

Les taxis artisanaux : de la gouvernance syndicale au remodelage spatial à Abidjan
1Marie Richard Zouhoula Bi
Résumé :
A Abidjan, la gouvernance des transports publics, éclatée entre plusieurs intervenants, fait face, dans le secteur des taxis artisanaux, à la gouvernance syndicale, légitimée par lémission dautorisation de transport et la perception de taxes liées. Cette gouvernance articule sa stratégie autour des gares routières. Dans un contexte ivoirien où la prédation des ressources financières est encore prégnante, un tel dédoublement exacerbe les conflits dans le secteur, les acteurs manuvrant pour léviction de la concurrence. Même si des réformes sont en cours, la logique susmentionnée provoque la neutralisation de la gouvernance officielle, pousse à la résilience des exploitants et accentue le remodelage spatial dans la ville. A travers une démarche descriptive et analytique, cet article, basé sur des enquêtes qualitatives réalisées dans le cadre de nos recherches sur "les transports et les pratiques de transport en Côte dIvoire", montre que labsence de mise à jour de la planification du transport public a rendu inopérante les mécanismes de la gouvernance du secteur. Les taxis artisanaux profitent de ce handicap pour simposer, contribuant à lintégration spatiale des périphéries dans la ville à partir de gares routières.
Entrées d'index
Mots-clés : Abidjan, collectivité territoriales, gouvernance, taxi artisanal, syndicat, gare routière.
Keywords:
INTRODUCTION
Officiellement interdits, le regain dactivité des taxis artisanaux exacerbe les conflits dans la gouvernance du transport public dAbidjan. Les conflits opposent les collectivités territoriales (le District et les communes) à lex-Agetu. La gestion des titres de transport générée par les taxis artisanaux en est la principale cause, chacun des acteurs manuvrant pour les capter à son seul profit. Ainsi, les réformes portées par lex-Agetu sont combattus aux motifs du statut de lagence et de son caractère budgétivore. Finalement, lintérêt pour le secteur ne réside pas dans lorganisation de lactivité mais dans la captation des ressources financières générées.
Dans lagglomération ivoirienne, la prolongation de la crise économique, en provoquant la rareté de lemploi salarié, promeut la débrouille existentielle (Couret, 1997). Le transport artisanal devient alors une activité-refuge et une source de revenus financiers des mairies. Interdits depuis larrêté de 1977, ce transport échoit aux mains des syndicats du secteur dont la gouvernance est plus proche de la logique pécuniaire et rédistributive que de celle au sens propre du terme. Ils bénéficient de complicités auprès des collectivités locales et dans les ministères, les tenants de la gouvernance légale sagrippant à lespérance de la réaffirmation de lautorité de lEtat pour la résorption de la situation. Or, la fragilité du contexte post-crise réduit les marges de manuvre de lEtat malgré les incessants appels des taxis-compteurs à la stricte application des textes régissant le secteur.
Par ailleurs, comme partout dans les villes dAfrique subsaharienne (Stren, 1993), le remodelage spatial est plus le fait des populations en quête dintégration dans la ville que de la planification publique. A Abidjan, il est la conséquence des nouveaux quartiers insuffisamment reliés au reste de la ville ; ce qui amplifie la demande en transport à laquelle les artisanaux, bien plus que les transports conventionnés, apportent des réponses (Lombard et Zouhoula Bi, 2008). Les accotements de voirie, à usage de gares routières, sont transformés en zones de transit urbain, contribuant au remodelage spatial de la ville. Quelle est lorigine du problème dans la gouvernance officielle ? Comment la gouvernance syndicale sest-elle imposée aux taxis artisanaux ? Quel en est limpact spatial ? Lobjectif de cet article est didentifier les facteurs démergence dune gouvernance autre que celle officielle dans un secteur pourtant très réglementé et den connaître limpact spatial.
