

Les pecheurs de grand-bassam face au defi d'une urbanisation galopante
1Kakou Yao Sylvain Charles, 2Koffi Ignace, 3Sekongo Largaton Guenolé
Résumé :
« L'urbanisation en Côte d'Ivoire est un phénomène récent » (COTTEN A.M., 1971). Elle a progressé à partir du littoral avant d'atteindre l'intérieur du pays. Officiellement en 1893, la Côte d'Ivoire devient une colonie française et Grand-Bassam est érigée en principal centre administratif. « Immédiatement, il s'ensuit l'arrivée de compagnies de pêcheurs professionnels fanti et awran » (DOMINGO J., 1980). « Le fruit de leur pêche est essentiellement destiné à l'alimentation de la classe ouvrière des compagnies européennes de commerce » (ANOH K.P., 2007). Selon cet auteur, l'essor économique de la ville fait appel à une importante main-duvre représentant un marché potentiel pour la pêche. Depuis lors, la croissance démographique saccélère à un rythme soutenu. « Le taux dévolution de la population est estimé à 2,71% » (INS, 2014). Face à cette croissance démographique, la mangrove de la façade lagunaire, habitat des principales ressources halieutiques, est détruite à des fins durbanisation. Ainsi, comparativement à la pêche artisanale maritime, la pêche lagunaire subit-elle de plein fouet, une baisse considérable de sa production. Selon le BAP1(2015), « cette activité regroupe actuellement 55% de pêcheurs, 27% de mareyeuses et 18% de transformatrices ».
Lobjet de cette étude est de montrer les stratégies mises en place par les pêcheurs en vue de procurer permanemment du poisson à cette population à croissance rapide. La méthodologie utilisée est basée sur la recherche documentaire et les enquêtes de terrains.
Entrées d'index
Mots-clés : Grand-Bassam, Pêcheurs, urbanisation, production halieutique, populations locales
Keywords: Anthropogenic pressure, Land saturation, Land cover, Satellite images
Texte intégral
INTRODUCTION
Le processus du développement de la ville historique de Grand-Bassam et de la croissance de sa population date de lépoque coloniale. « Cette population qui se serait installée depuis le XVIIIème siècle » (ANOH K.P.; 2007) a pour activité de subsistance la pêche. Celle-ci a attiré des peuples allogènes et allochtones dont les communautés y sont fortement représentées par les Fanti, Awran et Alladjan. Juste après lindépendance de la Côte dIvoire dans les années 1960, la réussite de la pêche est dune évidence incontestable dans lensemble de la zone littorale. « Cette activité devient un instrument de développement qui génère dimportantes ressources dont le réinvestissement permet lurbanisation et la modernisation des agglomérations » (ANOH K.P., op.cit). Particulièrement à Grand-Bassam, le phénomène d'urbanisation provoque une hausse du prix du foncier. Du coup, lattrait de la rente foncière amène les familles à vendre leurs espaces y compris ceux qui sétendent jusquen bordure lagunaire. Il sensuit un déboisement sans précédent de la végétation de mangrove, source de nourritures des poissons ; ce qui explique en partie le recul de lactivité en lagune. Au niveau de locéan, par contre, lactivité halieutique tente de se maintenir. Dès lors, comment les pêcheurs de Grand-Bassam sorganisent-ils pour améliorer leur production afin de satisfaire les besoins en poissons de cette population qui ne cesse de croître ?
METHODOLOGIE
Cette étude a débuté par une revue de la littérature. La diversité des documents consultés précise lhistoire de Grand-Bassam et donne un aperçu des populations de pêcheurs vivant sur le littoral ivoirien. Dautres renseignent sur lurbanisation et ses conséquences en Côte dIvoire. Toutes les statistiques et autres informations sur les quantités débarquées de poissons et de crustacés par les pêcheurs locaux, sur le comportement des opérateurs économiques du secteur de la pêche et les valeurs marchandes de chaque espèce aquatique sont fournies par les rapports dactivités du BAP.
