle une participation active des localités rurales. Ces localités, compte tenu de leur proximité, ont su développer des atouts et des facilités qui suscitent l’attrait des citadins. On montre ainsi qu’un facteur important à prendre en compte dans la planification des équipements urbains à Kara est l’insertion des populations dans des territoires larges. Ces évolutions questionnent les instruments de l’intervention urbaine, à savoir les schémas administratifs de localisation des services et les schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme (SDAU), qui ont tendance à opposer ces espaces.

    2.2.Des fonctions urbaines organisées suivant des axes de développement

De nombreux travaux ont déjà mis en exergue le poids prépondérant de Lomé et la nécessité de s’appuyer sur un réseau de villes secondaires pour contrebalancer la tendance continue à la polarisation des activités et de l’économie par la capitale (Technosynesis, 1981, p. 1404 ; Y. Marguerat, 1988, p. 53 ; G. K. Nyassogbo, 1991, p. 468 ; A. Guézéré, 2010, p. 196 et 2014, p. 316). La réalisation de ces ambitions passait par deux objectifs :

    • Créer les conditions économiques et culturelles de fixation des populations en offrant, en plus de la présence administrative, des équipements et services dignes des grandes villes dans les secteurs de l’éducation et de la santé ;
    • Susciter le développement d’un pôle d’emploi par des politiques de localisation d’entreprises et dont l’objectif est de dynamiser l’économie des espaces ruraux avoisinants ; ce pôle devant servir ensuite de levier au développement régional.

La concrétisation de cette politique s’est matérialisée par la création d’un second pôle national à Kara. Cette décision s’inscrit dans un souci de contenir la macrocéphalie de Lomé et de rééquilibrer les disparités régionales par une politique de localisation d’activités qui contribuerait à poser les bases du développement de l’ensemble de la région septentrionale. Devenue grand pôle d’emploi, la ville de Kara devait jouer un rôle de premier plan dans la réorganisation du territoire national. La faillite de ces politiques de localisation était devenue évidente dès les années 1980 avec la chute du cours des matières premières sur le marché international et aux différentes mesures de restructuration et de rééquilibrage budgétaire imposées à la suite par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. En réaction à la crise, on a assisté à un fort développement des activités de services, ces activités venant combler ou parfois se substituer aux fonctions autrefois assurées par l’Etat. En tenant compte de ces changements, on peut procéder au regroupement de ces différents services suivant quatre catégories : les services publics d’Etat (administration territoriale, fonction régalienne) ; les services à la population (logement, éducation, alimentation et santé) ; les services aux entreprises (services financiers, commerciaux, informatiques, transport, logistique) et les services aux particuliers (construction, menuiserie, soudure, couture, etc.). Cette classification n’est pas exhaustive ; il s’agit d’une hypothèse visant à redéfinir les catégorisations socio- professionnelles, en rompant avec les méthodes de classification fondées uniquement sur l’emploi formel public et privé.

Ce faisant, l’analyse et les méthodes de classification des activités dans les villes de l’intérieur par la prise en compte des seuls emplois publics et privés formels doivent être progressivement remises en cause, voir abandonnées, face aux manifestations associées à l’émergence de nouveaux secteurs d’activités, décrits ci-dessus, qui occupent entre 40 à 60 % des actifs. Ces évolutions mettent en œuvre de nouvelles logiques spatiales d’organisation des activités et de valorisation des pôles entre lesquels s’organisent désormais l’essentiel des activités urbaines.

4 TECHNOSYNESIS (Bureau d’étude italien)

Carte 2. Répartition des flux de services et d’activités autour de la ville de Kara

On peut appréhender les territoires des activités à Kara (Carte 2) à travers une démarche qui combine trois critères :

    • L’identification des principaux pôles de services dans l’espace urbain (Zongo, Schell 1, Lyka 2, Campus sud) et de nouveaux pôles d’activités situés dans l’aire urbaine (Pya) ;
    • Un repérage des pôles urbains et ruraux situés à une distance inférieure à 30 km de la ville ;
    • L’observation de la répartition des flux de services et d’activités entre ces différents pôles de l’espace régional.