La gouvernance du transport public des villes en développement, surtout dAbidjan a suscité lintérêt de nombreux auteurs dont Meité (2014), Zouhoula Bi (2010 et 2012), Lombard et Zouhoula Bi (2008), Aloko et Aka (1996), etc. Leurs écrits ont plus abordé les causes et les conséquences du dysfonctionnement observé dans la régulation du secteur que la question de limpact spatial du transport artisanal. Ainsi, outre lexploitation du Schéma Directeur dUrbanisme du Grand Abidjan (SDUGA) et de documents administratifs de lex-Agence des Transports Urbains (Agetu), cet article sest appuyé sur des entretiens ouverts menés auprès des responsables de lex-Agetu, de collectivités territoriales (District dAbidjan et mairies), de syndicats (transporteurs et chauffeurs) et dexploitants. Il sest agi lors des échanges de connaître et danalyser la position de chaque acteur sur la gouvernance syndicale du secteur. Dans un premier temps, il est question de décrire les causes de latonie de la gouvernance officielle. Dans un deuxième point, il sagira didentifier les facteurs de mise en place de la gouvernance syndicale. Enfin, dans un troisième temps, ce sera limpact spatial du dédoublement de la gouvernance, en insistant sur leurs effets sur le remodelage spatial dans la ville.
La gestion des droits dautorisation des taxis : le principal facteur datonie de la gouvernance officielle
La ville dAbidjan compte deux types de collectivité : le District dAbidjan et les mairies dagglomération. Le District a le rôle de coordination des activités des communes. En matière de transport public, le District a la gestion des lignes intercommunales et du stationnement, les mairies, celle des lignes communales. Lex-Agetu, créée pour fédérer ces prérogatives, se retrouve être lobjet de la fronde des collectivités. Ces dernières lui reprochent de capter indument les ressources du secteur (Méité, 2014). Aussi, manuvrent-elles avec les syndicats pour se rendre incontournables face à lex-Agetu.
Lélargissement de la gouvernance sans réforme dans le secteur des transports publics : le point dachoppement
La ville dAbidjan compte deux types de collectivité : le District dAbidjan et les mairies dagglomération. Le District a le rôle de coordination des activités des communes. En matière de transport public, le District a la gestion des lignes intercommunales et du stationnement, les mairies, celle des lignes communales. Lex-Agetu, créée pour fédérer ces prérogatives, se retrouve être lobjet de la fronde des collectivités. Ces dernières lui reprochent de capter indument les ressources du secteur (Méité, 2014). Aussi, manuvrent-elles avec les syndicats pour se rendre incontournables face à lex-Agetu.
Lélargissement de la gouvernance sans réforme dans le secteur des transports publics : le point dachoppement
A lavènement de la Sotra et du taxi-compteur en 1961, le taxi artisanal était appelé à disparaître des dessertes urbaines. La taille du réseau de bus et linaccessibilité du taxi-compteur à une frange importante des usagers poussent les autorités de la ville dAbidjan à maintenir larrêté du 7 avril 1961 (article 9) (Akou, 1988), formulé comme suit : « par dérogation aux dispositions de larticle 1er du présent arrêté, est autorisé jusquà nouvel ordre, la circulation des voitures de plaque ou autres moyens de transport, titulaires dune plaque de circulation sur les itinéraires non encore desservis par la Sotra ». Cet article crée les conditions de linstallation dans la durée des activités du taxi artisanal. Relégué aux marges de la ville, il bénéficie de lautorisation transport de la sous-préfecture de Bingerville et connaît une première expansion dans les quartiers dAbobo et de Yopougon (Akou, 1988).
Face à la spécificité des dessertes interstitielles des quartiers au sud de la ville, la loi n°80-1180 du 17 octobre 1980 intègre la ville dAbidjan et les communes dagglomération dans la gouvernance. Alors que le monopole de la Sotra nest pas rediscuté à laune de cet élargissement, la loi octroie à la Ville les prérogatives sur « la délivrance des autorisations, l'approbation des tarifs, la perception des redevances relatives à l'exploitation des transports publics ne dépassant pas les limites de la ville » et « des autorisations de stationnement sur la voie publique et urbaine ». Quant aux communes, il y ait stipulé que « le maire a la police des routes à l'intérieur du périmètre communal dans les limites des règlements en matière de circulation routière » et « quil peut, contre paiement de droit fixés par le Conseil Municipal, délivrer le permis de stationnement » (in loi n°95-6080 du 03-08-95).
Lélargissement de la gouvernance seffectue sans une réforme préalable de la gouvernance des transports publics. Il induit seulement le principe hiérarchique en tenant compte de lassise territoriale pour la délivrance des autorisations de transport. La lecture subjective de lalinéa relatif aux communes dagglomération pousse les taxis artisanaux à développer une stratégie dexpansion basée sur lappétit pécuniaire des mairies, le laxisme du contrôle régalien et le confinement de la régulation de lex-Agetu aux seuls taxis-compteurs. La commission paritaire de délivrance des autorisations de transport devient alors inopérante.