En ce qui concerne laspect démographique de cette étude, les calculs, figures et analyses ont été faits à partir des données du recensement général de la population et de lhabitat de linstitut national des statistiques (INS, 1975, 1988, 1998 et 2014). Le taux daccroissement moyen annuel de la population de la ville de Grand-Bassam a été calculé à partir de la formule suivante :n = différence entre lannée du premier et celle du dernier recensement,
Population finale = population totale au recensement de 2014,
Population initiale= population totale au recensement de 1975.
En somme, la revue de la littérature a permis dorienter ce travail dans son ensemble et plus particulièrement la recherche sur le terrain. Les chefs coutumiers des villages de Modeste, de Mondoukou et de la communauté malienne du Phare2 ont été interrogés. Ce choix nest pas le fait dun hasard car le premier village est le front pionnier de lurbanisation récente de Grand-Bassam et les deux autres localités sont, par ordre dimportance, les endroits où la pêche est lactivité principale des populations locales. Des entretiens, nous avons pu avoir des renseignements sur les problèmes liés à loccupation des terres, les diverses tactiques de pêche des communautés allogènes et autochtones, leur mode dorganisation socioprofessionnelle.
Le choix de léchantillon sest fait en fonction des données du BAP(2015) qui enregistrent un total de 549 acteurs dont 302 pêcheurs représentant une proportion de 55%, 148 mareyeuses (27%) et 99 transformatrices (18%). Ainsi, un échantillon de 60 enquêtés a été choisi au hasard. La répartition des acteurs par catégorie socioprofessionnelle en respectant ces mêmes proportions donne 33 pêcheurs, 16 mareyeuses et 11 transformatrices soumis au questionnaire. Les observations du terrain ont aussi permis de constater le niveau doccupation de lespace par les opérateurs immobiliers et les particuliers. Les matériels utilisés pour mener ce travail sont constitués des fiches denquêtes, une caméra photo numérique pour la fixation dimages et un ordinateur pour le traitement des données recueillies.
RESULTATS
1 Des espaces halieutiques fortement dégradés par lurbanisation
1.1. Les espaces en cours daménagement
Le territoire de Grand-Bassam est une presquîle resserrée entre locéan atlantique, le fleuve Comoé, la lagune Ebrié et ses diverticules. Ce niveau de drainage de lensemble du département explique limportance des activités halieutiques. Dune superficie communale totale de 1200 hectares, loccupation de lespace par lensemble des eaux ne laisse que 72 hectares de terre émergée au périmètre urbain. La faible disponibilité despace habitable par lhomme est parfois source de problèmes. Les grandes cocoteraies y compris les espaces maraîchers et les terres occupées par les mangroves constituent de facto, des espaces propices pour les constructeurs immobiliers. A Grand-Bassam, aucun espace non bâti néchappe à la convoitise des demandeurs de terrain. La présence des entreprises immobilières est très remarquable depuis lentrée de la commune en provenance dAbidjan. Ces entreprises occupent des espaces du village de Modeste jusquau centre artisanale. Elles construisent des villas et des duplex (Photos 1 et 2). Plusieurs autres sites sont en attente dexploitation.
Photo 1 : Logements sociaux du programme présidentiel à Modeste
Photo 2 : Logements en duplex de lentreprise indienne SIDI-INTEL
Au nombre de ces opérateurs, lon note la présence de "Ismaël immobilier" spécialisé dans les locations-ventes, "SIDI-INTEL" avec la cité SIDI, "EICER SARL" promoteur de la Cité ARIANE I et "SCI les Rosiers". On y trouve aussi des sites du programme présidentiel de construction des logements sociaux de 2 à 6 pièces. A lintérieur de la ville, aussi bien des particuliers que des services administratifs publics ou privés construisent aussi des bâtiments de valeur. En outre, la quasi-totalité des espaces urbanisés se présentent sous-forme dîlots de constructions localisés surtout au sud de lautoroute (Carte1). Tous les sites acquis ne sont pas encore exploités dans leur totalité par leurs propriétaires car plusieurs font lobjet de conflits.