Dans cette section, nous avons fait le choix d’examiner l’ensemble des activités, sans distinguer les typologies fonctionnelles décrites précédemment. Contrairement aux travaux qui fondent la croissance des villes de l’intérieur sur la division spatiale du travail, analysant la diffusion des activités dans un seul sens ville-campagne, l’orientation des flux à Kara montre une inscription des activités dans de nouveaux territoires. Celles-ci privilégient les principaux axes routiers. Les flux dominants sont concentrés sur un axe sud-est / nord-ouest, entre le Campus-sud et Pya, sur une distance d’environ 10 km. Quelques localisations secondaires sont observées sur le tronçon Schell 1 – Lassa et Awandjélo – Kara. Toutefois, on observe un élargissement des flux vers Kétao et les centres urbains de Bafilo et Niamtougou.

Loin de respecter le zonage communal, la diffusion axiale des activités enserre des pôles d’activités urbains et ruraux dans des relations de complémentarité qui délimitent de nouvelles zones de coopération spatiale. On peut ainsi relever trois caractéristiques qui orientent la localisation des activités sur ces axes : il s’agit d’abord des facilités offertes par l’accessibilité routière ; de la recherche d’une proximité avec des sites d’activités dominants tels que l’université, les Affaires sociales, SOS ; enfin, de la localisation à des points privilégiés, notamment aux croissements routiers et aux abords des stations-services (Schell 1, carrefour Lama, Schell 2). Cette orientation des flux d’activités interroge la capacité des localités rurales et des pôles urbains situés sur ces axes à inventer de nouvelles formes d’articulations et des projets communs de territoires comme par exemple des schémas intégrés de développement des transports ou d’équipements marchands.

  2.3.Une remise en cause de la centralité urbaine par les mobilités pour la consommation

La forte croissance ces dernières années des activités de services au-delà des limites communales de la ville de Kara et l’élargissement des mobilités quotidiennes à l’échelle de systèmes spatiaux plus vastes posent la question de la centralité des villes de l’intérieur, considérées comme pôles de commerce par excellence pour les petites villes et les espaces ruraux avoisinants (Technosynesis, 1981, p. 21 ; Y. Marguerat, 1985, p. 6). En effet, la division spatiale du travail national avait favorisé la localisation des équipements et centres marchands dans six centres urbains, notamment Aného, Kpalimé, Atakpamé, Sokodé, Kara et Dapaong. Par ce fait, les villes de l’intérieur devaient assurer d’importantes charges de centralité au profit de leurs espaces environnants. Cependant, ce qu’on observe ces années, c’est un retournement de la situation : les grands centres commerciaux ne jouent pas correctement leur rôle de place centrale pour les activités commerciales, elles sont fortement concurrencées par les pôles marchands situés dans leurs régions.

L’étude des mobilités pour la consommation dans la ville de Kara a pour objectif de dresser un état des lieux de l’attraction commerciale exercée par la ville sur les localités et pôles marchands périphériques. En identifiant les principales places commerciales et en notant la fréquence (ou l’absence) des flux, la démarche permet de construire les territoires de la consommation des habitants (Carte 3).

Carte 3. Répartition des flux pour la consommation autour la ville de Kara

Afin d’observer de près les différentes pratiques des populations, nous avons centré l’analyse sur quelques pôles marchands relevant de la proximité avec la ville de Kara, à savoir Yadè, Lassa, Awandjélo et Atchangbadè. A l’échelle de la ville, nous avons seulement pris compte les mobilités orientées vers deux sites, l’ancienne place commerciale localisée à Ewaou et le nouveau site commercial de Lama. L’examen des fréquentations commerciales montre une tendance nette à la dispersion des flux entre plusieurs polarités, à la fois urbaines et rurales. A part une relative concentration des flux sur les deux pôles situés au sein de la ville de Kara, les flux marchands ne privilégient pas une orientation particulière. Presque toutes les destinations commerciales font l’objet de sollicitation de la part des populations. Les marchés situés dans la proximité de Kara connaissent aussi un niveau record de flux quotidiens. Par ailleurs, on peut constater que les déplacements s’inscrivent sur de longues distances, entre autres vers Kétao et les centres urbains de Bafilo et Niamtougou. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette dispersion, notamment la proximité territoriale, le coût abordable et la singularité des produits disponibles dans ces marchés périphériques, le taux élevé de motorisation qui facilite les déplacements. Ces pôles marchands de l’espace régional ne s’opposent pas aux marchés centraux de la ville ; mais ils les complètent dans une logique de réorganisation du territoire.