LAgetu, créée en 2002, est rapidement confrontée à lhostilité dune gouvernance, éclatée et rétive au dépouillement de ses prérogatives. Lalibi du parallélisme des normes avancé par les collectivités locales pour sopposer à lagence ne tient pas devant la cristallisation sur la perception des ressources générées.
La captation des droits dautorisation transport : le cur du problème
La commission paritaire démission des titres de transport est apparue dès le lancement de la politique de décentralisation. Cest une structure ministérielle composée des représentants du ministère des transports, de la ville dAbidjan, des communes dagglomération, des assureurs, du patronat et des organisations professionnelles. Elle fondait sa décision après la production par lexploitant de pièces justificatives de lidentité du transporteur et de létat du véhicule (certificat de visite technique). Après cette première étape de vérification, le transporteur est alors invité à payer lautorisation dexploitation au coût de 5000 FCFA auprès de la Ville, de la carte de stationnement mensuelle à 1000 FCFA aux communes, de lassurance (100 000 FCFA pour les taxis-compteurs et 300 000 FCFA pour les minibus) et de la patente annuelle à 67 740 FCFA pour les taxis-compteurs et à 94 100 F.CFA pour les minibus. Le taxi artisanal, officialisé en 1978 pour répondre aux besoins de déplacement de proximité à Koumassi, Marcory et Port-Bouët, est alors marginal dans loffre urbaine. Géré exclusivement par la ville dAbidjan, il était exclu des bénéficiaires de lautorisation de transport
Le prolongement de la crise économique, apparue au début de la décennie 80, en impliquant les collectivités dans la mobilisation de lépargne locale pousse les maires à émettre des titres de transport à linsu de la commission paritaire. Le taxi artisanal, alors confiné dans les quartiers Sud, sétend aux autres parties de la ville. La mairie de Cocody est la première collectivité territoriale qui, en 1990, prend linitiative de lémission des titres de transport (Aloko et Aka, 1996). Les documents relatifs à lémission se composent de lautorisation de la ville dAbidjan, de lantenne et du numéro didentification, du droit dentrée dans la ligne villageoise (40 000 FCFA), dans celle de la ligne communale (70 000 FCFA) et dans celle de la ligne intercommunale (60 000 FCFA). A la création de lAgetu en 2000, il est décidé de lharmonisation des coûts dans le secteur, indifféremment du type de taxi. Ainsi, la taxe dinscription est à 300 000 FCFA et la redevance dautorisation, entre 20 000 et 200 000 FCFA selon la taille la commune et la capacité du véhicule. Dans le contexte de la décennie 2000 où elle était confrontée à la fronde des collectivités territoriales au sujet de son statut et des textes du secteur, les maires avancent la différence du coût des prestations pour sattirer les faveurs des professionnels. Poursuivant plus une logique pécuniaire quorganisationnelle, ces derniers se rangent derrière le moins-disant des deux structures.
La posture ainsi adoptée incite les mairies à pousser les syndicats à sapproprier le cahier de charges du transport communal. Le but de cet arrangement est plus dévincer la concurrence que dorganiser le transport communal dont elles nont ni la décision politique, ni les ressources financières. Si, finalement, les objectifs de lentente sont lassainissement des gares routières, le respect de la réglementation communale, le contrôle de la visite technique et la responsabilisation des organisations professionnelles de transport communal, ils sapparentent un blanc-seing aux syndicats pour détourner les taxis artisanaux de lAgetu, garantissant aux régies municipales le paiement régulier de taxes sur le transport.
La gouvernance syndicale : une affaire de collecte des ressources financières du secteur
La gouvernance syndicale pourrait se définir comme le processus de contrôle des gares routières des taxis artisanaux, de vente de lignes de desserte, de perception de diverses taxes sur lactivité et de vente de billets à leffigie des syndicats. Elle est le résultat des ententes entre les syndicats pour circonscrire les violents récurrentes dans le secteur. Portée uniquement sur le contrôle de lactivité à lexception de ladhésion, elle requiert une présence dissuasive dagents dans les gares afin dassurer la collecte des ressources susmentionnées (Zouhoula, 2010).