Carte 1 : Vue générale du paysage actuel de Grand-Bassam
Cette carte montre la progression de lurbanisation et la dégradation du couvert végétal sur le territoire bassamois. La mangrove a pratiquement disparu entre la lagune Ouladine et les espaces urbanisés, accentuant ainsi la pauvreté des eaux en poissons. Louverture définitive de lembouchure est une solution pour la relance de la pêche.
1.2. Urbanisation et transformation de lespace halieutique
A ces espaces, sajoutent les bordures des eaux beaucoup prisées pour la douceur de vie quelles procurent. La chaleur y est de moindre importance à cause de la brise dégagée par la lagune et locéan. Tous les weekends et même les jours ordinaires, de milliers de touristes nationaux et étrangers viennent profiter de la générosité de la nature. Ainsi, ces endroits sont aménagés pour servir despace de repos et de loisir mais aussi de lieux dhabitation (Photo 4). La bordure lagunaire de Grand-Bassam est dordinaire colonisée par la mangrove utile à la reproduction des espèces aquatiques. Sur cet espace, elle influence la température, lhumidité et la disponibilité en lumière. En plus, elle injecte de leau dans latmosphère par évapotranspiration de ses feuilles en contribuant notablement aux précipitations. La destruction de celle-ci impacte négativement les activités halieutiques. Elle a pour conséquence directe, la réduction des précipitations, un ébranlement de lespace par la sécheresse et laugmentation de la mortalité des ressources aquatiques.
Photo 3 : Site de léchouage de la pêche artisanale convoité par des opérateurs économiques
Photo 4 : Bordure lagunaire auparavant occupée par la mangrove et aménagée pour servir despace de loisir
Ainsi, le déboisement de la mangrove à des fins durbanisation constitue un désastre écologique majeur dont les effets sont fortement ressentis sur le climat et la production halieutique dans lespace lagunaire. Même les lieux déchouage des pirogues (Photo 3) sont souvent arrachés aux pêcheurs pour des constructions pérennes.
2. Evolution de la population urbaine et de la production halieutique
2.1. Croissance démographique et consommation du poisson en milieu urbain
La croissance démographique de la ville de Grand-Bassam se fait de façon régulière (Figure 1) au taux moyen de 2,71% par an.
Figure 1 : Evolution de la population de la ville de Grand-Bassam de 1975 à 2014
Cette population qui était de 25 808 habitants en 1975 est passée successivement à 41 825 habitants en 1988, 53 218 habitants en 1998 puis à 75 621 habitants en 2014. Il a fallu plus de 20 ans pour constater un premier doublement. En somme, de 1975 à 2014, le volume de la population bassamoise a plus que triplé. Elle se caractérise par sa jeunesse car 45,62% ont moins de 20 ans. La catégorie effectivement en activité est de 47,69%. En fin, les personnes âgées de plus de 56 ans ne sont que 6,69%. Cette population constitue une clientèle potentielle pour le marché du poisson.
Figure 2 : La pyramide des âges de la population urbaine
La pyramide des âges (Figure 2) confirme bien cette structuration de la population bassamoise avec une base large et un sommet effilé qui dénote dune prédominance du nombre de jeunes sur celui des adultes et des vieillards. En plus, entre 18 et 35 ans, la population masculine surpasse celle des femmes avec un écart de 4053 habitants équivalant à 5,43% de la population totale. Pour cette population, la disponibilité en ressources halieutiques en 2015 a été de 315,10 tonnes alors que leurs besoins sont estimés à 492,10 tonnes. Ces besoins nont été satisfaits quà 64%. Il ressort de cette observation que les 9 entrepôts frigorifiques que compte la ville et les productions artisanales nont pu satisfaire le besoin global.