Dans l’ensemble, l’orientation des mobilités quotidiennes, des pratiques de service et de consommation dans la ville de Kara marque une rupture vigoureuse avec les typologies hiérarchiques (grande ville – petite ville, urbain – rural) qui jalonnent encore l’analyse des phénomènes de spatialisation dans les villes de l’intérieur. Les nouvelles localisations d’activités et l’organisation territoriale des modes de vie sont caractérisées par des relations qui mettent l’accent sur l’interdépendance et la complémentarité fonctionnelle des espaces.

3.Vers des typologies territoriales plus représentatives de la structure socio-spatiale du territoire à Kara

Etudier la structure socio-spatiale des villes de l’intérieur dans le contexte actuel des mutations économiques et des changements techniques et sociétaux est un exercice complexe, compte tenu de la quantité des données à mobiliser et des traitements statistiques et graphiques à opérer. Dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, ces préoccupations ne sont pas encore inscrites à l’ordre du jour de l’agenda des instituts d’études statistiques. En l’absence de statistiques fiables, on peut se reporter à des sondages sur des échantillons représentatifs des populations réparties dans divers secteurs d’activités.

A partir des études de cas réalisées dans la ville de Kara, il est tout à fait possible de déterminer les niveaux d’articulation et d’interaction entre les localités situées dans le périmètre de l’étude. La démarche revient dans un premier temps à agréger les données issues d’enquêtes des différents sous-systèmes de mobilités étudiés : sous-système des mobilités quotidiennes ; sous- système des mobilités de serv//i4ices ; sous-système des mobilités pour la consommation. Ensuite, dans un second temps, est calculé un indice de proximité (IL) pour déterminer l’intensité des liens (fort, moyen, faible) entre la ville de Kara et chaque localité prise individuellement. Il s’agit en fait d’une approximation puisque l’intensité des liens va dépendre de facteurs tels que la fréquence des flux (personnes, activités, capitaux) (Fc), le degré de spécialisation ou de réciprocité (Dr) et une constante relationnelle (K) calculée en fonction de l’échelle spatiale5. On pourra alors déduire que les pôles sont proches ou distants. Dans l’exemple-ci, nous avons seulement considéré la fréquence des flux quotidiens6. Cette démarche limite particulièrement la portée de l’analyse spatiale. L’objectif recherché cependant est de déterminer, à partir de l’analyse empirique, les tendances majeures d’évolution spatiale qui doivent aider à la mise à jour de comportements spatiaux et à l’élaboration d’hypothèses territoriales. Il s’agit de sortir de la tradition des monographies descriptives qui dominent le champ de la recherche urbaine pour établir des théories de compréhension des phénomènes spatiaux. En s’appuyant sur notre grille d’analyse (Tableau 1), trois scénarios peuvent être ainsi envisagés à partir des résultats de la Figure 1.

5 IL = Fc * Dr * K (inspiré des travaux de M. Granovetter, 1982)

6 Nous avons construit une échelle de proximité pour déterminer la capacité d’une localité à constituer un pôle secondaire pour la ville de Kara à partir de la densité des flux journaliers : Fort (IL > 100) ; Moyen (IL > 50 et Ep

< 100) ; Faible (IL < 50)

Figure 1. Orientations journalières des systèmes de mobilités observées à partir de la ville de Kara