Lentrée dans la ligne des taxis artisanaux
A Abidjan, la gestion de lentrée dans la ligne est au cur de la gouvernance des syndicats des taxis artisanaux. LAgence des transports urbains (Agetu) a détenu la prérogative, disputée par les collectivités locales, jusquen 2014, date de sa dissolution. Une liste de normes comprenant la limite dâge (- de 7 ans) a été édictée pour la mise en ligne des véhicules. Face à ce qui sest apparenté à un facteur limitant pour lactivité, les syndicats se sont adossés aux mairies pour déterminer des règles de mise en ligne. « Lautorisation syndicale étant valable pour la durée de vie du véhicule » (Propos dun syndicaliste travaillant pour le compte du SNTRCI à la gare de Corridor, Riviera 3 à Cocody), ils demandent aux exploitants la possession de la carte grise, de la vignette automobile, de lassurance, du certificat de visite technique, de la patente et la carte de stationnement des communes. La mise en conformité selon les syndicats, copie fidèle de celle des mairies, est prétexte avancé pour couvrir la logique de captation financière, très prégnante dans le secteur. En effet, le secteur des taxis artisanaux se compose dune pléthore de syndicats, obligés de sentendre pour fixer le prix de la ligne. Le prix, obtenu à partir de lobservation de laffluence des usagers sur les lignes dans les gares routières, consacre lintérêt pécuniaire des syndicats car « dès que tu as payé la ligne, tu peux rouler en attendant davoir largent pour avoir tous tes papiers » (Propos dun chauffeur rencontré lors de nos enquêtes). Dans le périmètre de la commune, le prix oscille entre 35 000 et 70 000 F.CFA. Au niveau intercommunal, il est compris entre 50 000 et 80 000 FCFA, en tenant compte du nombre de communes traversées. Lentrée dans la ligne nexonère pas les exploitants du paiement du droit dentretien de la ligne.
En 2000, dans la période où la Côte dIvoire est dirigée par un régime militaire, le décret de création de lAgetu est pris. Pour asseoir lautorité de lagence, les militaires lancent la traque de tous les véhicules de transport, surtout les taxis artisanaux ne possédant pas de documents administratifs et ne respectant pas les normes techniques. Ils multiplient les descentes musclées dans les gares routières, engendrant la terreur chez les exploitants. Face aux risques de disparition de lactivité, les syndicats instaurent la taxe dentretien de la ligne. Le but de la taxe dentretien est double : faire des syndicats les auxiliaires de ladministration publique dans le contrôle des documents afférentes à lactivité et prémunir le secteur des excès du contrôle militaire ou de le rendre condescendant. Dans le milieu, la taxe est désignée sous le terme de « ration » (mot de largot des transporteurs signifiant la part). Cest la part du "prince", versée aux militaires, à la police et à la gendarmerie. Dun montant de 200 FCFA/jour, elle est encaissée sur chaque véhicule au départ de chacune des gares routières recensées dans la ville. Après le changement de régime, la taxe dentretien devient la taxe de sécurité. Outre les objectifs ayant présidé à son instauration, elle sert à entretenir les agents en activité dans les gares et la complicité de responsables politiques et administratifs.
Le lancement en 2010, sous la supervision de lEtat-major des armées de Côte dIvoire, de lopération "Fluidité routière et lutte contre le racket des hommes en tenue", met officiellement un terme à la perception de la taxe. Les syndicats, pour se préserver la condescendance du contrôle public, continuent de lencaisser auprès des exploitants. Dans le secteur, les véhicules en activité ont majoritairement dépassé la limite dâge requise pour le transport de voyageurs. Le maintien de la taxe obéit donc à la logique dentretien du racket des agents de la force publique, lapplication de la réglementation signifiant la fin des taxis artisanaux.
La gare routière au cur de la gouvernance syndicale
Les gares routières sont les lieux dimplémentation de la gouvernance syndicale. Faisant office dinfrastructures du réseau des transports artisanaux, elles sont des accotements de voiries jouxtant un équipement du réseau de la Sotra ou un axe de routier majeur (Lombard et Zouhoula Bi, 2008). Créée à lorigine pour le rabattement des passagers vers les taxis en attente de chargement, elles justifient la violence dans le secteur car lenjeu de contrôle des ressources générées explique les rivalités. Les contrôles se présentent sous deux formes : le contrôle dexploitation et le contrôle de gestion.