2.2. La productivité fluvio-lagunaire et maritime
Les pêcheurs de Grand-Bassam ont produit en 2014, 126,803 tonnes de poissons frais, 19,716 tonnes de crustacés et mollusques et 102,380 tonnes de poissons fumés ; soit un total de 248,899 tonnes. En 2015, la production des pêches locales est en nette augmentation car la quantité débarquée de poissons frais est de 1,10 tonne pour la pêche continentale, 215 tonnes pour les pêches maritime et lagunaire et celle des poissons transformés a atteint 119 tonnes. Cela donne un total de 315,10 tonnes. Les espèces les plus commercialisées sont, par ordre dimportance, Brachydeuterus auritus (friture), Sphyraena sp (petit brochet), Cloroscombrus chrysurus (plat-plat), Pseudotolithus senegalensis (ombrine), Pomadasys jubellini (carpe blanche), Sphyraena pisca (brochet) et Sardinella aurita (sardinelle). Sagissant des crustacés, ce sont le Callinecte sp (crabe courant), Cardiosoma armatum (crabe poilu) et Penaeus sp (crevettes). En dépit de cette variété despèces de poissons et de crustacés, les productions locales demeurent faibles au regard la croissance démographique. Cette situation oblige les commerçants à recourir aux poissons congelés importés.
3. La structuration de lespace halieutique dans le département de Grand-Bassam
3.1. La dynamique de pêche dans lespace de production halieutique
Dans le département de Grand-Bassam, lespace de production est constitué de la lagune Ebrié, du fleuve Comoé et locéan atlantique. Il est exploité de façon artisanale par une population diversifiée. Les filets maillants, les nasses et les hameçons sont utilisés dans lespace fluvio-lagunaire. Les matériaux utilisés pour leur confection diffèrent selon les peuples. La balance à crabes est utilisée uniquement en lagune, les sennes sont spécifiques à la pêche maritime et dans une moindre mesure dans la lagune.
Les Maliens exploitent la lagune et le fleuve Comoé. Les Appoloniens ou Nzima se répartissent aussi bien en lagune quen mer. Quant aux Abouré et Ehotilé, ils ne pratiquent que la pêche lagunaire. Cette répartition géographique est en rapport avec lhistoire, les us et coutumes de ces peuples. Sur la bordure lagunaire, les pratiques de pêche de certains peuples sorientent vers la capture despèces spécifiques. Par exemples, les Béninois pêchent surtout les crevettes et les crabes. Chacune des composantes ethniques adapte ses techniques au milieu aquatique exploité et à son environnement socioéconomique. En revanche, leurs homologues maliens ont des engins adaptés à la capture des carpes (Pseudotolithus epipercus) et des machoirons (Chrysichtys nigrodigitatus). Il résulte de la diversité des techniques de travail des captures de toutes sortes despèces de poissons et de crustacés. De ce fait, on retrouve sur les espaces commerciaux, plusieurs espèces en provenance des trois milieux aquatiques que sont locéan, la lagune et le fleuve. A Moossou la récolte des huîtres se développe ces dernières années par la jeunesse autochtone. Afin daccroître la production locale, le secteur de la pêche est encadré par une administration : la Direction Départementale de Productions Halieutiques (DPH) à laquelle est intégré le BAP (Bureau dAquaculture et des pêches).
3.2. Les espaces socio-économiques structurants
Les acteurs de la pêche sont au nombre de 549 dont 55% de pêcheurs, 18% de transformatrice et 27% de mareyeuses. Les Fanti et Awran sont installés tout au long de la portion littorale bassamoise dans les villages de Mondoukou, Azuretty, Mohamé et le Quartier-France. Ils pratiquent une pêche collective en mer à la senne et aux filets maillants avec de grandes embarcations motorisées ou non. La communauté de pêcheurs ghanéens est organisée en compagnies. Chaque compagnie se compose dune équipe de 15 à 20 personnes dont le chef est généralement le propriétaire du matériel. Ce dernier choisit un chef déquipe qui recrute le personnel de la compagnie. Il distribue les rôles, donne lorientation du travail et rend compte régulièrement à son chef. La répartition des gains se fait au retour de chaque sortie de pêche, après la vente des poissons sur la plage. Les Ghanéens sont majoritaires dans la pêche car ils forment 77, 17% des acteurs. La pêche individuelle est surtout pratiquée par les Maliens (14,80%), les Ivoiriens (4, 35%) et Béninois (1,56%). Les Maliens sont installés à la périphérie du « Phare », tandis que les campements des autres allogènes se localisent à proximité dEbrah et de Vitré2. Chacune des communautés de pêcheurs allogènes est structurée autour dun chef qui veille au maintien de la cohésion sociale.