Le scénario tendanciel, de type 2, illustre le contexte territorial actuel représenté par la figure I. Il correspond au monocentrisme polynucléaire. Cette figure territoriale associe le développement de pôles d’activités secondaires (industries, services) à la présence d’un centre directionnel où est concentré les pouvoirs de décisions (administration, affaires, services). En effet, les localités de Lama, Pya, Lassa, Bohou et Awandjélo font déjà office de pôles de services et d’activités secondaires pour les populations de Kara. On peut citer l’existence d’unités industrielles à proximité de Bohou et à Awandjélo, la présence d’un site universitaire à Pya, la concentration de divers services et équipements socio-collectifs à Lassa et dans les localités de Lama. Cette situation peut être expliquée par la politique conduite au début des années 1980 visant à faire de Kara le second pôle du territoire national. Le renforcement et le prolongement du contexte actuel conduirait inévitablement à un scénario antagoniste, illustré par le type 4. Ce scénario traduit un polycentrisme séparé à l’échelle de la région urbaine. Il s’expliquerait par le refus de coopération et de construction de projets communs de territoire à l’échelle de la région urbaine. Les oppositions politiques marquées à Bafilo et à Niamtougou, la résurgence des problèmes ethniques et fonciers, la volonté de concentrer les projets à Kara au dépend des autres villes peut justifier cette figure territoriale à moyen terme. Enfin, une évolution souhaitable est celle qui conduirait à l’émergence d’une région urbaine, faisant des villes de Bafilo et Niamtougou, des pôles d’équilibre de l’agglomération de Kara. Ce scénario réaliste correspond au type 5. Il vise à développer des complémentarités et de synergies entre les pôles de la région urbaine par le partage de moyens et la coordination des actions pour bâtir un réseau de villes autour de projets communs. Ainsi, dans le cas de Kara, plusieurs évolutions se dessinent selon le comportement des populations et l’organisation spatiale des activités. Il appartient à l’opérateur public de l’aménagement urbain d’élaborer une stratégie permettant de conduire le territoire vers de meilleurs horizons.

Au total, le développement spatial à Kara s’éloigne des schémas classiques d’urbanisation continu souvent mobilisés pour qualifier les mécanismes de la périurbanisation dans les villes de l’intérieur. On est en face de spatialités éclatées et des territorialités réticulaires qui dessinent des tendances d’évolution plus complexes.

Conclusion

Les schémas classiques de localisation spatiale mobilisés dès les années 1950 dans la recherche urbaine en Afrique subsaharienne (Y. Marguerat, 1982, p. 20 ; ACA, 1984, p. 26 ; P. Vennetier, 1990, p. 65), ne rendent plus compte de la structure socio-spatiale des villes de l’intérieur et des dimensions prises par l’organisation des activités. Les études de cas réalisées sur les pratiques habitantes (vie quotidienne, services, consommation) dans la ville de Kara ont permis de mettre en évidence deux limites à ces théories.

Dans un premier sens, on note que les logiques de localisation des activités et l’organisation quotidienne des modes de vie se libèrent plus ou moins de la contrainte spatiale imposée par les différents plans d’urbanisation pour privilégier des logiques multi-ancrages intégrant aussi bien les territoires urbains que ruraux dans de nouvelles formes d’articulation et d’apprentissage. Ces évolutions bousculent les typologies fondées sur la division spatiale du travail et l’opposition entre les villes et les campagnes. Dans un second sens, les enjeux de la vie quotidienne s’étendent désormais au-delà de la ville. Cela montre qu’une part importante des pratiques citadines n’est plus circonscrite au périmètre du bâti et à son environnement immédiat. Les populations reproduisent dans l’espace un mode de vie polycentrique. L’étalement urbain devraient encore augmenter le besoin de se déplacer et renforcer le recours à des pôles périphériques. Ces évolutions interrogent le rôle des villes de l’intérieur à constituer des centralités pour les petites villes et les campagnes dans le maillage des grands services publics que sont l’enseignement supérieur, la santé et les infrastructures. La croissance démographique soutenue et l’explosion des mobilités montrent qu’il faudrait réorganiser ces services, non plus au niveau de la ville, mais à l’échelle de l’aire ou de la région urbaine.

Prendre en compte ces nouveaux éléments dans l’analyse territoriale implique de redéfinir les échelles de l’urbain et de raisonner, non plus en termes d’analyse centre-périphérie, mais en termes de proximité ou de densité des relations. Ces constats doivent conduire à la mise à jour de concepts et à l’élaboration de nouvelles hypothèses de développement spatial propre à ces territoires. Il s’agit pour l’action publique de prendre en compte ces nouvelles échelles de l’urbain dans la définition de ses objectifs et de renouveler les instruments d’intervention sur les villes et les espaces ruraux.

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Auteur(s)


1Docteur en aménagement de l’espace et urbanisme,Université de Kara (Togo),hegra.kataka@univ-tours.fr

2Maître de Conférences,Université de Kara (Togo),guezereassogba@gmail.com

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