Le contrôle dexploitation de lactivité
Le contrôle dexploitation porte sur le déroulement de lactivité de chargement, précisément sur la capacité du véhicule, la vente du billet à leffigie des syndicats, la perception de la taxe de chargement et de limpôt de solidarité pour les vieux chauffeurs.
La vente de billet des syndicats est quotidienne et matérialise ladhésion du propriétaire et de lexploitant du véhicule à un syndicat de transporteurs et un syndicat de chauffeurs en activité sur une gare. « Lachat du billet permet au chauffeur dexercer sur la ligne » (Propos dun syndicaliste ). La vente de ce document est facilitée par lalignement des véhicules au départ dans les gares. La formule, un syndicat-un adhérent-un billet, est délaissée au profit du paquet unique. Dans la première formule imposée par les syndicats de transporteurs, le billet de 100 FCFA/jour est vendu à 200 FCFA : 100 FCFA pour les caisses syndicales et 100 FCFA pour le vendeur et son responsable hiérarchique. Face à la fronde des syndicats de chauffeurs les accusant de surtaxer lactivité, une entente entre les deux corporations instaure le paquet unique. Cest un forfait dans lequel le nombre disparaît au profit du pool syndical. Il revient à 700 FCFA/jour à lexploitant. Il comprend un billet du syndicat de transporteurs (250 FCFA), un billet du pool de syndicat de transporteurs (250 FCFA) et un billet du syndicat de chauffeurs (200 FCFA).
Concernant la taxe de chargement, elle correspond aux droits du propriétaire de lactivité. Daprès un responsable syndical, « cest la part du syndicat sur les taxis artisanaux qui chargent à la gare ». Les syndicats de transporteurs prétextent de lorganisation de la gare routière pour la prélever sur les exploitants. Sur les lignes communales, elle est comprise entre 200 et 300 FCFA et, sur les lignes intercommunales, la taxe est indexée sur le prix du voyage, généralement entre 500 et 900 FCFA. Objet de convoitises, elle engendre souvent des conflits. Un syndicaliste enquêté décrit la violence en ces termes : « à lépoque, on est venu trouver quelquun qui encaissait sur une gare. Dès que ceux qui étaient avec lui nous ont vus, ils se sont enfuis. On lui a dit de nous remettre tout largent quil a encaissé. Largent était dans sa poche. On na pas cherché à comprendre. On a pris la machette ; on a coupé la poche et son doigt avec parce que sa main tenait fermement sa poche et il refusait de nous remettre largent encaissée. Tranquillement, on a coupé ! On sen fout. Cest la violence, cest la force qui simpose. Sil a peur, il va céder tranquillement et il va chez lui ». La taxe de chargement permet également aux syndicats de « rémunérer les éléments pour le travail quils font ».
La taxe solidarité est une caisse sociale imposée aux exploitants. Gérée par les syndicats de chauffeurs, les sommes encaissées sont destinées aux vieux chauffeurs, devenus inaptes pour le métier. Ces derniers sont à lorigine de la taxe quils faisaient collecter par les jeunes sans emploi dans les gares. Actuellement, elle sert également de caisse dentraide et de soutien aux exploitants en activité mais rencontrant des problèmes (arrêts accidents, maladies, tracasseries policières etc.). La taxe de solidarité est dun montant de 200 F.CFA/chauffeur/jour. Pour en bénéficier, les exploitants paient un droit dadhésion unique et définitif de 500 F.CFA.
Le contrôle de lactivité sur la ligne
Le contrôle de lactivité sur la ligne comprend lamende et la coercition syndicale. Il permet aux syndicats de matérialiser leur emprise sur le secteur des taxis artisanaux.