3.3. Larrière-pays de consommation et de commercialisation
Larrière-pays de consommation et de commercialisation des produits de la pêche part du département de Grand-Bassam jusquà ses environs. La qualité des voies de communication facilite les transactions. Grand-Bassam, Bonoua, Adiaké et Abidjan sont les principaux marchés découlement des produits de la pêche. Les clientes des mareyeuses proviennent essentiellement de cet arrière-pays. Lapprovisionnement en poisson destiné à la commercialisation se fait directement sur la plage à laccostage des embarcations. Pour ces femmes, une ou deux semaines peuvent suffire pour épuiser un stock important de poissons. Par ailleurs, les quantités invendues de la journée sont soigneusement conservées.
Limportation des produits de la pêche est liée à linsuffisance de la production locale et à la demande de la clientèle. A cet effet, le port dAbidjan est le principal lieu dapprovisionnement des mareyeuses et des vendeurs de poissons. Ces derniers réalisent dimportants bénéfices dans ce travail. Leur gain moyen journalier varie entre 8 000 et 10 000F CFA. Ce gain peut parfois atteindre 40 000 FCA quand la provision est suffisante. Limportance du bénéfice journalier dépend donc de la quantité de la provision. Cest pourquoi, les mareyeuses peuvent dépenser plus que la somme de 300 000 F CFA pour sapprovisionner en poissons. La vente à perte est rare car ces femmes maîtrisent les techniques de commercialisation. Cependant il nest pas exclu que des palabres aient lieu entre vendeuses et acheteuses. Ces cas surviennent lorsque les demandes ne sont pas satisfaites ou quand les commandes sont vendues à dautres acquéreurs. Ces mésententes temporaires trouvent toujours des solutions.
Sur les différents points de ventes, la commercialisation des produits de la pêche se fait sous le contrôle des agents des services décentralisés. Ils encaissent 250F CFA ou 200F CFA par jour en fonction de la taille des marchés. Les ventes de poissons frais, fumés et de crustacés sur les marchés ont été estimées à 91 447 500F CFA en 2005, à 320 066 250F CFA en 2010 puis à 365 790 000F CFA en 2015. Ces valeurs marchandes triplent en moyenne tous les 5 ans et montrent les efforts fournis par les opérateurs du secteur halieutique pour satisfaire les besoins des populations en poissons.
DISCUSSION
La ville de Grand-Bassam surbanise à un rythme très accéléré. Les entreprises immobilières y sont en compétition en vue doffrir de meilleures conditions de vie aux populations. Or, elles occupent les aires agricoles et les espaces colonisés par la mangrove, habitat des principales ressources halieutiques, entrainant ainsi, la baisse ou la disparition de ces activités. « Le phénomène urbain constitue une préoccupation majeure car le rythme de la croissance démographique est souvent sans rapport avec celui du développement des capacités de productions économiques » (ANTOINE P., 1997). En plus, les problèmes fonciers qui en résultent sont très multiformes, dautant plus que les mêmes terrains sont attribués à la fois à plusieurs acquéreurs. Ces problèmes fonciers existent entre particuliers, entre entreprises immobilières et autochtones villageois, entre promoteurs immobiliers eux-mêmes, enfin entre pêcheurs et toutes personnes ayant des visées sur les lieux daccostage des pirogues. Dans ces différents cas, chacun accuse lautre de vouloir lui exproprier son espace.
En somme, loccupation de la bordure lagunaire par des constructions pérennes transforme lespace halieutique en un espace de loisir. Elle entraine la diminution des aires de pêches et partant, la baisse de la production halieutique.
Selon WONDJI C., 1976, « la croissance rapide de la population de la ville de Grand-Bassam est liée à son histoire coloniale ». Après son érection en capitale en 1893, elle devient le principal centre dimpulsion économique avec des comptoirs de commerce qui propulsent son développement économique et social, ce qui en fait une zone privilégiée de destination migratoire. « Les Ghanéens, principaux acteurs de la pêche, issus des groupes ethniques awran et fanti y arrivent à la fin du XXème siècle » (DOMINGO J. ; 1980). Depuis cette époque, ils occupent les sites de Mondoukou, Azuretty, Mohamé et du Quartier-France. Point de départ de la pêche artisanale maritime en Côte dIvoire, Grand-Bassam accueille les premières véritables équipes de pêcheurs entre 1890 et 1900. Juste après cette période, le poids économique de la ville se renforce avec les Wharfs dont le premier est construit en 1901 et le second en 1923. Ces infrastructures, permettent deffectuer les échanges maritimes avec lEurope jusquà louverture du canal de Vridi et la mise en service du port autonome dAbidjan. Érigée successivement en commune mixte en 1914, en commune de plein exercice en 1955 puis en sous-préfecture en 1965, Grand-Bassam bénéficie dun niveau déquipement administratif et commercial satisfaisant pour être un pôle dattraction pour ses espaces périphériques. Ainsi, le déplacement massif des populations répond à un besoin de trouver un emploi stable. « Déjà dans les années 1945-1950, le départ des aînés vers les villes pour se scolariser permettait une diminution de la pression foncière, une baisse du nombre des exploitants agricoles et l'apport de revenus étrangers à lagriculture » (CORMIER-SALEM, 1983). Avec linsuffisance de terres agricoles de nos jours, les jeunes se déplacent vers la ville pour constituer une main-duvre dans les activités des secteurs secondaires et tertiaires. La pêche, activité reléguée au second rang par la jeunesse autochtone, est de plus en plus investie par les allogènes. Ces derniers doivent se soumettre à la rigueur du système de gestion imposé par les populations autochtones. Pour DOMINGO J. (op.cit.), « lessor urbain et ses possibilités demplois sont parmi les facteurs déterminants de la désaffection des Ivoiriens envers la pêche ». Aujourdhui, ils ne représentent plus que 4,35% des pêcheurs.
Selon lINS (2014), « la population de la ville de Grand-Bassam croît rapidement à un rythme régulier au taux de 2,71% ». Elle représente plus de 80% de la population communale. Cette croissance, aux dires de (BOUTEILLIER J., 1971), respecte les trois principales caractéristiques de la croissance démographique en Côte dIvoire : « un taux daccroissement naturel élevé, une immigration massive en provenance des états voisins, une augmentation de la population différenciée suivant les régions et suivant le milieu rural ou urbain ». La pyramide des âges (Figure 2) confirme ces faits: la base large indique quil ya une forte natalité et un taux de mortalité élevé notamment parmi les enfants de 0 à 5 ans. Le sommet effilé exprime une faible espérance de vie. Le flanc débordant de la pyramide dans les tranches dâge de 20 à 35 ans au niveau des hommes montre que la demande masculine demploi est très accrue. Cette tranche dâge regroupe la majorité des migrants.
Toutes ces populations constituent un marché potentiel de consommation des produits de la pêche. Leur besoin en poissons est estimé à 492,10 tonnes, soit une moyenne de consommation de 6,51kg/habitant/an alors que la production locale pour lannée 2015 na été que de 315,10 tonnes. Le manque à gagner de 177 tonnes correspond aux besoins non satisfaits de 2,34 kg/habitant/an. « La production fluvio-lagunaire étant faible, la pêche artisanale maritime a fourni les 90% de la production locale » (BAP, 2015). Cette production est largement en deçà des attentes exprimées.