Lamande syndicale est liée à la convention de transport communal. Produit dun arrangement entre la municipalité et les syndicats, elle sanctionne le défaut de documents administratifs du véhicule en activité dans le périmètre communal. Lamande est fixée après le contrôle de lactivité sur la ligne. Théoriquement une des prérogatives des municipalités, le contrôle de lactivité par les syndicats consacre la mainmise des organisations professionnelles sur le secteur. En effet, le document de convention de transport communal est plus un manuel de bons procédés quun texte officiel régissant le secteur dactivité. Latteinte des objectifs pécuniaires des contractants les pousse à manuvrer afin dobtenir la satisfaction réciproque. Si celui des maires est de réduire les risques de déperdition des recettes, celui des syndicats est de garantir lexclusion de lAgetu en incitant les exploitants à se conformer aux textes communaux. De fait, lamande devient alors pour la gouvernance syndicale ce que le prix de lenlèvement après une mise en fourrière est pour la gouvernance officielle. Les élus locaux sen servent comme prétexte pour faire appliquer sans frais les résolutions de la commission de régulation, les conditions de mise en ligne, le respect de la tarification etc. Finalement, cette sanction fait de la gouvernance syndicale lappendice de laction municipale, surtout dans la politique communale de transport. Dans la pratique, « une équipe de contrôle mixte (transporteurs et exploitants) sanctionne tout véhicule ou exploitants contrevenant aux prescriptions de la présente convention ». Ces contrôleurs, surnommés « les radars, sont des personnes qui sont positionnés à des endroits stratégiques où les chauffeurs nont pas le droit de prendre de clients. Les exploitants nont pas le droit de charger ailleurs quà la gare. Mais certains se permettent de le faire et échappent ainsi à lorganisation de la gare. Les radars se mettent donc aux endroits où les exploitants sont susceptibles de doubler les syndicats en chargeant librement, et ils notent les plaques dimmatriculation des véhicules. Quand le véhicule en faute revient à la gare, il a une amende à payer au chef de gare ». « Les contrevenants écopent dun avertissement, dune suspension dans lactivité ou dune immobilisation jusquà larrivée du propriétaire assortie dune amande forfaitaire ». Le volet pécuniaire de lamande est supporté par « le chauffeur si la faute lui incombe et par le propriétaire si la faute est constatée sur le véhicule » (in Convention du Transport à Cocody). Le coût de lamande équivaut au prix du billet syndical majoré de 2000 FCFA si la faute revient à lexploitant ; de 10 000 FCFA si la voiture est immobilisée pour faute lourde (défaut de la patente, de la carte de stationnement communale, transgression des arrêtés municipaux, refus de lalignement, etc.) et de 2000 FCFA en cas de suspension dans lactivité (stationnement interdit, tarification, etc.).
La gare routière : facteur de remodelage spatial à Abidjan
Espace daccotement de voirie à usage des taxis artisanaux, la gare routière est devenue par laffluence des usagers et linstallation de commerces le cadre de travail de nombreux citadins, acquérant ainsi un pouvoir structurant.
La gare routière, facteur dautonomisation des quartiers
A Abidjan, les quartiers périphéries apparaissent enclavés car ils sont faiblement dotés en voiries carrossables et oubliés des transports conventionnés. Pour satisfaire les besoins en transport, les taxis artisanaux créent des liaisons en direction du reste de la ville, surtout des quartiers abritant les emplois, les services, etc. En effet, pendant longtemps, la concentration des emplois et des commerces dans les quartiers centraux (SDUGA, 2015) et le monopole des dessertes à la Sotra et aux taxis-compteurs ont fondé lenclavement. Léclatement des offres de transport au début de la décennie 90 et le désordre apparu à la faveur de la guerre civile ivoirienne changent la donne.
Dans la capitale économique ivoirienne, la planification, en renforçant les localisations économiques au sud et résidentielles au nord, accentue les discontinuités spatiales (Dubresson, 1983). Face au transport conventionné dont le tracé du réseau se confond avec les aspérités du relief, les transports artisanaux, dopés par les sollicitations des activités informelles, multiplient les lignes au gré des destinations demandées. Progressivement, ils permettent aux quartiers périphériques dacquérir une autonomie vis-à-vis des centres.
Au-delà dêtre un facteur dautonomisation des quartiers périphériques, la gare routière est aussi perçue comme une source de revenus financiers. Elle engendre des corrélations entre les transports, les habitations et léconomie locale. Zones denjeux et de confrontation de plusieurs intérêts, elle est au cur des processus de singularisation des quartiers périphériques. Positionnés à linterface entre les résidences et les activités, la gare routière est utilisée par les élus locaux dAbidjan pour contrer lex-Agetu (Agetu, 2007), apparentée à une structure captant illégitimement des ressources municipales (droits dentrée et dexercice de lactivité).
La gare routière, facteur de différenciation spatiale
A Abidjan, les lignes des taxis artisanaux participent à la différenciation des espaces urbains. Le tracé de la ligne organise les quartiers desservis en zones dactivités, aux formes différentes, séparées les unes des autres par des distances de plus en plus réduites. Ils rapprochent les populations des biens de consommation courante, ce que les transports conventionnés peinent encore à faire. Cette mutation des habitudes naffecte pas de façon identique tous les quartiers. Ainsi, certains espaces, naguère des pôles attractifs, perdent de leur emprise. Les faiblesses des transports conventionnés et la multiplication des gares routières sont des facteurs explicatifs de cette situation. Dautres espaces, par contre, connaissent un essor brusque consécutivement à la croissance des activités dans ces lieux. Trois (3) exemples permettent dillustrer ce processus de différenciation spatial.
A Abobo, la gare, face à la mairie de cette commune, capte maintenant lessentielle des activités marchandes (marché Gouro, gares interurbaines, etc.) de cette localité à la différence de la gare de la Sotra (PK 18) alors quun marché « Gouro » est pourtant installé dans le voisinage. A Port-Bouët, une gare de taxis artisanaux est située dans le voisinage du foyer des jeunes. Alors quon observe dans ce même voisinage le terminus de bus de la Sotra (bus n°18), la gare exerce une forte emprise spatiale sur le voisinage, amplifiée par le grand marché dont les ramifications arrivent jusque devant les habitations A Yopougon, outre le carrefour Siporex, il y a la gare « Lavage ». Ce site, même faisant lobjet dune procédure de déguerpissement, dope les activités de la station de lavage automobile éponyme et suscite linstallation de kiosques à café, de vulcanisateurs, de restaurateurs (etc.) sur le pourtour.
De façon générale, les gares offrent des prestations souples, facilement accessibles aux exploitants et aux usagers. Les produits alimentaires, les tabliers et les produits vestimentaires composent lessentiel de loffre. Ces articles transforment ces endroits en de véritables cadres de vie et de travail qui jouent le rôle de capteur de la clientèle pour les transports. Ainsi, les gares, perçues comme des hubs, produisent des ressources financières que la précarité de leur site dimplantation est loin de laisser entrevoir. Les nombreuses escales de taxis artisanaux, rapidement transformées en infrastructures de réseau, attestent de limportance des gares, désormais des espaces de sociabilité. La récupération de la régulation de ces transports par les syndicats, en substitution des instances officielles, accélère la multiplication de ces infrastructures, hélas sur des espaces publics ou sur des voiries aux accès dorénavant conditionnés. Faute dun déguerpissement suivi dune interdiction administrative, les gares prospèrent dans les grandes artères routières dAbidjan, contribuant ainsi à une redistribution des fonctions spatiales de la ville.
La gare routière, facteur de redéfinition des rapports Centre-Périphérie
Les quartiers périphériques dAbidjan sortent (enfin) de la fonction dortoir que les résultats mitigés du rééquilibrage de larmature urbaine semblaient ly maintenir. La mutation, à lactif des taxis artisanaux, si elle affecte la tranquillité, ne contribue pas moins à leur adjoindre les fonctions économiques, administratives, socio-éducatives et ludiques, naguère lapanage des trois quartiers-centres (Adjamé, Plateau et Treichville) de la ville. Ce constat explique laccentuation de lattractivité de ces territoires, désormais perçus comme des espaces intégrés dans lesquels les avantages de la proximité concurrencent ceux des centres. Certes, létude manque dune investigation quantitative et qualitative à ce niveau mais on peut avancer lhypothèse que les taxis artisanaux contribuent de façon notable à un rééquilibrage de larmature urbaine. En effet, lorientation des flux, déterminée antérieurement par une direction Nord-Sud, est spatialement devenue diffuse même si les centres gardent encore une grande attractivité.