De façon générale, lactivité de la pêche est pratiquée individuellement. Cependant, la flotte artisanale ghanéenne se compose déquipes appelées compagnies qui peuvent être formées de 15 à 20 personnes. « Les affinités ethniques déterminent la formation des compagnies, bien que lon trouve, exceptionnellement des compagnies artisanales formées de pêcheurs de différentes nationalités » (KAKOU C., 2013). La parenté linguistique qui unit les fanti, awran et Nzima facilite la collaboration. CORLAY (1979), indique que « l'activité halieutique est considérée comme un système, qui engendre un espace spécifique: l'espace halieutique, structure géographique ambivalente se développant à la fois sur terre et sur mer et dont l'élément liquide, situé à « l'amont », représente l'espace de production halieutique ». A Grand-Bassam, la gestion de lespace de production (locéan atlantique, la Comoé et la lagune Ebrié) est officiellement confiée au BAP. Ses missions consignées dans ses rapports dactivités (2005, 2009,2010, 2011et 2014) sont relatives à larrêté n°013/MINAGRA/du 17 mai 1999 portant création et organisation des zones dactivités halieutiques, des bureaux des pêches et daquaculture. Elles consistent à surveiller, contrôler et établir les statistiques des pêches, à recenser, sensibiliser, informer et former les opérateurs économiques. Ainsi en 2005, le BAP a délivré aux acteurs travaillant dans la légalité, des cartes et des licences de pêches. Ces documents ont permis à ce service dengranger la somme de 426 500 FCFA. En 2009, un total de 151 documents dune valeur de 775 000 FCFA a été délivré. Cependant, le manque de moyens de locomotion, le nombre très restreint des agents et la vastitude de leur zone dintervention constituent des difficultés. Cette zone dintervention part de Port-Bouët à Bonoua en passant par Grand-Bassam.
Concernant la commercialisation des produits locaux, les mareyeuses parcourent les marchés de Bonoua, Adiaké, Grand-Bassam et dAbidjan, surtout avec du poisson fumé. Bien que la croissance économique engendre la création dautres emplois, notamment dans lartisanat et le tourisme, le développement des infrastructures routières élargissent les possibilités découlement de la production halieutique locale vers larrière-pays. Cette production provient essentiellement de la pêche maritime pratiquée par les professionnelles Awran, Fanti et Nzima. « La dynamique de leur activité sexplique par leur organisation en compagnies. Le mode de répartition des bénéfices dépend, bien entendu, du mode de financement de lentreprise » (DOMINGO J.; op.cit.). En dépit de leur présence massive sur la façade maritime, la production de la pêche demeure insuffisante. De ce fait, plusieurs femmes de ménage qui exercent leur activité professionnelle à Abidjan y font directement leurs achats. Pour le gain économique que rapporte le poisson, des vendeurs occasionnels apparaissent à la veille des périodes de fêtes. Ils sapprovisionnent au port dAbidjan et avec les producteurs locaux.
CONCLUSION
Les opérateurs économiques du secteur halieutique de Grand-Bassam travaillent dans lintérêt datteindre lautosuffisance en poissons face à la démographie galopante. En dépit des nombreux efforts fournis, ces acteurs sont confrontés à de réelles difficultés. Depuis la fermeture de lembouchure, la productivité lagunaire a fortement baissé. Elle est accentuée par le déboisement de la mangrove, servant dabris, de frayère et de nurserie pour les juvéniles de poissons et de crustacés. Face à ces contraintes dont la liste nest pas exhaustive, lactivité de la pêche nest viable que dans lespace maritime. Celle-ci fournit les 90% de la production locale. Cela est possible grâce au courage et à une organisation socioprofessionnelle très structurée des Awran et Fanti basés à Mondoukou, Azuretty, Mohamé et au Quartier-France mais aussi à une administration des pêches très active dans sa zone dintervention. Afin de palier linsuffisance de la production locale, le poisson importé reste le principal pourvoyeur des marchés. Les bassamois sont convaincus que la solution à lamélioration de la production des pêches demeure louverture définitive du grau, corridor écologique qui conditionne les échanges hydro-biologiques. Pour eux, la mise en communication de la mer avec la lagune est indispensable pour la reproduction de nombreuses espèces de poissons et de crustacés. Quoi quapparaissant comme un phénomène démographique fondamental et irréversible, lurbanisation peut être circonscrite afin de protéger la mangrove et ses ressources.
Bibliographie
ANOH K.P., 2007, "Dynamique de loccupation du littoral à des fins halieutiques et aquacoles", in Revue du CAMES Série B, vol.009N°2, pp.345-354
ANTOINE P., 1997, "Urbanisation en Afrique et ses perspectives", Programme FAO Approvisionnement et distribution alimentaires des villes, Revue « aliments dans les villes », Rome (Italie), 21p.
BAP., 2005, 2009, 2010, 2011, 2014,2015,"Rapport dactivités du service des pêches et daquaculture de Grand-Bassam"
BOUTILLIER J.L., 1971, "Croissance démographique et croissance économique en Côte dIvoire", ORSTOM, pp.73-79
CORLAY J.P., 1979, "La notion d'espace de production halieutique : proposition méthodologique d'étude à partir de l'exemple danois" In Norois, n°104, pp. 449-466
CORMIER-SALEM M.C., 1983, "La pêche en Côte dIvoire, mise au point des connaissances et perspectives", Mémoire du DEA troisième cycle de Géographie, Université Paris X Nanterre, 135p.
COTTEN A.M., 1971, "Le développement urbain et la polarisation de lespace : lexemple de la Côte dIvoire" in tiers monde, tome 12, n°45, la ville et lorganisation de lespace dans les pays en voie de développement, pp.167-174
DOMINGO J., 1980, "Aspect de lévolution récente des pêches artisanales en Côte dIvoire", in Norois N°106, avril-juin, pp.181-198
FAO., 2009, "Limportance des forêts de mangrove pour la pêche, la faune sauvage et les ressources en eau en Afrique", Bureau Régional de la FAO pour l'Afrique, Accra, 151p.
INS., 1975, 1988, 1998,2014, "Répartition de la population de la ville de Grand-Bassam par tranche d'âge selon le sexe"
KAKOU.Y.S.C., 2013, "Pêche et développement socioéconomique en lagune Ebrié : Cas des sous-préfectures de Grand-Bassam et de Bingerville", Thèse de Doctorat, Université Felix Houphouët-Boigny, Abidjan (Côte dIvoire), 276P
Notes
1Le BAP (Bureau dAquaculture et des Pêches) encadre les acteurs de la pêche dans les localités où il est en service. Il travaille sous lautorité de la Direction de Productions Halieutiques (DHP).
2La zone périphérique du « Phare » (quartier qui porte ce nom à cause du dispositif lumineux de lépoque coloniale) regorge dune importante communauté de pêcheurs allogènes maliens. Leur campement se situe à proximité de la lagune.
Table des illustrations
Auteur(s)
1Kakou Yao Sylvain Charles, 2Koffi Ignace, 3Sekongo Largaton Guenolé
1Géographe, attaché de recherche au centre de recherche en écologie (CRE)Université Nangui-Abrogoua (Abidjan), charleskakou01@gmail.com
2Historien, attaché de recherche à lInstitut dHistoire, dArt et dArchéologie Africains Université Félix Houphouët Boigny(Abidjan),massa.issan@yahoo.com
3Géographe, attaché de recherche au centre de recherche en écologie (CRE)Université Nangui-Abrogoua (Abidjan), sekongoguen@yahoo.fr
Droit d'auteur
Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte dIvoire)