La prolifération des gares routières, conséquence de lexpansion des taxis artisanaux, renforce la diffusion multipolaire des déplacements, contribuant ainsi à la redéfinition des rapports centre-périphérie à Abidjan. En effet, dans la ville, les promotions immobilières se développent de plus en plus loin des centres, interrogeant sur laccès aux lieux utiles de la cité (emplois, marchés, banques, téléphonies, loisirs, meetings, etc.). Les gares routières des taxis artisanaux, bien plus que les infrastructures du réseau des transports conventionnés, servent alors de points de départ de liaisons entre les quartiers périphériques et les services, sinscrivant implicitement dans les politiques de rapprochement de la clientèle desdites entités. Elles sortent les déplacements du déterminisme ancien (Nord-Sud) au profit de ceux de proximité (sur de courtes distances), surtout que les coûts pratiqués par les taxis artisanaux sont réputés modulables en fonction de la capacité de négociation des usagers (Zouhoula Bi, 2012). Dans un contexte national post-crise de paupérisation où lemploi salarié est rare, les commerces de détail, systématiquement imposées et installées dans le voisinage, en violation des règles daffectation des sols, recourent aux transports artisanaux plus quà dautres pour connaître une expansion. Ici, les transports nont plus besoin dêtre organisés en réseau. Ils ont juste besoin de deux points à connecter pour remplir leur rôle.
La mutation fonctionnelle des quartiers périphériques sopère seulement en partie. Impulsée par laccroissement démographique et par létalement spatial, elle porte également sur une expansion spatiale de léconomique informelle. Cette croissance transforme les gares routières en cadres de vie et de travail qui diffusent les déplacements des usagers dans toutes les directions. Or, les quartiers centraux gardent toujours des localisations stratégiques, créatrices de déplacements : la porte de sortie maritime (port) de la Côte dIvoire, le cur du pouvoir politique et administratif, les plus grandes unités économiques du pays, les principaux sièges des unités de service (etc.). Cette forte concentration perpétue la centralisation des axes de circulation, la configuration en entonnoir des déplacements et celui radial de la Sotra. En réalité, les centres gardent leurs attraits, maintenant encore les périphéries dans la fonction dortoir et suscitant des liaisons intercommunales directes de la part des taxis artisanaux. Ces lignes, malgré la réprobation engendrée chez les taxis compteurs et leur traque subséquente, sans remettre en cause le remodelage spatial en cours dans les quartiers périphéries, montrent le pouvoir des quartiers centraux, mal desservis par la Sotra. A linstar de la compagnie parapublique, le rôle des taxis artisanaux dans la préservation de la hiérarchie urbaine à Abidjan est évident. En plus de convoyer des flux dusagers vers les voiries centrales où la connexion intertype est ouverte, ils relient directement les quartiers périphéries aux quartiers centraux.
CONCLUSION
Lattrait des collectivités territoriales pour les ressources générées par les taxis artisanaux favorise linstauration de la gouvernance syndicale. Le prolongement de la crise dans loffre de transport public rend les taxis artisanaux incontournables, exigeant seulement leur intégration dans loffre globale de la ville. Ainsi, sassociant aux élus locaux contre lex-Agetu, ils matérialisent la fronde contre lex-Agetu par leur refus de se conformer aux normes de lagence. Latonie de lagence, symbole de léchec des réformes dans le transport public, laisse le champ libre aux syndicats dont la gouvernance demande, en contrepartie du soutien, la ponction financière des professionnels du secteur.
Les taxes sectorielles portées par les syndicats permettent certes aux transports artisanaux de se maintenir dans les dessertes urbaines mais elles alimentent les caisses pour lentretien du clientélisme. Pour rendre la collecte efficace, les syndicats obligent les taxis artisanaux à assurer les dessertes à partir de gares routières. Ainsi, des gares partent plusieurs lignes communales et intercommunales dont lexploitation et la gestion fondent la gouvernance syndicale. Dans le contexte abidjanais où létalement spatial incontrôlé de la ville illustre les faiblesses de la planification urbaine, la gouvernance syndicale est la réponse à lincapacité des gouvernants à faire respecter les règles.
Le remodelage spatial en cours dans la métropole ivoirienne est lune des conséquences de lactivité des taxis artisanaux. Dans la ville aux périphéries de plus en plus éloignées des centres attractifs, ils favorisent la résilience et lintégration urbaines par la création de lignes de desserte. Finalement, sans changer de statut mais surfant avec lappétit pécuniaire des élus locaux, les taxis artisanaux jouent le rôle des transports conventionnés cest-à-dire réduire lexclusion spatiale, économique et sociale par la mobilité des biens et des personnes
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Notes
Table d'illustration
Auteur(s)
1Marie Richard Zouhoula Bi
1Géographe des Transports Université Peleforo Gon Coulibaly Korhogo (Côte dIvoire) mrzouhoula@yahoo.fr
Droit d'auteur
Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte dIvoire)